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jeudi 31 août 2017

San Gennaro




Les Napolitains ignorent Dieu. Entre eux-mêmes et Dieu, ils ont placé des avocats : ces avocats seraient les saints. Parmi tous les saints, le meilleur avocat des Napolitains est san Gennaro. C'est lui qui se charge de défendre en haut lieu, au Paradis, les actions des gens. Ceux-ci ne sauraient comment parler à Dieu, ils ne sauraient comment s'y prendre pour s'adresser à une entité abstraite que l'on ne peut ni voir, ni toucher. Mais au Duomo, ils ont la statue de san Gennaro, parfaitement tangible. Dieu est un rêve, une idée. San Gennaro est un homme de chair et d'os. En effet, san Gennaro est le dernier saint au monde qui – et cela deux fois par an – prouve qu'il est encore vivant, par la liquéfaction de son sang qui se met à bouillir comme une chaudière, dans la châsse que tient entre ses mains l'archevêque – ou un cardinal – et qui est montré à la foule en prière. Lorsque le sang, sur la liquéfaction duquel on a raconté un tas de choses, se met à bouillir, chaque fidèle a résolu un problème. Par exemple, celui qui se tient de travers peut espérer devenir droit ; la femme stérile aura un enfant ; l'ennemi de telle personne sera déconfit et mourra peut-être ; le tremblement de terre ne provoquera plus de deuils ; tel roi avait le droit de régner ; la lave du Vésuve s'arrêtera aux portes de la ville ; tel condottiere méritait de vaincre.




 San Gennaro a dit oui. Par la liquéfaction de son sang, san Gennaro a donné son approbation. Mais surtout, étant donné que pour les Napolitains, le problème numéro un a toujours été la faim, san Gennaro se débrouillera pour dicter en rêve les chiffres du Loto à celui qu'il a choisi d'avance afin qu'il gagne beaucoup d'argent et éloigne de soi la misère.

Peut-être la fonction la plus importante de san Gennaro consiste-t-elle à suggérer un ambe, un terne ou un quaterne à ses fidèles. Il ne conseille jamais à son peuple de se mettre au travail, mais d'aller jouer les chiffres du Loto, grâce auquel tous les problèmes les plus obsédants du demandeur seront résolus de la manière la meilleure, et sans fatigue. Le jeu du Loto, grâce auquel tous les problèmes les plus obsédants du demandeur seront résolus de la manière la meilleure, et sans fatigue. Le jeu du Loto, qui constitue l'une des activités hebdomadaires du Napolitain, du haut en bas de l'échelle sociale, est un prolongement de san Gennaro. Les deux sont liés.

 


Aujourd'hui, san Gennaro n'est plus déterminant dans la vie des Napolitains. Le rouleau compresseur de la société de consommation est passé sur tous. On peut gagner de l'argent grâce au racket, aux cigarettes de contrebande ou à la drogue. Mais san Gennaro n'est pas mort, pas plus que Pulcinella. Là où l'on s'y attend le moins, il repousse avec vigueur et lance ses tentacules. Son message, fondé sur l'idée que tout est chance, possède une force terrible. San Gennaro a été un des maux de Naples, et tant que son symbole n'aura pas complètement disparu, les Napolitains ne deviendront jamais un peuple ni concret ni efficace. Ils soupçonneront toujours leur meilleur ami lui-même d'être un jeteur de sorts, qu'il faut donc tenir à distance et à qui il ne faut rien confier. 

San Gennaro n'a servi qu'à diviser les habitants entre eux, à les faire vivre dans l'éternel soupçon que quelque malheur peut survenir à tout moment...

Domenico Rea Naples, visite privée Éditions du Chêne, 1991 (Traduction : Marguerite Pozzoli)








Images : en haut, Pasquale Popolizio (Site Flickr)

au centre (deux photographies) : Site Flickr

en bas, Paola Magni (Site Flickr)




mardi 29 août 2017

I pescatori (Les pêcheurs)




"Il fiume no, il fiume basta !
Bisogna dimenticarselo il fiume !"




L’œuvre poétique d’Attilio Bertolucci est en grande partie autobiographique ; c’est évident et revendiqué dans l’admirable "roman familial en vers", La camera da letto (traduction française aux editions Verdier sous le titre La Chambre), mais cette dimension autobiographique est aussi très présente, souvent de façon plus secrète et plus mystérieuse, dans les autres recueils de poèmes de Bertolucci (un seul est intégralement traduit en français : Voyage d’hiver, aux éditions Verdier, 1997). Le fils cadet du poète, Giuseppe Bertolucci, scénariste et réalisateur au théâtre et au cinéma, mort en 2012, a fait paraître en 2011 aux éditions Bompiani un beau livre de souvenirs et de réflexions, Cosedadire (tout attaché : Des chosesàdire), dans lequel se trouve un chapitre intitulé Una vita in versi (Une vie en vers) ; il s’agit d’une réflexion autour de neuf poésies de son père dans lesquelles on le retrouve, seul ou en compagnie de son frère aîné, Bernardo. Les neuf poésies se situent entre 1950 et 1965, à partir de l’enfance de Giuseppe (il a trois ans dans les premiers poèmes) jusqu’à la fin de son adolescence (il a dix-huit ans en 1965). 

C’est un témoignage passionnant et souvent très émouvant sur la création poétique, mais aussi sur la sensation étrange que l’on peut éprouver lorsque l’on devient le sujet d’une œuvre, soi-même et pourtant aussi un autre, doublé d’une "vie poétique" qui côtoie la vie réelle et en même temps lui échappe. «C’est une identité poétique que le destin m’a offerte, comme un don précieux, mais aussi une source de nombreuses inquiétudes», écrit Giuseppe Bertolucci. Il emploie également l’expression "douce condamnation" pour caractériser l’impression qu’il ressent à être ainsi transformé en "matière du chant" ("materia del canto") de son père, "une sorte d’euthanasie, de douce mort dans la parole poétique". C’est aussi peut-être ce doux malaise qui sera à l’origine de sa volonté de fonder sa propre identité artistique [ceci est également vrai pour son frère] : la volonté de passer du statut de personnage à celui d’auteur. Je cite ici l'un des poèmes choisis par Giuseppe Bertolucci, suivi du commentaire qu'il en propose ; ce sont des vers "implacables et doux", qui nous transportent dans une sorte de lieu béni qui ressemble à un Eden. On y retrouve Giuseppe et son frère aîné, Bernardo, qui se souviendra sûrement de ce poème quand il écrira la séquence du Pô, dans l'un de ses films les plus personnels, Prima della Rivoluzione : 



I pescatori

Avete visto due fratelli, l'uno
di quindici l'altro di dieci anni, lungo
il fiume, intento il primo a pesca,
il secondo a servire con pazienza

e gioia ? Il sole pomeridiano colora
i visi così simili e diversi
come una foglia a un'altra foglia nella
pianta, una viola a un'altra viola in terra.

Oh, se durasse eternamente questa
mattina che li svela e li nasconde
come erra la corrente tranquilla,
e li congiunge sempre se un silenzio

troppo dura fra loro e li opprime
così da cercarsi a una voce e trovarsi,
intatte membra, intatti cuori, rami
che la pianta trattiene strettamente.

Attilio Bertolucci  Viaggio d'inverno  Garzanti Ed. 1971





Les pêcheurs

Avez-vous vu deux frères, l'un
de quinze ans, l'autre de dix, le long
du fleuve, occupé le premier à pêcher,
le second à l'aider avec patience

et joie ? Le soleil de l'après-midi colore
leurs visages aussi semblables et différents
que sur une plante deux feuilles entre
elles, ou deux violettes sur la terre.

Oh ! si elle durait éternellement cette
matinée qui les révèle et les masque
alors que vagabonde le courant tranquille,
et qui toujours les unit quand un silence

s'éternise entre eux et les oppresse au point
qu'ils se cherchent d'une même voix et se trouvent,
membres intacts, cœurs intacts, branches
que la plante retient étroitement.

Traduction : Muriel Gallot  (Voyage d'hiver, Editions Verdier, 1997)


«Le père, depuis la rive, épie ses deux fils, "deux frères, l’un de quinze ans [Bernardo], l’autre de dix [Giuseppe], le long / du fleuve, occupé le premier à pêcher, / le second à l'aider avec patience / et joie". Il les observe : "leurs visages aussi semblables et différents / que sur une plante deux feuilles entre / elles, ou deux violettes sur la terre", "membres intacts, cœurs intacts, branches / que la plante retient étroitement". Dans la vison du poète, tout s’organise, dans un ordre parfait, sublimé par une métaphore végétale qui assimile les deux garçons à deux feuilles et deux violettes, pour culminer dans cette image finale de la plante paternelle, qui retient étroitement les deux fils, comme des branches. Nous voilà tous transformés, comme dans un mythe classique, en éléments de la nature. Déshumanisés, vidés de toute conflictualité et de toute contradiction, projetés dans un temps qu’Attilio voudrait voir durer éternellement. Mais ce Giuseppe, qui seconde avec patience son aîné [on peut noter ici au passage que Giuseppe sera souvent l’assistant de Bernardo dans sa carrière cinématographique], et surtout cette plante, le père, qui retient étroitement ses enfants, ne sont-ils pas aussi une façon d’exorciser la crainte que cet enchantement puisse se rompre, que l’unité familiale puisse, d’un moment à l’autre, être remise en question ? Et aussitôt, dans une circularité sans échappatoire, l’angoisse réapparaît sur la scène, travestie en son contraire, l’idylle. L’effet de l’anesthésie se dissipe.»

Extrait de Cosedadire, de Giuseppe Bertolucci, Editions Bompiani, 2011 (Traduction personnelle)








Images : grazie a Alessio Cuccu (Site Flickr)




lundi 28 août 2017

Une nuit d'été




C’était une nuit d’été, plus précisément celle du dix-huit août 1978, dans le port de Cavallo, une petite île entre la Corse et la Sardaigne. Cette nuit-là, en rejoignant son yacht, le prince Victor Emmanuel de Savoie, héritier en exil de la couronne d’Italie, s’aperçoit que l’on a sans sa permission emprunté son Zodiac. Les responsables sont sans doute un groupe de riches et bruyants Italiens que le prince a déjà remarqué et qu’il n’apprécie guère. Furieux, il se saisit d’un fusil et tire à deux reprises en direction du groupe de malotrus.
Au même moment, un jeune touriste allemand de dix-neuf ans, Dirk Hamer, dort dans une barque amarrée à proximité ; il sera atteint par un projectile. Transporté à Porto-Vecchio, puis dans un hôpital de Marseille, il faudra l'amputer d’une jambe. De nombreuses complications surviendront et d’autres opérations auront lieu en Allemagne, à l’hôpital d’Heidelberg. Dirk Hamer mourra quatre mois plus tard, à la suite d’un terrible calvaire.
Le prince italien restera en prison quelques semaines à Ajaccio, puis il sera libéré dans l’attente de son procès. Le parcours judiciaire, long et tortueux, s’achèvera treize ans plus tard : le prince sera finalement acquitté, avec une amende légère pour port d’armes abusif. L’affaire connaîtra un rebondissement inattendu en 2006, quand le prince, finalement autorisé à rentrer en Italie, sera brièvement incarcéré pour une sombre affaire de corruption et de jeux de casino truqués (l’affaire s’est conclue par un non-lieu). Dans une conversation (enregistrée) avec ses camarades de cellule, le prince reconnait au passage que, dans l’affaire de Cavallo, il a réussi à berner tout le monde (« Anche se avevo torto, devo dire che gli ho fregati. » «Même si j'avais tort, je dois dire que je les ai bien eus.»)...
Dans un recueil de nouvelles qui vient de paraître en Italie, Non saremo confusi per sempre (Nous ne serons pas perdus pour toujours), le jeune romancier Marco Mancassola se souvient de cette histoire. Dans la nouvelle intitulée, Un principe azzurro (Un prince charmant), il imagine qu’une troupe de comédiens revient sur l’île de Cavallo pour y monter un spectacle inspiré par le drame. Mais comme on le verra dans l’extrait que je cite ici, dans une traduction personnelle, la fiction parviendra cette fois-ci à bouleverser la réalité :




Le soir du spectacle, quelques autres barques arrivèrent dans la baie. Il y avait des journalistes et des amis de Claudio. Même avec ce renfort, le public était plutôt réduit. Tobias, Chiara et moi étions sur la plage, un peu tendus, tandis que la lune montait dans le ciel comme un œil curieux. L’installation semblait rudimentaire, il n’y avait même pas une vraie scène, mais en fait, cette simplicité n’était qu’apparente. Le son, par exemple, était un problème dans un pareil contexte. Il y eut donc des problèmes techniques qui retardèrent le début du spectacle, nous laissant dans l’attente jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Pour distraire le public, ce cher Vincent trouva judicieux de sortir son appareil stéréo, et il proposa de nous faire entendre quelque chose... Personne ne protesta. Nous étions déjà tous ailleurs, captivés, hypnotisés en songeant à la représentation qui allait avoir lieu. Peut-être aussi effrayés, comme des participants à une séance de spiritisme.
Le spectacle tout entier se déroulait dans des barques, chaque acteur se tenant en équilibre au bord de l’embarcation, tandis que le public suivait tout cela depuis la plage, muet, debout, comme l’étaient les témoins du drame qui s’était déroulé trente ans auparavant. La source principale de lumière arrivait de la plage ; elle provenait des phares d’une automobile.
Les faits étaient racontés à rebours, en partant de l’arrestation du prince en 2006 pour ensuite reculer plus loin dans le temps. Chaque scène se déroulait comme une anticipation, et nous remontions progressivement à l’origine de ce que nous venions à peine de voir.
Une brise humide commença à monter de l’eau. Les quelques personnes présentes sur la plage se rapprochèrent les unes des autres, sans détacher les yeux de ce qui se passait dans les barques. Les personnages n’avaient pas de nom, il étaient réduits à leur propre rôle : le prince, le jeune homme, le père de la victime.
C’était presque l’aube quand arriva la dernière scène. Une lueur intense, électrique et mélancolique, commença à éclaircir l’horizon, tandis que les constellations pâlissaient dans le ciel, et que retentissait le coup de fusil du prince. Il devait sûrement s'agir d'une arme chargée à blanc ; pourtant le fracas déchira le silence de la baie, et, sur la plage, nous fit sursauter, tandis qu'un frisson nous courait sur la peau. C’est à ce moment-là, à cet instant précis, que tout le monde comprit.




La fin avait été changée. Même les acteurs paraissaient surpris. Claudio, notre metteur en scène, avait gardé jusque là le secret sur ses intentions.
Après le coup de feu, le jeune homme se leva sur la barque, vivant, le corps intact, la peau étincelante dans la lumière de l’aube. Il sauta d’un bond dans la barque où se trouvait le prince, lui adressa un sourire et tendit la main vers lui pour lui rendre un gros projectile doré.
Il jeta un dernier regard vers nous. Le jeune homme monta dans un canot, détacha les amarres et s’éloigna vers le large. Quand je compris ce qui était en train de se passer... Quand je compris qu’il s’en allait, libre, vivant pour l’éternité, je courus vers le rivage en tremblant. Je ne savais pas ce qui m’arrivait. J’aurais voulu lui hurler de revenir, et en même temps, j’avais envie de lui dire de partir très loin, loin de nous et de notre souffrance. Loin de nous et de notre réalité. Loin, très loin de notre royaume perdu.

Marco Mancassola Non saremo confusi per sempre Ed. Einaudi, 2011 (Traduction personnelle)








Images : en haut, portrait de Dirk Hamer

(2) : Jacques Froissant (Site Flickr)

(3) : Eli (Site Flickr)

en bas, Federico Novaro (Site)

dimanche 27 août 2017

Estate (Alle saline di Trapani) Été (Aux salines de Trapani)




sulle guance accadalte, la sintassi dell'aria.
una corsa in bici, poi stesi al sole
a mescolarci il fiato sui blocchi di arenaria.

la camicia bianca svela il petto disadorno
e getti in alto con la mano il sale
a dilatare la percezione del giorno.

la mia estate è un risveglio a mezzogiorno.

Raffaele Sciacoviello  Ho le rughe sul cuore, Torino, 2007





sur les joues en sueur, la syntaxe de l'air.
une course à bicyclette, puis étendus au soleil
nos souffles mêlés sur les blocs de grès.

la chemise blanche ouverte sur la poitrine nue
tu jettes en l'air des poignées de sel
pour accentuer la perception du jour.

mon été est un réveil à midi. 

(Traduction personnelle) 







Images : en haut, Luca Di Ciaccio  (Site Flickr)

au centre et en bas (1) Martina Boaro  (Site Flickr)

en bas (2) Goretti Videira  (Site Flickr)



jeudi 24 août 2017

Nessuna notizia (Plus aucune nouvelle)




4.

Ecco, nessuna notizia più :
né al telefono una voce implorante
né cartoline dalla scrittura incerta
né i saluti da amici di passaggio.

I sogni che non hai voluto con te,
ingombranti nel tuo viaggio senza mete
nel labirinto del caso,
svaniscono ai miei occhi ammirati.

Per altre strade, senza rimpianti,
libero dai limiti della memoria e delle prospettive
— che mi assillano —
vivi con nuovi sogni
il tuo presente senza rimandi.

La notte torna a riempirsi
di presenze ; figure accattivanti
ripropongono il gioco che fù già nostro
e a me stringe il cuore
perché sembra che tutto voglia ricominciare.

Brevissima è la memoria dei felici.

Stefano Moretti (1952 - 2016)  Gattaccio randagio  Einaudi, 1980





 4.

Voilà, plus aucune nouvelle :
ni voix implorante au téléphone
ni cartes postales à l'écriture hésitante
ni saluts transmis par des amis de passage.

Les rêves que tu n'as pas voulus emporter,
trop encombrants pour ton voyage sans destinations
dans le labyrinthe du hasard,
s’évanouissent devant mes yeux éblouis.

Sur d'autres routes, sans regrets,
affranchi des limites de la mémoire et des perspectives 
— qui m'accablent —
tu vis avec de nouveaux rêves
ton présent sans retours. 

La nuit se peuple encore
de présences ; des visages enjôleurs
reproposent le jeu qui fut jadis le nôtre
et mon cœur se serre
parce qu'il semblerait que tout veuille recommencer.

Très courte est la mémoire des heureux.

(Traduction personnelle)







Images : en haut, Mariana Ortega  (Site Flickr)

au centre et en bas, Salvatore Scaglione  (Site Flickr)




mercredi 23 août 2017

Le sentiment des distances




Un nouvel extrait de l'inépuisable roman d'Alexis Curvers Tempo di Roma. Il ne faut pas perdre de vue en le lisant que l'auteur écrit cela au début des années cinquante ; j'ai bien peur que ce "principe secret" de la distance idéale se soit un peu perdu dans la Rome d'aujourd'hui, et que les Romains aient fini par égarer cet "étalon d'or" qu'ils ont pourtant longtemps gardé fort précieusement...

À Rome, l’étendue et la forme étaient ce qu’elles étaient. Nul mirage n’y tremble autour des pierres et l’on y foule en paix des chemins mesurables. Tout se compose et s’organise selon le vœu de la nature sincère. Rome ne m’a pas désespéré comme l’ont fait à quelque moment toutes les autres villes. J’y trouvais toujours accueil et réponse, profonde satisfaction de l’âme. Même quand j’y traînais ma fatigue, elle s’ouvrait à moi comme un livre intelligible, dont je n’avais qu’à tourner les pages pour que se dissipât ma détresse. 
Cette vertu ne tenait pas seulement aux pensées que j’y puisais avec un bonheur toujours nouveau, mais à l’aspect du livre lui-même, à la noble clarté de l’écriture, à la justesse ravissante de la mise en pages. Jamais imprimeur n’a plus sûrement calculé marges et interlignes pour le repos des yeux que les bâtisseurs de Rome n’ont ménagé, pour l’apaisement du cœur, ces vides, ces intervalles dont j’ai parlé, ces plans neutres mais indispensables qui me donnaient à la fois la sensation la plus exacte et le plus exquis sentiment des distances. J’entends le mot dans sa double acception : si je parcourais sans ennui, grâce à leur variété si bien ordonnée, les distances même considérables qui alternaient avec les hauts lieux, je percevais avec un égal plaisir cette distance immatérielle qui dans Rome unit autant qu’elle isole, ainsi que les choses, les êtres. 
Les relations humaines m’y étaient douces, parce que la familiarité même en était tempérée par une sorte de retrait et de respect qui préservait la solitude et l’indépendance de chacun. Dans les contacts parfois fâcheux que j'avais à subir, une discrétion polie, le souci des formes et un art consommé de l’esquive m’épargnaient toujours le pire, c’est-à-dire le déballage des arrière-pensées ; celles –ci, à ne se traduire que dans les actes, perdaient beaucoup de leur vulgarité. Et dans les contacts agréables il subsistait de même un obstacle protecteur qui excluait toute promiscuité gênante. Les gens se coudoyaient sans se bousculer, se comprenaient sans s’expliquer. 
Si avancé que je fusse dans l’intimité de Geronima et de Sir Craven, un interstice infranchissable continuait d’assurer entre eux et moi l’aisance et la liberté des échanges. Au plus fort de nos embrassades ou de nos confidences, nous restions pareils à des princes qui, se rencontrant pour la première et dernière fois, sont attentifs à l’impression qu’ils produisent l’un sur l’autre. Cette fière pudeur me plaisait et je m’y conformais volontiers, comme à une règle d’élégance que j’étais surpris de voir s’appliquer à la réalité alors que je l’avais crue, jusqu’ici, limitée au domaine de l’art.








Le premier exemple m’en avait été fourni par mon cher Pinturicchio, peut-être, avec le Caravage, le plus romain des peintres ; entre ses madones, ses anges, ses pontifes et ses jeunes seigneurs, comme entre les petits voyous, les bohémiennes et les spadassins de l’autre, j’avais observé que se maintient cette même distance idéale, aérée, individualiste et liante, qui favorise la communication et l’amitié sans permettre l’empiètement et l’irrévérence, et dont le principe secret, gardé à Rome comme un étalon d’or, me semblait y régir encore, avec les monuments de la beauté, tous les mouvements de la vie.

Alexis Curvers  Tempo di Roma  Espace Nord, 2012









Images : en haut, grazie a Andrea Martorana  (Site Flickr)

Oeuvres de Pinturicchio : (1) Madonna della Pace (San Severino Marche), 1490 circa, dettaglio.

(2) cycle de fresques (1500-1501) (détail) Cappella Baglioni, Santa Maria Maggiore, Spello

(3) cycle de fresques (1505-1507) (détails) Biblioteca Piccolomini, Siena

Oeuvres du Caravage : (1) Le Sacrifice d'Isaac, première version (1597-1598)

(2) Les Tricheurs (1595 circa)

(3) Les Musiciens (1595 circa)

(4) La Vocation de saint Matthieu (détail), (1599-1600)

mardi 22 août 2017

L'Invention du spectacle




Pour Philippe de l'Escalier, s'il me lit encore...






Oreste m’attendait tous les soirs devant la grille du garage. Ou plutôt ce n’est pas moi qu’il attendait, car, longtemps après mon retour, il s’attardait à interroger encore les perspectives de la rue dépeuplée. Qu’est-ce qu’il attendait donc ? Et qu’est-ce que tous les italiens attendent avec tant de patience, ceux que je voyais de jour et de nuit à l’affût, postés par centaines dans des lieux où apparemment il ne se passait rien ? Ils avaient constamment l’air de gens arrivés en avance à des rendez-vous. […].




Sir Craven m’avait dit un jour que les Italiens ont tellement le goût du spectacle qu’il ne faut pas chercher ailleurs le moteur de leur histoire. Peu importe qu’ils donnent le spectacle ou qu’ils y assistent, ils sont heureux pourvu que le spectacle continue et malheureux quand on les contraint à l’action réelle, prétendue telle, du moins, par les autres peuples. L’erreur de Mussolini, d’après Sir Craven, était d’avoir voulu changer le spectacle en réalité, d’avoir agi, par conséquent, dans un style non italien. Or ce qui, à la réflexion, me frappait, c’est qu’Oreste au bord du trottoir où ne passait plus un chat ne s’ennuyait pas comme quelqu’un qui attend. Il regardait. Un évènement se produisait, un cortège invisible défilait devant ses yeux un peu exorbités. Il inventait le spectacle, il le fabriquait, il y jouait son rôle modeste et indispensable. Et ce même regard si actif et dont l’objet nous échappe (ce qui fait dire aux observateurs superficiels que les Italiens ont le regard fuyant), je l’avais remarqué chez Geronima parmi les lumières ternies du marché de San Giovanni, chez Paolino penché sur la fosse de la colonne Trajane, chez tous ceux qui rôdaient ou stationnaient sans but apparent, des journées entières, dans les jardins, autour de l’Esedra ou de la place du Panthéon, au pied des ruines et des fontaines, esclaves fugitifs et patriciens confondus, tous fixant dans le vide quelque chose que moi ni Sir Craven n’apercevions jamais. Ils regardaient Rome et quelque chose au-delà de Rome. Quoi donc ? C’était un mystère.




Mais ces regards innombrables avaient suscité la beauté de Rome. Pour répondre à leur muette exigence, l’Italie était devenue la patrie des arts, où tout est spectacle et promesse de spectacle, non seulement les monuments majestueusement assemblés dans les villes, les richesses consacrées qui s’accumulent dans les églises et les musées, mais les masures, les grilles, le crépi des murs, les instruments de travail, les cruches, les paniers, les mouchoirs que les femmes nouent sur leur tête, et jusqu’à cette pompe à essence auprès de laquelle Oreste en salopette, comme un faune gardien d’une source magique, ne se lassait pas de scruter les ténèbres, d’y guetter l’approche du voyageur altéré et ralentissant qui serait peut-être Jupiter en automobile. 

Alexis Curvers  Tempo di Roma  Espace Nord, 2012







Images : en haut, Gente di Roma, d'Ettore Scola (2003)

au centre, (1) Antonio  (Site Flickr)

au centre, (2) Matteo Mignani  (Site Flickr)

en bas, (1) Jonathan Hinkle  (Site Flickr)

en bas, (2) merci à Charles Roffey  (Site Flickr)

lundi 21 août 2017

Tempo di Roma (2)





La nuit se passa pour moi dans un demi-rêve. Je ne m’éveillai tout à fait qu’au petit matin, quand je sentis crisser le gravier d’une allée sous les roues brusquement arrêtées. Je m’étirai en mettant pied à terre. Un frais brouillard baignait autour de moi quelques arbres, des tables et des bancs. Ambrucci, de l’autre côté, secouait une porte, frappait à des vitres. Il revint au bout d’un instant et m’annonça d’un ton joyeux : 
— Gino va nous apporter du café. 
Et tandis qu’un léger branle-bas donnait du fond de la maison fermée le premier signe du réveil, je m’orientai dans le jardin engourdi. En face de la bâtisse s’élevait à hauteur d’appui une balustrade en briques blanchâtres. Je m’en approchai, guidé par Ambrucci qui m’avait pris le bras comme pour me faire les honneurs de la propriété. C’était encore une sorte d’hôtellerie rustique, mais aménagée avec un soin raffiné. Je compris qu’Ambrucci renversait les rôles et me rendait à son tour les devoirs de l’hospitalité, quand il m’invita à me débarbouiller dans l’eau glacée dont un dauphin de marbre emplissait une vasque débordante. Lorsque nous fûmes séchés, m’accoudant à la balustrade, je me penchai machinalement vers le gouffre blanc et or qui s’étendait à nos pieds. Dans les déchirures du brouillard, je distinguai de lointaines ondulations du terrain, couvertes d’une végétation rousse et pelée. Sur la droite s’allongeait une série de maisons modernes aux arêtes vives, semblables à des morceaux de sucre. Les oiseaux se taisaient dans l’attente du soleil qui posait çà et là ses premières touches lumineuses.




Le nommé Gino ouvrit sa porte et nous cria que le café était prêt. Avant de lui obéir, je m’informai : 
— Mais où sommes-nous ? 
— Sur le Monte Mario, répondit Ambrucci qui s’éloignait déjà. 
— Et qu’est-ce que c'est que ce patelin qu’on aperçoit dans le fond ? 
Il s’arrêta et, très grand seigneur, avec un geste de présentation, déclara :
— C’est Rome. 

Alexis Curvers  Tempo di Roma  Espace Nord, 2012









Images : en haut, Fabrizio Magrini  (Site Flickr)

au centre, Cristiano Marchese  (Site Flickr)

en bas, Site Flickr



mercredi 16 août 2017

L'Isula surella (L'île soeur)




Deux îles si proches qui longtemps se sont ignorées et qui maintenant se retrouvent et se saluent, comme dans cette belle chanson du groupe corse Chjami aghjalesi :





E duie Sardegne

Si l'isula surella 
Sardegna immaculata
Sottu a listessa stella
Troppu volte bramata
Ci sò i paisani
U pastore chi tonde
E di li tempi arcani 
Ulisse in le to sponde

O terra di Nuraghji
Di lingua è di cultura
Di guerrieri è di Maghi
D'amore chi sussura
Di un ala allibrata
Porta sempre u misteru
Di tutte e to cantate

Ci hè Gallura à l'oriente
Caprera è Maddalena
Serre di l'Iglesiente
Cù sbalargu è fulena
L'acque di Fiumendosa
E monte Gennagentu
Chi piglierà pè sposa
Cio chi porta lu ventu

Ti mandu una manella
Di note è d'armunia
U fiatu di muvrella
Eppò'ssa puesia
Da la terra à lu core
Crescenu e sperenze
Sardegna à tutte l'ore
Di tante indipendenze.

Ange Orati / F. Pesce



 



Les deux Sardaignes

Tu es l'île-soeur
Sardaigne immaculée
Sous la même étoile
Trop de fois désirée
Il y a les paysans
Le berger qui tond son troupeau
Et en des temps mystérieux
Ulysse sur tes rivages

Ô terre de Nuraghi
De langue et de culture
De guerriers et de magiciens
D'amour qui murmure
Le souffle léger
D'une aile déployée
Transporte toujours le mystère
De tous tes chants

Il y a la Gallura à l'est
Caprera et Maddalena
Les monts de l'Iglesiente
Avec ses champs et ses balles de blé
Les eaux de Fiumendosa
Le mont Gennargentu
Qui prendra pour épouse
Ce que le vent lui apporte

Je t'envoie un bouquet
De notes et d'harmonies
L'ardeur du mouflon
Et cette poésie 
De la terre au cœur
Les espoirs fleurissent
Sardaigne à toutes les heures
De tant d'indépendances.

(Traduction personnelle)







Images : (1) Guido Menato  (Site Flickr)

(2) Claudia Sc.  (Site Flickr)

(3) Marc-Emmanuel  (Site Flickr)

(4) Stéphane Chollet  (Site Flickr)

(5) Markus Lüske  (Site Flickr)

mardi 15 août 2017

Ave Maria




Chant religieux traditionnel de Sardaigne (treizième siècle), adapté et interprété par Maria Carta. Je cite les paroles en sarde, puis en italien :


Deus ti salvet, Maria,
chi ses de gracias piena;
de gracias ses sa vena ei sa currente.

Su Deus Onnipotente
cun tegus es bistadu,
pro chi t'ha preservadu immaculada.

Beneitta e laudada
subra tottu gloriosa,
mamma, fizza e isposa de su Segnore.

Beneittu su fiore,
chi es fruttu de su sinu;
Gesus, Fiore Divinu, Segnore nostru.

Pregadelu a fizzu ostru
chi tottu sos errores
a nois sos peccadores, nos perdonet.

Meda grazia nos donet,
in vida e in sa morte,
ei sa diciosa sorte, in Paradisu.





Dio ti salvi, Maria,
che sei piena di grazia;
di grazie sei la vena e la corrente.

Il Dio Onnipotente
con te e' stato;
percio' ti ha preservato immacolata.

Benedetta e lodata
sopra tutti gloriosa
sei mamma, figlia e sposa del Signore.

Benedetto il fiore,
frutto del tuo seno;
Gesu' fiore Divino Signore nostro.

Prega tuo figlio
per noi peccatori,
che tutti gli errori ci perdoni.

E ci dia grazie,
nella vita e nella morte,
e una buona sorte, nel Paradiso.







 Source de la vidéo : Site YouTube

Images : en haut, Statua dell'Immacolata, Piazza del Carmine, Cagliari  (Site Flickr)

en bas, Cristiano Cani  (Site Flickr)

Une version polyphonique du même chant, par les Tenores di Bitti.

dimanche 13 août 2017

Terra brusgiata (Terre brûlée)






Cap Corse : Nonza, Pietracorbara, Sisco, depuis le 10 août 2017
(Crédits photos : Pascal Pochard-Casabianca / AFP)


Quantu n'aghju vistu soli
 Sprichjà daret'à i monti
In li tempi più landani
Cusì dolce quelle stonde.

Quantu n'aghju parturitu
Allegria è cuntintezza
Sfilavanu tandu l'ore
Senza cunnosce amarezza.

Quantu n'aghju datu latte
À tanti figlioli amati
Chì cù falgione è rustaghja
Allisciavanu li prati.

Quantu n'aghju intesu canti
Rifugi di tante sete
Virdura di castagneti
Aliveti è aranceti.

Oghje sò terra brusgiata
Negra di guai è tristezza
Ùn sò più la terra antica
Mamma di tante billezze.

Cagione di'ssu scumpientu
Sò l'omi ch'anu pinsatu
À ferì li mio rughjoni
Cù lu focu arrabiatu.

Viutendu pieve è paesi
Di li so bracci più forti
L'omi di male anu compiu
Cusì la tragica sorte.

Ma in mè la marturiata
Leva una sumenta nova
Chì assuva li mio solchi
Hè sumenta di rivolta...
Hè sumenta di rivolta...

Chanson du groupe A Filetta




Combien de fois ai-je vu le soleil
Apparaître derrière les montagnes
Dans les temps les plus éloignés
Ces instants étaient si doux.

Combien de fois ai-je procuré
La joie et le plaisir
Le temps passait alors
Sans aucune amertume.

Combien de fois ai-je nourri de mon lait
Les nombreux fils que j'aimais
Qui munis de faux et de serpes
Polissaient les champs.

Combien de chants ai-je entendus
Refuges de tant de soifs
Dans le feuillage des châtaigniers
Des oliviers et des orangers.

Aujourd'hui, je suis terre brûlée
Noire de malheur et de tristesse
Je ne suis plus la terre ancienne
Mère de tant de beautés.

Les coupables de ce désastre
Ce sont les hommes qui ont cherché
A mutiler mes paysages
Livrés au feu enragé.

En privant les cantons et les villages
De leurs forces les plus vives
Ces créatures du diable
Ont ainsi accompli leur noir dessein.

Mais mon martyr a fait lever
En moi une semence nouvelle
Qui fertilise mes sillons
C'est la graine de la révolte
C'est la graine de la révolte...

(Traduction personnelle)







Images d'avant le désastre : (1) Marie (Site Flickr)

(2) Chris Harris  (Site Flickr)