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dimanche 6 août 2017

La Chambre du fils (La Stanza del figlio)




"You talk to me as if from a distance 
And I reply 
With impressions chosen from another time, time, time
From another time..."






Un extrait du roman-fleuve de Hanya Yanagihara A Little Life, pas encore publié en France et que je cite ici à partir de sa traduction italienne Una vita come tante (Une vie comme tant d'autres), que j'ai à mon tour retraduite en français. Pour accompagner ces mots douloureux, les images elles aussi douloureuses du film de Nanni Moretti La Chambre du fils et la merveilleuse chanson de Brian Eno (que l'on entend aussi dans le film) By this river...

Je n’ai jamais été l’une de ces personnes — et je sais que ce n’est pas non plus ton cas — persuadées que l’amour pour un fils soit une forme d’amour supérieure, plus importante, plus noble que toutes les autres. Je ne voyais pas les choses ainsi avant de perdre Jacob, et ça a été la même chose après. Mais je reconnais que c’est un amour singulier, un amour qui n’est pas fondé sur l’attraction physique, sur le plaisir, sur l’intelligence, mais sur la peur. Tu ne connais pas la peur tant que tu n’as pas eu un enfant, et c’est peut-être pour cela que cet amour nous semble si extraordinaire : parce que la peur est extraordinaire. Chaque jour, ta première pensée n’est pas «je l’aime», mais «comment va-t-il ?». Pendant la nuit, le monde se transforme en un épouvantable parcours d’obstacles. Je le tenais serré dans mes bras avant de traverser la rue, et je pensais qu’il était vraiment absurde que mon fils, que n’importe quel autre fils, puisse espérer survivre. Ses probabilités de survie ne me semblaient pas plus élevées que celles des papillons que l’on voit voler à la fin du printemps — ces frêles papillons blancs — et qu’il m’arrivait de voir vaciller dans l’air, toujours sur le point de s’écraser contre un pare-brise.





Et je veux aussi te faire part de deux leçons que j’ai apprises. La première est que ce n’est pas l’âge de ton fils qui compte, ou la façon dont il est devenu ton fils. Une fois que tu as décidé de le considérer comme tel, quelque chose change, et à partir de ce moment-là, tout ce que tu vivais jusqu’à présent avec légèreté, tout ce que tu éprouvais pour lui est constamment précédé par un sentiment de peur. Ce n’est pas un phénomène biologique, mais quelque chose qui va bien au-delà de la biologie : ça n’a rien à voir avec le fait de garantir la pérennité de ton code génétique, c’est plutôt le désir d’apparaître comme invulnérable face aux attaques et aux défis de l’univers, de triompher de tout ce qui peut menacer de détruire quelque chose qui est à toi. 




Et voici maintenant la deuxième leçon : quand ton fils meurt, tu éprouves toutes les émotions que tu t’attendais à éprouver, émotions évoquées par tant de personnes avant toi qu’il ne vaut même pas la peine de les énumérer avec précision. Je me limiterai à dire que tout ce qui a été écrit sur le deuil d’un enfant se répète à l’identique, et cela pour une raison précise : parce qu’il n’y a aucune réelle possibilité d’échapper au registre des émotions. Parfois une émotion est plus forte qu’une autre, parfois leur disposition peut varier, et parfois certaines peuvent durer plus longtemps que d’autres. Mais les émotions sont toujours les mêmes. Il y a pourtant une chose que personne ne dit : quand c’est ton fils qui meurt, quelque chose en toi, une part certes minuscule de toi, mais qui pourtant mérite attention, éprouve aussi un soulagement. Parce que, malgré tout, le moment que tu redoutais tant et auquel tu te préparais depuis le jour où tu es devenu père, ce moment-là est arrivé. 

Ah, te dis-tu, voilà, nous y sommes

Et dorénavant, il ne te reste plus rien dont tu pourrais avoir peur. 

Hanya Yanagihara  Una vita come tante Sellerio editore, 2016 (Traduzione italiana : Luca Briasco) (Traduction française personnelle)






2 commentaires:

  1. "La chambre du fils" de Nanni Moretti... bouleversant...
    Cet extrait traduit bien cette peur que l'on ressent quand on aime. Peur de la mort de l'autre, de ce qui pourrait lui arriver de grave et cette réflexion terrible : "quelque chose en toi, une part certes minuscule de toi, mais qui pourtant mérite attention, éprouve aussi un soulagement. Parce que, malgré tout, le moment que tu redoutais tant et auquel tu te préparais depuis le jour où tu es devenu père, ce moment-là est arrivé."
    Ce roman, malgré ce passage (inaccessible en français donc merci pour la traduction) semble raconter magnifiquement sur 700 pages, une toute autre histoire, celle de quatre amis au long des années et surtout celle de l'un d'eux, Jude, qui cache le secret d'une enfance terrible. Hâte de le lire...

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    1. Oui, je suis aussi très troublé par cette réflexion finale, mais en même temps, j'arrive quand même à la comprendre... Je viens de terminer ce roman impressionnant par sa longueur (1100 pages dans la traduction italienne !), mais aussi par sa construction à la fois extrêmement sophistiquée et toujours limpide à la lecture (elle multiplie les points de vue, avec des récits à la première personne comme dans l'exemple cité ci-dessus, mais aussi des focalisations très différentes qui pourraient être déstabilisantes, mais qui finalement ne gênent pas la lecture qui reste très fluide ; le traducteur n'a pas dû avoir la tâche facile !). Cette jeune romancière est vraiment impressionnante de maîtrise, et ce qui surprend beaucoup le lecteur, c'est qu'elle raconte une histoire basée sur quatre personnages masculins et d'où les femmes sont pratiquement absentes, juste quelques silhouettes qui apparaissent de façon très ponctuelle en arrière-plan.

      L'histoire est très prenante, mais aussi très éprouvante ; on est vraiment souvent à la limite du supportable pour le lecteur, même si la douleur est toujours sublimée par une sorte de grâce, une lumière qui émane des personnages et de l'empathie avec laquelle l'auteur les évoque. J'espère que le livre sera traduit aussi en français, parce que c'est une des choses les plus fortes et les plus belles que la littérature américaine nous ait proposées depuis longtemps. Je suis très frappé d'ailleurs par la vitalité et le souffle de ces femmes écrivains comme Donna Tartt et maintenant Hanya Yanagihara (son nom est d'origine hawaïenne) qui nous donnent des œuvres exceptionnelles, par la longueur mais aussi la singularité et la grande qualité littéraire.

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