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dimanche 2 novembre 2014

Un ti scurda di mè (Ne m'oublie pas)




Les Maîtres de chant, de Marie Ferranti, qui vient de paraître aux éditions Gallimard, commence ainsi :  « L'art poétique des polyphonies corses, connu de moi depuis l'enfance, m'a portée à aimer le baroque, Ovide, le chant grégorien, les sonnets de Shakespeare, l'expression du désir anéanti, du désastre, de la langue perdue, Giotto, Piero della Francesca, la couleur terre de Sienne, les gisants napolitains, l'Iliade d'Homère, les messes des morts, le Miserere d'Allegri, les lamenti, la profonde solitude, Les Regrets de Du Bellay, l'amitié de haute valeur, la révolte, le vertige du ressassement et, par-dessus tout, l'instinct artistique. » Le livre propose une pérégrination dans des églises, des salles de concert, mais aussi des places de village, des bars, des écoles, où se perpétue cet art de la paghjella, c'est à dire du chant en polyphonie, profane ou sacré. Marie Ferranti privilégie la rencontre, la digression, la rêverie, les liens qui se tissent entre les êtres et les arts, les rapprochements parfois surprenants mais toujours très stimulants entre la peinture de Paul Klee, la vision de la tauromachie chez Michel Leiris, la théorie du duende chez Garcia Lorca et l'art des polyphonies, à la fois spontané et familier, mais aussi profond, savant et raffiné. Parmi les nombreux échos que cette musique éveille chez l'auteur, il y a ce très beau rapprochement entre une paghjella évoquant la douleur d'un amour menacé, Un ti scordà di me [Ne m'oublie pas] et le destin tragique de Paolo et Francesca, les amants malheureux dont il est question dans le cinquième chant de L'Enfer. Nous sommes ici à la fin d'un concert donné au théâtre de Bastia par les chanteurs Petru Guelfucci et Jean-Paul Poletti, anciens membres du groupe très célèbre dans l'île Canta u populu corsu :

Petru est assis à côté de sa femme, Marie-Pierre. Je lui demande ses impressions à chaud. Tandis que j'écris et que Petru parle, résonne cette paghjella, belle entre toutes : Un ti scurda di mè.

Un ti scurdà di me, benchè luntanu
Abbie cumpassione d'un infelice
Ch'eo vogu pienghjendu, dal coll'al pianu
Duve si ? Duve stai ? Duve dumori ?
Idulu del mio core, duve ti n'ascondi ?
Perchè tu le mio pene, n'un succori ?




Ne m'oublie pas, même si je suis loin
Aie pitié d'un malheureux
Qui va pleurant de la montagne à la plaine
Où es-tu ? Où vis-tu ? Où demeures-tu ?
Idole de mon coeur, où te caches-tu ?
Pourquoi ne soulages-tu pas les peines de mon cœur ? 


Les premiers mots de Petru m'échappent. Je songe à L'Enfer de Dante, à la compassion du poète pour les deux amants Paolo et Francesca. Cette pitié supérieure et mélancolique me semble celle évoquée par ces voix, dans cette petite salle.
Je n'avais pas oublié la beauté de ce chant. Dans mon esprit, cette vieille chanson et le chant de Dante ont le même charme.
Paolo et Francesca lisaient ensemble le récit de l'amour de Lancelot et Guenièvre, et cela produit sur eux une telle impression qu'ils s'embrassent et deviennent amants. Je me souviens de deux vers : Francesca : « Quel giorno più non vi leggemmo avanti [Ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant.] » Et Dante, dont le cœur est empli d'une telle pitié qu'il s'évanouit : « Si che di pietade io venni men così com'io morisse. E caddi come corpo morto cade. [Et moi, je me sentis mourir de son transport. Et je tombai comme tombe un corps mort.] »
« L'histoire enchanteresse » qui conduit Francesca à aimer et la condamna à la mort et à l'enfer et Un ti scurdà di mè sont l'essence d'un même parfum dont les senteurs se mêlent.

Marie Ferranti  Les Maîtres de chant  Editions Gallimard, 2014











Images : en haut, Ary Scheffer  Les ombres de Francesca da Rimini et de Paolo Malatesta apparaissent à Dante et à Virgile, 1855, Musée du Louvre, Paris

en bas, (1) Source

(2) Gustave Doré, gravure illustrant le chant V de L'Enfer, de Dante

1 commentaire:

  1. 2 novembre. Jour des mémoires de ceux qui sont au loin, on ne sait où...
    Durant un récent voyage je lisais à nouveau "Port-soudan" d'Olivier Rolin. Le narrateur apprend le suicide de son ami de jeunesse et tente de comprendre son geste. Un amour brisé... Une histoire qui ressemble à celle-ci, celle de Francesca et Paolo, évoquée admirablement par ces lignes de Marie Ferranti mais aussi par ces musiques, ces gravures, ces toiles, le livre de Leiris et l'Enfer de Dante.
    En voici un fragment :
    "Un homme qui a été accoutumé à tenir à ses côtés son amour (...) on le reconnaît toujours : seul, il ne marche pas comme on le fait à deux, mais pas non plus comme un homme habitué à la solitude. Un corps manque dont l'empreinte invisible continue de se faire sentir, c'est comme s'il s'appuyait sur une absence, comme s'il allait aux côtés d'un fantôme. Il semble se tenir droit, pourtant une moitié de lui est arrachée, dont la perte le déséquilibre à jamais."

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