"Moriemur inultae, sed moriamur" ait, "Sic, sic iuvat ire sub umbras"
("Nous mourrons sans vengeance, mais mourons", dit-elle. "Oui, c'est bien ainsi qu'il me plaît de descendre chez les Ombres")
Virgile, Enéide IV Didon, 660-661)
Une lecture léopardienne de Loin, de Renaud Camus
Je suis frappé par la tonalité léopardienne du dernier roman de Renaud Camus, Loin. Jean, le personnage central, semble un frère de Tristan, du Dialogue de Tristan et d'un ami (dans les Petites œuvres morales), que Renaud Camus cite d'ailleurs (page 167) parmi les livres que son héros a l'habitude d'abandonner au hasard de ses pérégrinations. Comme le sarcastique et mélancolique Tristan de Leopardi, Jean est en butte aux reproches de son entourage : Ono, la jeune fille qu'il rencontre sur sa route et qui va l'accompagner quelques semaines dans son voyage, le trouve bizarre, trop poli, trop attaché aux convenances ; Jacques, son riche cousin, lui reproche de vivre dans une autre époque, «une époque imaginaire qui n'a jamais existé» ; il raille son caractère velléitaire et ronchonneur («Tu ronchonnes en silence, tu es amer, tu désapprouves, mais tu ne fais rien.», page 109). Le décalage est systématique: ces bruits dans les hôtels, cette «musique d'ambiance» obsédante dans les restaurants, les magasins, les stations-service, ces déchets qui flottent dans le courant des rivières, ces crépis que l'on arrache sur la façade des vieilles maisons, ce vide que l'on comble au détriment de l'espace et de la liberté, ils semblent ne déranger personne ; et donc, si Jean est le seul à en souffrir, c'est bien que «le problème, puisque problème il y a, n'en est qu'un pour lui, se trouve tout entier en lui» (pages 142-143).
De la même manière, Tristan constate que sa mélancolie, ses lamentations devant la vie comme elle va ne rencontrent chez les autres aucun écho favorable : «Quand j'ai entendu affirmer que la vie n'est pas malheureuse et que si elle me paraît telle, c'est sans doute en raison de quelque infirmité ou misère personnelle, j'en suis resté d'abord interdit, stupéfait, pétrifié, et, pendant quelques jours, je me suis cru emporté dans un autre monde. Ensuite, revenant à moi, je me suis un peu indigné, puis je me suis mis à rire. (...) Partout, les hommes, s'ils veulent vivre, doivent croire la vie précieuse et belle, et, ce faisant, ils se fâchent contre celui qui se permet d'en juger autrement. En somme, le genre humain croit toujours, non à ce qui est vrai, mais à ce qui paraît le mieux lui convenir.» Face à ce constat, Tristan se réfugie dans une ironie mordante, et dans l'espérance de la mort : «je suis mûr pour la mort, et il me paraît trop absurde, alors que je suis mort spirituellement, et que la fable de l'existence est achevée pour moi, de devoir durer encore quarante ou cinquante ans, comme m'en menace la nature.»
Ce thème du lointain, de l'éloignement (la «lontananza», qui en italien désigne à la fois l'éloignement et l'absence), auquel renvoie le titre du roman, on le retrouve souvent chez Leopardi, dans ses poésies comme dans son monumental journal. Il est lié au souvenir (la «rimembranza») : «On peut comparer le souvenir du plaisir à l'espérance, car il produit à peu près les mêmes effets. Comme l'espérance, il présente plus d'attraits que le plaisir lui-même : il est beaucoup plus doux de se souvenir d'un bonheur jamais éprouvé, mais qui, vu de loin, semble l'avoir été, que d'en jouir ; tout comme il est plus doux d'espérer sa venue puisque, dans l'éloignement, il nous semble toujours possible d'y goûter. Dans l'un et l'autre cas, l'éloignement nous est favorable. On peut en conclure que le plus mauvais moment de l'existence est celui du plaisir et de la jouissance. (13 mai 1821)» La «lontananza» est aussi liée au penchant de l'homme vers l'infini, l'horizon ouvert dans lequel on peut se perdre. C'est évidemment le thème central du poème le plus célèbre de Leopardi, L'Infinito («E il naufragar m'è dolce in questo mar.» Et dans cette mer, il m'est doux de sombrer), et on le retrouve aussi dans de nombreuses pages du Zibaldone : «Pour les sensations qui nous charment par leur seul aspect indéfini, on peut se reporter à mon idylle sur l'infini et évoquer l'idée d'un paysage si fortement incliné que le regard, à une certaine distance, ne s'étend pas jusqu'à la vallée ; ou celle d'une rangée d'arbres dont on ne distingue pas la fin parce qu'elle est très longue ou qu'elle est également en pente, etc. Un bâtiment, une tour, etc., vus de telle façon qu'ils paraissent s'élever seuls au-dessus de l'horizon, sans qu'on perçoive ce dernier, produisent un contraste très puissant, sublime même, entre le fini et l'indéfini, etc. (1er août 1821)»
Cette attirance léopardienne pour le lointain est présente tout au long du roman de Renaud Camus, et de façon poignante dans les dernières pages, qui évoquent l'arrivée de Jean dans ces îles extérieures «plus solitaires, plus écartées, plus lointaines, mieux au-delà» ; comme nulle part ailleurs, on y éprouve cette sensation voluptueuse de n'être plus là, «qui conduit jusqu'au bord des larmes». Dans ces terres de l'effacement, Jean devient «l'étranger» (le terme fait sans doute écho au personnage d'Albert Camus, mais aussi à celui de Baudelaire, qui n'aime que «les nuages... les nuages qui passent... là bas... là bas... les merveilleux nuages!») ; il lui faut maintenant aller jusqu'au bout de ce qui a commencé pour lui comme une expérience, et qui est devenu «une voie sans retour» (page 271).
Dans ce finis terrae, l'amateur d'absence s'applique à «circonscrire ses ambitions» : il décide de s'inscrire définitivement dans le moment présent et dans cette certitude de la perte qui devient comme une drogue puissante, exaltant chaque instant, décuplant la puissance de chaque sensation («de tout ce qu'il découvrait, il se disait : "Ah ah : voici ce que je vais quitter.» page 163). On pense là aussi à Leopardi, et à ce passage du Zibaldone [298-299] : «En effet, l'imminence du malheur augmente le plaisir du présent (...) je n'ai jamais trouvé tant de plaisir dans la vie, je n'ai jamais été autant transporté par de tels accès de joie démente mais totalement pure qu'en ces moments où je m'attendais à un malheur imminent et que je me disais il te reste tant de temps pour en profiter et pas plus, je me repliais alors en moi-même, chassant toutes mes autres pensées, et surtout celle de ce malheur, pour ne penser qu'à prendre du plaisir, malgré mon tempérament mélancolique et très réfléchi. Cela augmentait peut-être encore l'intensité de mon plaisir ou de ma décision d'en profiter.»
C'est dans l'affirmation de cette expérience existentielle du présent et de la rupture que s'achève Loin, et plus précisément sur cette phrase : «Et d'autant plus vivant qu'à demi-mort déjà.» Quand il referme l'ouvrage sur ces mots énigmatiques, le lecteur de Leopardi entend monter en lui le chœur des morts du Dialogue de Frédéric Ruysch et de ses momies :
De la même manière, Tristan constate que sa mélancolie, ses lamentations devant la vie comme elle va ne rencontrent chez les autres aucun écho favorable : «Quand j'ai entendu affirmer que la vie n'est pas malheureuse et que si elle me paraît telle, c'est sans doute en raison de quelque infirmité ou misère personnelle, j'en suis resté d'abord interdit, stupéfait, pétrifié, et, pendant quelques jours, je me suis cru emporté dans un autre monde. Ensuite, revenant à moi, je me suis un peu indigné, puis je me suis mis à rire. (...) Partout, les hommes, s'ils veulent vivre, doivent croire la vie précieuse et belle, et, ce faisant, ils se fâchent contre celui qui se permet d'en juger autrement. En somme, le genre humain croit toujours, non à ce qui est vrai, mais à ce qui paraît le mieux lui convenir.» Face à ce constat, Tristan se réfugie dans une ironie mordante, et dans l'espérance de la mort : «je suis mûr pour la mort, et il me paraît trop absurde, alors que je suis mort spirituellement, et que la fable de l'existence est achevée pour moi, de devoir durer encore quarante ou cinquante ans, comme m'en menace la nature.»
N'est-ce pas aussi la voie qu'a choisie Jean ? Dans Loin, la mort est omniprésente, et ce dès l'épigraphe, empruntée à Conrad : «Dans tous vos rapports avec moi désormais, je vous prie de vous comporter comme un mort.» Tout le roman est scandé par ces mots obsédants: l'évitement, l'abandon, l'absence, la disparition, la rupture, l'adieu, l'effacement, l'évanouissement, l'isolation, l'éloignement, la dissidence, la sécession, l'écart, la distance, le retrait, l'errance, le passage, la fuite. Ce sont les leitmotive qui accompagnent le héros, «dissident du moment», «sécessionniste du temps», «maquisard de la réalité du jour», qui ne cesse de se délester du superflu pour aller vers la légèreté, la transparence. Pourtant, ce n'est pas l'humanité que Jean déteste, «c'est de la voir se dépouiller d'elle-même qu'il déplore au contraire» (page 292) ; d'où cette fuite vers le nord, les îles envahies par le brouillard, les territoires de l'effacement où l'on peut espérer encore trouver des endroits vides, des nuits étoilées, des moments de silence offerts au vent et aux oiseaux.
Ce thème du lointain, de l'éloignement (la «lontananza», qui en italien désigne à la fois l'éloignement et l'absence), auquel renvoie le titre du roman, on le retrouve souvent chez Leopardi, dans ses poésies comme dans son monumental journal. Il est lié au souvenir (la «rimembranza») : «On peut comparer le souvenir du plaisir à l'espérance, car il produit à peu près les mêmes effets. Comme l'espérance, il présente plus d'attraits que le plaisir lui-même : il est beaucoup plus doux de se souvenir d'un bonheur jamais éprouvé, mais qui, vu de loin, semble l'avoir été, que d'en jouir ; tout comme il est plus doux d'espérer sa venue puisque, dans l'éloignement, il nous semble toujours possible d'y goûter. Dans l'un et l'autre cas, l'éloignement nous est favorable. On peut en conclure que le plus mauvais moment de l'existence est celui du plaisir et de la jouissance. (13 mai 1821)» La «lontananza» est aussi liée au penchant de l'homme vers l'infini, l'horizon ouvert dans lequel on peut se perdre. C'est évidemment le thème central du poème le plus célèbre de Leopardi, L'Infinito («E il naufragar m'è dolce in questo mar.» Et dans cette mer, il m'est doux de sombrer), et on le retrouve aussi dans de nombreuses pages du Zibaldone : «Pour les sensations qui nous charment par leur seul aspect indéfini, on peut se reporter à mon idylle sur l'infini et évoquer l'idée d'un paysage si fortement incliné que le regard, à une certaine distance, ne s'étend pas jusqu'à la vallée ; ou celle d'une rangée d'arbres dont on ne distingue pas la fin parce qu'elle est très longue ou qu'elle est également en pente, etc. Un bâtiment, une tour, etc., vus de telle façon qu'ils paraissent s'élever seuls au-dessus de l'horizon, sans qu'on perçoive ce dernier, produisent un contraste très puissant, sublime même, entre le fini et l'indéfini, etc. (1er août 1821)»
Cette attirance léopardienne pour le lointain est présente tout au long du roman de Renaud Camus, et de façon poignante dans les dernières pages, qui évoquent l'arrivée de Jean dans ces îles extérieures «plus solitaires, plus écartées, plus lointaines, mieux au-delà» ; comme nulle part ailleurs, on y éprouve cette sensation voluptueuse de n'être plus là, «qui conduit jusqu'au bord des larmes». Dans ces terres de l'effacement, Jean devient «l'étranger» (le terme fait sans doute écho au personnage d'Albert Camus, mais aussi à celui de Baudelaire, qui n'aime que «les nuages... les nuages qui passent... là bas... là bas... les merveilleux nuages!») ; il lui faut maintenant aller jusqu'au bout de ce qui a commencé pour lui comme une expérience, et qui est devenu «une voie sans retour» (page 271).
Dans ce finis terrae, l'amateur d'absence s'applique à «circonscrire ses ambitions» : il décide de s'inscrire définitivement dans le moment présent et dans cette certitude de la perte qui devient comme une drogue puissante, exaltant chaque instant, décuplant la puissance de chaque sensation («de tout ce qu'il découvrait, il se disait : "Ah ah : voici ce que je vais quitter.» page 163). On pense là aussi à Leopardi, et à ce passage du Zibaldone [298-299] : «En effet, l'imminence du malheur augmente le plaisir du présent (...) je n'ai jamais trouvé tant de plaisir dans la vie, je n'ai jamais été autant transporté par de tels accès de joie démente mais totalement pure qu'en ces moments où je m'attendais à un malheur imminent et que je me disais il te reste tant de temps pour en profiter et pas plus, je me repliais alors en moi-même, chassant toutes mes autres pensées, et surtout celle de ce malheur, pour ne penser qu'à prendre du plaisir, malgré mon tempérament mélancolique et très réfléchi. Cela augmentait peut-être encore l'intensité de mon plaisir ou de ma décision d'en profiter.»
C'est dans l'affirmation de cette expérience existentielle du présent et de la rupture que s'achève Loin, et plus précisément sur cette phrase : «Et d'autant plus vivant qu'à demi-mort déjà.» Quand il referme l'ouvrage sur ces mots énigmatiques, le lecteur de Leopardi entend monter en lui le chœur des morts du Dialogue de Frédéric Ruysch et de ses momies :
Che fummo ?
Che fu quel punto acerbo
Che di vita ebbe nome ?
Cosa arcana e stupenda
Oggi è la vita al pensier nostro, e tale
Qual de' vivi al pensiero
L'ignota morte appar. Come da morte
Vivendo rifuggia, così rifugge
Dalla fiamma vitale
Nostra ignota natura ;
Lieta, no ma sicura,
Però ch'esser beato
Nega ai mortali e nega a' morti il fato.
(Qu'étions-nous ?
Quel fut le moment cruel que l'on nomme vie ?
Aujourd'hui, pour nous, la vie
Est un mystère qui nous laisse stupides,
Tout comme à l'esprit des vivants
Apparaît la mort inconnue.
Vivante, elle fuyait la mort,
Notre nature nue ; et morte,
Elle fuit la flamme vitale ;
Heureuse, oh non ! mais délivrée de tout,
Puisque le sort refuse le bonheur aux mortels
Comme il le refuse aux morts.)
Loin, de Renaud Camus, est paru chez P.O.L en octobre 2009.
Citations de Leopardi :
Petites oeuvres morales Traduction : Joël Gayraud (éditions Allia)
Zibaldone Traduction : Bertrand Schefer (éditions Allia)
Photo : Renaud Camus (Site Flickr)
Très bel article, merci.
RépondreSupprimerDeux grands écrivains devenus outrageusement pessimistes dans la seconde partie de leur vie. Oui, cet article superbe est très éclairant sur les liens entre les deux oeuvres.
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