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jeudi 10 novembre 2016

Lo Sguardo di Michelangelo (Le Regard de Michel-Ange)




Un homme pénètre dans une église et on ne voit d’abord que son ombre ; on n’entend que le bruit de ses pas qui résonnent dans l’espace immense, parmi les colonnes de marbre. Nous sommes à Rome, dans la basilique de Saint-Pierre-aux-Liens, située entre le forum romain et Sainte-Marie-Majeure. L’homme, c’est Michelangelo Antonioni, qui se met ici en scène dans ce qui sera son tout dernier film, un court-métrage intitulé Lo Sguardo di Michelangelo [Le Regard de Michel-Ange], tourné en 2004, trois ans avant la mort du cinéaste, alors âgé de quatre-vingt-douze ans. On le sait, Antonioni avait été victime quelques années auparavant d’un accident vasculaire cérébral qui l’avait laissé partiellement paralysé et totalement privé de l’usage de la parole.




Filmé en contre-plongée, il se dirige lentement vers le joyau de l’église : le tombeau du Pape Jules II, réalisé par Michel-Ange. Le regard de Michelangelo se lève vers ces marbres immenses, et la caméra s’arrête en gros plan sur les yeux clos du pontife ; de lents panoramiques explorent les statues tandis que par une série de champs-contrechamps s’installe un échange de regards silencieux entre le cinéaste et la figure centrale de cet ensemble : le terrible Moïse au regard furieux qui lui fait face. Dans son ouvrage Je cherche l’Italie, Yannick Haenel évoque de façon saisissante cette rencontre : « D’un silence à l’autre, qu’est-ce qui se passe ? De quelle nature est le passage entre le Moïse de Michel-Ange et son homonyme antonionien ? Est-ce le Moïse de Michel-Ange qui offre quelque chose à Antonioni, ou celui-ci qui fait de son mutisme une offrande ? La transparence inquiète de cet échange convoque dans sa mélancolie des figures immémoriales : sans doute Antonioni vient-il à la fois saluer la beauté et annoncer sa sortie, comme si, une fois son parcours artistique bouclé, il s’agissait encore de s’exposer au verdict de l’art, à la terrible endurance de son regard : rencontrer son propre silence dans le marbre, c’est se mesurer à l’énigme de la transfiguration. » 





Pendant un long moment, le duel se poursuit : les pupilles furieuses de Moïse, son inflexibilité marmoréenne face à la fragilité du cinéaste. La caméra s’approche au plus près du marbre dont elle explore les volutes, bientôt rejointe par la main tavelée et ridée du cinéaste, qui frôle et caresse la statue, comme pour en approcher le mystère. Les mains cherchent à dire ce que la bouche ne peut plus exprimer, mais en vain ; l’index se pose une dernière fois sur les lèvres tandis que de nouveau s’impose le regard outragé de la statue, qui perfore l’image. 






Ce rendez-vous avec la beauté et le divin nous fait aussi penser à la rencontre de Don Juan avec le Commandeur, cette terrifiante figure de pierre qu’évoque ici le Moïse de marbre, avec son regard bondissant et pétrifiant, que même la caméra renonce à soutenir, se réfugiant dans le flou d’un fondu-enchaîné.
Toujours en contre-plongée, le regard de Michelangelo se tourne alors vers l’une des figures qui entourent le Prophète, celle de Rachel, les mains jointes. Une dernière fois, la main effleure le marbre, semble parfois vouloir s’y poser, tandis que les bruits étouffés du dehors sont peu à peu recouverts par les notes du Magnificat de Palestrina, sur lesquelles le cinéaste s’éloigne à pas lents, s’immobilisant soudain le temps d’un dernier regard vers le tombeau qu’un plan large nous montre pour la première fois tout entier. On le voit de loin traverser la basilique et se diriger vers le rai de lumière qui surgit d’une porte étroite qu’il va bientôt franchir, avant un ultime fondu au noir : ce sera la dernière image de toute son œuvre, tandis que sur l'écran déserté le mystère se creuse et s’épuise dans les volutes sonores du Magnificat.






2 commentaires:

  1. Ce film est admirable. Un adieu ? Une solitude ? Un silence habité par une pensée triste, émue, pleine de gratitude.
    La main, cette vieille main fragile et tremblante glissant et s'attardant sur les courbes du marbre, ses rondeurs, ses creux est un temps très sensuel. On est là hors de la statue de Moïse, dans un souvenir de la vie... Puis bien sûr le face à face entre cet homme fragile et cette imposante statue. Colère de Moïse qui se retient de jeter et fracasser les Tables de la Loi devant le spectacle qu'offre son peuple dansant devant le veau d'or. Il aurait pu les briser, il ne l'a pas fait. Sa mission avant sa colère... Moment intense d'hésitation choisi par Michel Ange. Il reste le regard encore plein de colère...
    Église déserte, plongée dans la pénombre. Portes de la lumière qui s'ouvrent et se ferment. Bruit des pas qui résonne, puis ce silence, puis cette musique : le Magnificat de Palestrina.
    Un grand partage avec Michelangelo Antonioni, juste avant la mort...

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    Réponses
    1. "Dans un souvenir de la vie" : oui, et c'est un peu la même impression que l'on a dans certaines séquences du dernier long-métrage d'Antonioni, "Par-delà les nuages" (trop sous-estimé, il n'est pas entièrement réussi mais il y a de fort beaux moments), souvent d'une grande sensualité. Il se passe beaucoup de choses dans ces gestes, ces échanges de regards, ce mutisme forcé : comme le dit Yannick Haenel, ici, "le silence est une forme de pensée"...

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