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mardi 16 avril 2013

Nella grotta (Dans la grotte)




Dans le très beau livre qu’il vient de faire paraître en Italie, Geologia di un padre [Géologie d'un père], Valerio Magrelli fait, en quatre-vingt-trois chapitres (le nombre d’années qu’il a vécues), le portrait d’un père, de son père Giacinto, comme s’il s’agissait d’une terre, d'un pays à la fois familier et inconnu. Ces chapitres sont aussi des fragments, à la manière de Roland Barthes, et on se souvient que Magrelli est également le traducteur italien du Journal de deuil [Dove lei non è]. On ne cesse de passer, avec une même acuité de regard excluant tout apitoiement, d’un temps à l’autre : de l’enfance de l’auteur à la vieillesse et à la maladie du père, devenu dépendant. Et à la fin du livre, dans un poème dédié à son père mort, l’auteur s’aperçoit qu’il retrouve de plus en plus en lui-même les gestes, les inflexions de voix du disparu : « Vieillesse – le Grand Mimétisme commence, / je ressemble toujours plus à mon père (…) Vieillesse – l’Invasion commence. / Je ne sais pas si je pourrai encore signer de mon nom. » Je cite ici deux chapitres du texte, le vingt-septième et le trentième, dans une traduction personnelle :

27.

Se non gli ho parlato abbastanza quando stava già male, è perché non avevo nulla da dirgli. Soltanto frasi vuote, parole d’ordine, un formulario standard : pura funzione fàtica. Prove microfono. Ci sei ? Mi senti ? Io ti sento. Mi chiami ? Chiamami, così ci sentiamo più tardi. (La storia dell’amico pittore, che aspettava dei quadri dal proprio gallerista. « Una volta che passi, te li do », si sentiva ripetere ogni tanto. Poi, un bel giorno, finì che passò veramente. E quello, al momento del commiato : « Allora chiamami, così, quando vieni, te li do ». Perché il moi amico tacque ? Eppure poteva dirlo : sono già qui ! Non lo fece. Continua ancora ad aspettare i suoi quadri). Per me era lo stesso, solo che non avevo nessun quadro da dargli. Però trovai due strade. 

In ospedale spesso vaneggiava, ma anche quando era in sé, benché conservasse une velata lucidità, non gli riusciva più di concentrarsi. Fu allora che mi accorsi di quanto amasse la musica. Non come un melomane, ma come un tossicodipendente (Novalis : « Ogni malattia è un problema musicale. Ogni cura è una soluzione musicale »). Io fischiettavo qualche melodia, e lui veniva dietro, topolino di Hamelin. Raramente ho capito così bene il senso di totale dipendenza in cui consiste l’ascolto. Viene da qui l’idea che Anfione e Orfeo muovano i sassi, quietino le fiere. 

Quasi mi vergognavo per la facilità di domatore con cui lo riducevo all’estasi, inducendo meccanicamente in lui un benessere incontenibile. Retrocesso a uno stato di ebetudine, il malato cantava a ogni minimo cenno, trasformato in strumento di piacere, del proprio piacere. Gli ultimi giorni di Kant, il filosofo a cui prende fuoco la parrucca, e la tremenda vergogna per la propria debilitazione. Ma qui stava mio padre, che rideva beato, e io che fischiettavo, legato alla melodia, probabilmente, più ancora di quanto non lo fosse lui. Chi guidava la danza ? Chi seguiva ? Eravamo una coppia roteante, lanciata dentro il vortice sonore.

Valerio Magrelli  Geologia di un padre  Einaudi editore, Torino, 2013




 27.

Si je ne lui ai pas parlé assez quand il était déjà malade, c’est parce que je n’avais rien à lui dire. Rien d’autre que des phrases vides, des mots de passe, un formulaire standard : pure fonction phatique. Essais de micro. Tu es là ? Tu m’entends ? Moi, je t’entends. Tu m’appelles ? Appelle-moi, comme ça, on en discutera. (L’histoire de l’ami peintre, qui attendait les tableaux que devait lui rendre son galeriste. « Quand tu passes me voir, je te les donne », lui disait-on de temps à autre. Puis, un beau jour, il finit par passer pour de bon. Et il s’entendit dire, tandis qu’il prenait congé : « Alors, tu m’appelles, comme ça, quand tu viens, je te les donne ». Pourquoi mon ami n’a-t-il rien dit ? Il pouvait pourtant lui répondre : je suis déjà ici ! Il ne le fit pas. Il attend toujours ses tableaux). Pour moi, c’était la même chose, mis à part le fait que je n’avais aucun tableau à lui donner. Toutefois, je trouvai deux voies. 

À l’hôpital, il délirait souvent, mais même quand il avait tous ses esprits, bien qu’il conserve une apparente lucidité, il n’arrivait plus à se concentrer. C’est alors que je m’aperçus à quel point il aimait la musique. Non pas comme un mélomane, mais comme un drogué (Novalis : « Toute maladie est un problème musical. Tout traitement est une solution musicale »). Je sifflais une mélodie, et il me suivait, comme une souris derrière le joueur de flûte de Hamelin. J’ai rarement compris aussi bien le sens de dépendance totale qui caractérise l’écoute. L’idée qu’Amphion et Orphée avaient le pouvoir d'animer les pierres et d'apaiser les bêtes sauvages vient de là. 

J’avais presque honte de la facilité de dompteur avec laquelle je le réduisais à l’extase, produisant mécaniquement en lui un irrépressible bien-être. Réduit à un état d’hébétude, le malade chantait au moindre signe, transformé en instrument de plaisir, de son propre plaisir. Les derniers jours de Kant, le philosophe dont la perruque prend feu, et la honte terrible que lui inspire sa propre décrépitude. Mais ici, il y avait mon père, qui riait béatement, et moi qui sifflotais, lié à la mélodie, probablement, plus encore qu’il ne l’était lui-même. Qui menait la danse ? Qui suivait ? Nous étions un couple tournoyant, propulsé à l’intérieur du tourbillon sonore. 

(Traduction personnelle)




 30.

Due strade alternative alla parola, dicevo. Se una era la musica, l’altra, invece, era il tatto. Tutto cominciò da una serie di suoi impellenti bisogni fisici che nessuno sapeva, poteva o voleva sbrigare. Avevo appena finito di tagliare le unghie a mia figlia bambina, ormai cresciuta, che dovetti iniziare con lui. La prima volta, un senso di rigetto addirittura minoico. Fare la toilette mortuaria al re, sia pure per introdurlo nel suo ipogeo, mi sembrò un gesto blasfemo, intollerabile. Poi compresi che si trattava piuttosto di una preghiera, di un culto pio e dimesso, un culto agrario. Se tacevamo, almeno lo toccavo, lo detergevo, gli toglievo via quell’aspetto forastico che sempre accompagna la degenza. Dimenticare l’odore dei bambini, unghie flessibili, polite e morbidissime. Qui legna secca, fascine invernali per il freddo che arriva. 

Valerio Magrelli  Geologia di un padre  Einaudi editore, Torino, 2013


 30.

Deux voies alternatives à la parole, disais-je. Si l’une était la musique, l’autre, en revanche, était le toucher. Tout commença de son côté par une série d’impérieux besoins physiques, dont personne ne savait, ne pouvait ou ne voulait s'occuper. J’avais à peine cessé de couper les ongles à ma fille, désormais assez grande, que je dus commencer avec lui. La première fois, j'éprouvai un sentiment de rejet que l’on pourrait qualifier de minoen. Faire la toilette mortuaire du roi, même si c’était pour le conduire dans son hypogée, me sembla un geste blasphématoire, intolérable. Puis je compris qu’il s’agissait plutôt d’une prière, d’un culte pieux et humble, un culte agraire. Certes, nous ne nous parlions pas, mais au moins je le touchais, je le détergeais, je le débarrassais de cet aspect rebutant qui accompagne toujours l'hospitalisation. Oublier l’odeur des enfants, les ongles souples, lisses et délicats. Dans ce cas-là, c’était du bois sec, des fagots hivernaux pour le froid qui vient. 

(Traduction personnelle)














Images : de haut en bas, (1) Site Flickr

(2) Enzo S.  (Site Flickr)

(3) Valerio  (Site Flickr)

(4) et (5)  Source

8 commentaires:

  1. Force incroyable de ce partage ultime.

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    1. Oui, et tout le livre est aussi fort et aussi beau. C'est vraiment une très grande réussite.

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  2. Emmanuel, il faut vraiment que vous traduisiez ce livre !

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    1. Oh, mais je ne suis pas du tout un traducteur professionnel ; je me contente ici, en reprenant de brefs extraits, de faire partager mon enthousiasme pour quelques auteurs que j'aime particulièrement. Cela dit, "Geologia di un padre" est la suite d'une série de quatre livres de fragments autobiographiques dont deux ont déjà été traduits en français aux éditions Actes Sud ("Co[rps]-propriété" et "Adieu au foot"), et je pense donc que ce dernier ouvrage le sera aussi prochainement !

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  3. Oh, merci, Emmanuel pour les références. Mais c'est beau ce que vous traduisez parce que vous aimez ces livres.

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  4. marguerite pozzoli17 octobre 2014 à 19:10

    Le livre vient de paraître en français, aux éditions Actes Sud (qui ont également publié "Adieu au foot" et "Co[rps]propriété". Je suis heureuse que ce livre vous ait plu, c'est un grand livre, à faire circuler, à partager !
    Marguerite Pozzoli (la traductrice)

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    1. Quelle bonne nouvelle ! Merci.

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    2. Très bonne nouvelle, en effet ! Merci de votre visite, et toutes mes félicitations pour vos excellentes traductions !

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