Parmi les fort intéressantes contributions que réunit l’ouvrage récemment paru aux éditions Rodopi Les Spirales du sens chez Renaud Camus, je voudrais m’arrêter plus particulièrement sur le texte de Sjef Houppermans (dont on sait qu’il est un des plus fins analystes de l’œuvre camusienne, cf. Renaud Camus érographe), Paysages, pays sages. Il y évoque avec beaucoup de pertinence le lien indissoluble qui unit dans l’œuvre de Camus la pulsion géographique et la pulsion scripturale. Dans la passion pour les paysages qui s’exprime si souvent dans le Journal et dans les ouvrages «topographiques», comme les Onze sites mineurs ou les Demeures de l’esprit, il y a – outre la colère de les voir si souvent massacrés – la quête d’une plénitude (si difficile à rejoindre quand on pense à l’immensité de ce qu’il y aurait à voir et à contempler, «l’épuisant désir de ces choses»), d’un accord idéal (ce que S. Houppermans appelle «un corps d’ensemble») entre les paysages et les arts : «Ainsi, (l’auteur) vogue de lieu en lieu pour connecter les endroits privilégiés et leur donner place dans un univers esthétisé. Le paysage entraîne vers l’œuvre d’art, et la création esthétique relance la rêverie sur la route du paysage. L’esthétisation vise donc avant tout l’unité, la complétude, l’homogénéité.» (Les Spirales du sens, page 34). C’est quand est rejoint cet accord parfait que l’émotion est la plus forte, et le plaisir le plus grand (cela ne concerne pas seulement la peinture, mais tout aussi bien la littérature, la poésie ou la musique, comme dans ces moments où la symphonie que l’on écoute dans une voiture épouse parfaitement les mouvements du paysage que l’on traverse, abolissant «l’épaisseur du temps, la perte, la déception» (Rannoch Moor, p. 566)). On comprend mieux dès lors les récurrentes attaques contre le tourisme de masse, ces voyageurs pressés qui ne désirent pas voir, mais suivre de façon mécanique les parcours obligés qui leur présentent ce qu’il faut voir. Houppermans exprime tout ceci très bien dans ce passage : «Le paysage doit pouvoir être mis dans un écrin, pourvu d’un écran, inséré dans un dispositif qui ne soit pas seulement spatial, mais encore sentimental et esthétique. Cette approche esthétique, parée de notions sacrées, glorifie les distances, l’approche par larges circonvolutions, la jouissance des reflets lointains. C’est par excellence la vue des Pyrénées à l’horizon telle que peut l’offrir une soirée d’été en Gascogne qui remplit ce désir d’adoration jouissive.»
À titre d’illustration de cette si éclairante analyse, j'aimerais citer deux passages ; celui-ci d’abord, extrait des Elégies pour quelques uns (pages 94-95), écrit pendant les années italiennes de Renaud Camus (peu de temps après son séjour à la villa Médicis) : «Un visage, un langage, un paysage. Si je suis légèrement en délicatesse avec les Italiens, ces temps-ci, je garde intact mon amour à l’Italie, dont c’est l’un des principaux mérites et des charmes à mes yeux que de proposer, de cette équation qui pourrait bien être celle-là même du bonheur, l’une des plus élégantes formulations, fécondes et lyriques, que je connaisse. (...) Les Aixois me font rarement penser à Cézanne, les Toulonnais à Puget, les Dijonnais à Rameau, jamais à Pascal les Clermontois ; tandis que n’importe quel Urbinois, serait-il tout à fait inculte et ressemblât-il à Fred Mercury, profite sans le savoir d’une grâce raphaélesque, qu’on n’est pas d’Arezzo sans traîner après soi la Légende dorée de Piero ni sans en avoir les maxillaires plus marqués, et que dans mon ami d’Empoli, qui sans doute eût-été bien surpris de l’apprendre, j’aimais aussi Pontormo.»
Et ceci encore, à propos d’un tableau d’Ensor, dans L’Esprit des terrasses, journal 1990 (pages 142-143) : «De l'Ensor que j'aime, j'ai assez vite fait le tour, au moins dans cette exposition-ci ; mais je l'aime à la folie. (...) C'est celui, surtout d'un des plus beaux tableaux du monde, à mon gré, l'un des dix, peut-être, que je serrerais dans mon cabinet d'amateur si je ne devais sauver que dix tableaux au monde : ce sublime Domaine d'Arnheim d'une bienheureuse «collection particulière». Oh ! qu'il y reste, s'il y est aimé comme il doit l'être ! Car pareille merveille n'est pas faite pour le regard pressé du touriste, mais pour envelopper de ses ors crépusculaires et liquides, lourds comme un fleuve d’oubli, aériens comme le soir d'une journée de bonheur trop fort, toute une existence et toute une passion jalouse qu'on lui porterait en s'y fondant, à la manière dont Ellison, dans le parc de Poe, désire diluer tout son être à l'infini, et tirer toutes ses sensations jusqu'à leurs confins inconnus. Derniers flamboiements d'un ciel embrasé : est-ce un étang, ou bien un fleuve, qui font un miroir à ces coulées de vermeil en fusion, pour se glisser entre les bosquets torturés du désir et du rêve, et venir, s'élargissant toujours, nous inviter, nous convoquer, avec quelle impérieuse lascivité, à des voluptés qui ne seraient ni de la chair, ni de l'air, ni de la poésie, même, mais d'un alliage solennel et secret de toutes les plus graves et les plus ravageuses de nos joies ?»
La particularité de cette approche esthétique, qui se situe au-delà de la notion de perfection d’une œuvre, permet aussi de mieux comprendre ce que nous dit Renaud Camus dans le dernier volume de son Journal, Une chance pour le temps, à l’occasion de sa visite de la galerie Brera, à Milan ; le lecteur peut de prime abord être surpris de le voir tomber en arrêt devant le Saint Jérôme de Montagna, alors qu’il admire avec distance la Pala Montefeltro, ou le Mariage de la Vierge de Raphaël, ces « tableaux glacés qui ne (lui) font ni chaud ni froid »... C’est que, dans le tableau de Montagna, il retrouve une vibration du paysage – cet «arrière-pays» à propos duquel il cite d’ailleurs Bonnefoy –, «un évanouissement voluptueux dans l’énormité du sensible» qui le ravit ; de la même façon, il aime Veduta di villa Perabo, de Bellotto parce que «dans cette villa, on rêverait d’y vivre», pour y goûter éternellement la beauté du monde et les vibrations de la lumière. Lorsqu’il dressera une sorte de bilan de son voyage en Italie (avec une halte au retour à Aix-en-Provence), il distinguera ainsi ce qui l’a vraiment touché de ce qui eût dû le toucher, et n’a produit sur lui aucun effet : «dans cette dernière catégorie, il faut ranger le Jupiter et Thétis d’Ingres, dont personne n’attend grand-chose, je crois bien. Mais de façon plus sacrilège j’y mettrais la Pala Sforza, le tambour bramantesque de Sainte-Marie-des-Grâces ou les flacons de Morandi dont nous fûmes abreuvés tout du long. Dans la première, le lac de Côme à Bellagio et la traversée de Bellagio à Varenna, le clocher de Soglio et le jardin de l’hôtel Palazzo Salis, la presqu’île de Chastré, comme d’habitude, le Montagna de Brera, Les Noces de Jacob et Rachel du musée Granet, une errance nocturne entre les cours et sur les balcons de l’université de Pavie, le mont Viso, le mont Viso, le mont Viso.» (pages 407-408)
La reproduction du Domaine d'Arnheim est extraite de l'ouvrage de Francine-Claire Legrand, James Ensor, précurseur de l'art moderne, éditions La Renaissance du Livre, 1999.
À titre d’illustration de cette si éclairante analyse, j'aimerais citer deux passages ; celui-ci d’abord, extrait des Elégies pour quelques uns (pages 94-95), écrit pendant les années italiennes de Renaud Camus (peu de temps après son séjour à la villa Médicis) : «Un visage, un langage, un paysage. Si je suis légèrement en délicatesse avec les Italiens, ces temps-ci, je garde intact mon amour à l’Italie, dont c’est l’un des principaux mérites et des charmes à mes yeux que de proposer, de cette équation qui pourrait bien être celle-là même du bonheur, l’une des plus élégantes formulations, fécondes et lyriques, que je connaisse. (...) Les Aixois me font rarement penser à Cézanne, les Toulonnais à Puget, les Dijonnais à Rameau, jamais à Pascal les Clermontois ; tandis que n’importe quel Urbinois, serait-il tout à fait inculte et ressemblât-il à Fred Mercury, profite sans le savoir d’une grâce raphaélesque, qu’on n’est pas d’Arezzo sans traîner après soi la Légende dorée de Piero ni sans en avoir les maxillaires plus marqués, et que dans mon ami d’Empoli, qui sans doute eût-été bien surpris de l’apprendre, j’aimais aussi Pontormo.»
Et ceci encore, à propos d’un tableau d’Ensor, dans L’Esprit des terrasses, journal 1990 (pages 142-143) : «De l'Ensor que j'aime, j'ai assez vite fait le tour, au moins dans cette exposition-ci ; mais je l'aime à la folie. (...) C'est celui, surtout d'un des plus beaux tableaux du monde, à mon gré, l'un des dix, peut-être, que je serrerais dans mon cabinet d'amateur si je ne devais sauver que dix tableaux au monde : ce sublime Domaine d'Arnheim d'une bienheureuse «collection particulière». Oh ! qu'il y reste, s'il y est aimé comme il doit l'être ! Car pareille merveille n'est pas faite pour le regard pressé du touriste, mais pour envelopper de ses ors crépusculaires et liquides, lourds comme un fleuve d’oubli, aériens comme le soir d'une journée de bonheur trop fort, toute une existence et toute une passion jalouse qu'on lui porterait en s'y fondant, à la manière dont Ellison, dans le parc de Poe, désire diluer tout son être à l'infini, et tirer toutes ses sensations jusqu'à leurs confins inconnus. Derniers flamboiements d'un ciel embrasé : est-ce un étang, ou bien un fleuve, qui font un miroir à ces coulées de vermeil en fusion, pour se glisser entre les bosquets torturés du désir et du rêve, et venir, s'élargissant toujours, nous inviter, nous convoquer, avec quelle impérieuse lascivité, à des voluptés qui ne seraient ni de la chair, ni de l'air, ni de la poésie, même, mais d'un alliage solennel et secret de toutes les plus graves et les plus ravageuses de nos joies ?»
La particularité de cette approche esthétique, qui se situe au-delà de la notion de perfection d’une œuvre, permet aussi de mieux comprendre ce que nous dit Renaud Camus dans le dernier volume de son Journal, Une chance pour le temps, à l’occasion de sa visite de la galerie Brera, à Milan ; le lecteur peut de prime abord être surpris de le voir tomber en arrêt devant le Saint Jérôme de Montagna, alors qu’il admire avec distance la Pala Montefeltro, ou le Mariage de la Vierge de Raphaël, ces « tableaux glacés qui ne (lui) font ni chaud ni froid »... C’est que, dans le tableau de Montagna, il retrouve une vibration du paysage – cet «arrière-pays» à propos duquel il cite d’ailleurs Bonnefoy –, «un évanouissement voluptueux dans l’énormité du sensible» qui le ravit ; de la même façon, il aime Veduta di villa Perabo, de Bellotto parce que «dans cette villa, on rêverait d’y vivre», pour y goûter éternellement la beauté du monde et les vibrations de la lumière. Lorsqu’il dressera une sorte de bilan de son voyage en Italie (avec une halte au retour à Aix-en-Provence), il distinguera ainsi ce qui l’a vraiment touché de ce qui eût dû le toucher, et n’a produit sur lui aucun effet : «dans cette dernière catégorie, il faut ranger le Jupiter et Thétis d’Ingres, dont personne n’attend grand-chose, je crois bien. Mais de façon plus sacrilège j’y mettrais la Pala Sforza, le tambour bramantesque de Sainte-Marie-des-Grâces ou les flacons de Morandi dont nous fûmes abreuvés tout du long. Dans la première, le lac de Côme à Bellagio et la traversée de Bellagio à Varenna, le clocher de Soglio et le jardin de l’hôtel Palazzo Salis, la presqu’île de Chastré, comme d’habitude, le Montagna de Brera, Les Noces de Jacob et Rachel du musée Granet, une errance nocturne entre les cours et sur les balcons de l’université de Pavie, le mont Viso, le mont Viso, le mont Viso.» (pages 407-408)
La reproduction du Domaine d'Arnheim est extraite de l'ouvrage de Francine-Claire Legrand, James Ensor, précurseur de l'art moderne, éditions La Renaissance du Livre, 1999.
Le Domaine d'Arnheim est visible actuellement au Musée d'Orsay à l'occasion de la rétrospective Ensor (et la reproduction ne rend pas justice aux vibrations extraordinaires de ce tableau)
RépondreSupprimerMerci de cette information, cher Philippe(s) ! Je sais bien que la reproduction n'est pas fameuse, mais hélas, je n'ai pas trouvé mieux...
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