Renaud Camus s’interroge souvent dans son œuvre sur la question du nom ; dans l’abécédaire Etc., il nous dit à l’article «Nom» : «Lui n’aime pas son nom, en tout cas doublement celui d’un autre ("nom du père", nom de l’un des écrivains les plus fameux de la génération précédente). Il aurait eu toutes les raisons du monde, à ses débuts, à écrire sous un pseudonyme. Mais le souci de la parole et de ses responsabilités l’interdisait absolument.» Il faut donc assumer ses responsabilités et accepter son nom, avec tous les malentendus, les confusions plus ou moins embarrassantes qu’il peut entraîner : il y a les «Camus, comme l’écrivain ?» des guichetiers ou des portiers d’hôtel, mais aussi au moment de l’«Affaire» les réactions insultantes de ceux qui ne supportaient pas de voir ainsi souiller le nom d’Albert Camus et préféraient appeler le pestiféré «M. Renaud» (on pense ici à Jean Daniel, cf. K. 310, page 195).
Si l’on consulte l’index des Journaux, on s’aperçoit qu’Albert Camus (pour éviter les fastidieuses répétitions, j’utiliserai ici les initiales AC et RC pour désigner chacun de nos deux auteurs) est très peu cité (une douzaine d’occurrences) ; toutefois, les références (parfois allusives et anecdotiques, mais aussi souvent plus profondes) à l’œuvre du grand aîné (littéraire) sont loin d’être absentes chez RC, comme je vais essayer de le montrer ici. Il y a d’abord un certain nombre de coïncidences : l’histoire que sa mère lui racontait au sujet de cet enfant enlevé par des gitans qui s’appelait Albert et qui pourrait être son frère : «Qu'elle plaisantait, il va s'en dire ; et déclare d'ailleurs aujourd'hui n’avoir de toute cette histoire que le souvenir le plus confus : un enfant enlevé, c'est vrai, qui s'appelait Albert, en effet ; il lui revient que l'affaire avait fait grand bruit ; mais elle n'avait jamais prétendu, jamais, au grand jamais, que ce drame avait avec nous la moindre relation.» (L’Elégie de Chamalières, pages 74-75). Autres coïncidences : «(la) fille de Camus est née la même année que moi, et elle s’appelle Catherine, comme ma mère...» (Outrepas, page 532) ; c’est à Clermont-Ferrand (la ville où RC fera ses études, l’Auvergne étant sa région natale) que Camus a écrit L’Etranger. On retrouvera ces coïncidences dans l’immense réseau intertextuel des Eglogues, où le nom «Camus» est un important point de passage.
AC est aussi présent à travers les titres de ses œuvres : un chapitre de l’Esthétique de la solitude est intitulé L’Etranger, le sous-titre de l’un des volumes des Eglogues (Travers II) est La Mort l’Été, contraction de deux titres d'AC : La mort heureuse (première version de L’Etranger) et L’Été. Sur la quatrième de couverture de Roman Furieux, le premier volume de l’histoire du roi déchu de Caronie, Roman Roi, est rapproché de La Chute. RC nous dit aussi dans le Journal 2007, Une chance pour le temps, à propos du roman qu’il est en train d’écrire, L’Ecart (qui deviendra Loin) : «Le modèle fantasmatique est quelque chose comme L’Etranger, je suppose : un autre titre qui serait parfaitement adéquat...» (page 361).
Le jeu des références est même poussé plus loin dans Roman Furieux, puisque, pendant leur séjour en France (à Chamalières, chez les parents de RC, qui se met lui-même en scène dans le récit, petit garçon de deux ans à qui le monarque déchu décerne l’ordre d’Arkel), les exilés caroniens lisent avec enthousiasme L’Etranger :
«L’écriture blanche , comme disait votre ami : vous vous souvenez ?
– Votre Majesté va finir par se prendre pour Meursault...
– Ah, il y a des éléments, il y a des éléments... Mais quand bien même, si cela devait arriver ? Vous n’auriez qu’à vous prendre pour Camus, mon petit ! Ça ne m’étonnerait pas du tout !» (Roman Furieux, page 77). Il faut préciser que la dernière réplique du roi est adressée à Homen qui est aussi le narrateur de toute cette histoire, dont l’auteur est Jean-Renaud Camus... La dernière partie du livre évoque la déchéance et la folie du roi Roman, réfugié à Hollywood, et le texte devient progressivement énigmatique et morcelé, rejoignant l’intertextualité des Eglogues : dans ce réseau d’allusions, de citations, de références multiples, on retrouve ces quelques lignes : «Camus aussi s’est tué dans un accident de voiture. La Femme adultère est la première nouvelle, dans L’Exil et le Royaume. » (Roman Furieux, page 472) Et juste avant ce passage est citée la première phrase de La Chute : «Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ?».
On se souvient aussi que, dans L'Epuisant Désir de ces choses, Ulysse Person, le mystérieux auteur de l'Opus Niger (manuscrit qui ressemble beaucoup au roman (à ce jour) inédit de RC, L'Ombre gagne), s'appelle en réalité Albert Camus :
«Mais alors, vous vous appelez vraiment Albert Camus ?
– Mais oui, très vraiment, mademoiselle. Vous voyez bien qu'avec un nom pareil je ne pouvais envoyer un livre à un éditeur...
– Mais comment peut-on s'appeler Albert Camus ? Ça me paraît...
– Ouh, alors pour celle-là il va falloir vous asseoir, croyez-moi. Attendez, n'y a qu'à enlever cette pile de... Voulez-vous un peu de café ? Du thé à la menthe ? Quelque chose de frais, plutôt, non ? On est dans un fouillis... Pour la partie Camus, remarquez, c'est assez facile : c'est un nom très répandu, vous savez. Quant à Albert, il s'est trouvé, malheureusement – enfin malheureusement ou pas malheureusement, je ne sais pas –, que ma mère était folle de L'Etranger, qu'on lui avait offert quand elle était enceinte de moi. Tout ceci se passait en des temps très anciens...» (L'Epuisant Désir de ces choses, pages 275-276)
Pour compléter ces quelques références, on notera également l'allusion à La Peste dans L’Amour l’Automne (cf. pages 38-39) ; on y retrouve l’un des personnage du roman d’AC, le juge Othon, ce qui permet d’ouvrir un passage vers la peste de Naples dans La Peau, de Malaparte, et Le Roi Peste, de Poe («c’est tout un ensemble !»).
Au-delà des références directes aux titres des œuvres, il y a aussi une certaine proximité dans les thèmes abordés par nos deux auteurs : après tout, les deux volumes de la geste mélancolique de Roman pourraient aussi s’intituler L’Exil et le Royaume, et l’on sait par ailleurs que la notion d’ «étrangèreté» est déterminante dans l’œuvre de RC. Quant au thème de la Chute, il est omniprésent : c’est la chute de la culture, de la parole (dans tous les sens du terme), de la civilisation, si souvent dénoncée dans le Journal et les écrits politiques ; mais aussi, dans L’Inauguration de la salle des Vents, les multiples et splendides variations autour de ce thème : la chute de X depuis le balcon du château, la chute de Lucifer dans L’Enfer dantesque, la chute du soleil au solstice d’été... Pour reprendre les paroles du roi Roman, il y a aussi des éléments de ressemblance entre Jean, le héros de Loin, et le Meursault de L’Etranger, qui s’ouvre à la fin du roman à la «tendre indifférence du monde», face à une nuit «chargée de signes et d’étoiles». Cette résignation finale n’est pas sans rappeler les dernières lignes de Loin, ou il s’agit pour Jean de «tordre le cou aux espérances» et de «n’attendre rien. Rabattre tout futur, en permanence, sur le moment présent. Habiter l’instant. Être là, très là. Et d’autant plus vivant qu’à demi-mort déjà.» Et, pour boucler la boucle, on se souviendra encore ici du Clamence de La Chute, promeneur de l’aube dans les rues désertes d’Amsterdam, «planant par la pensée au-dessus de tout», «buvant le jour d’absinthe qui se lève», heureux à mourir.
Certaines des références reprises ici sont extraites de cet article : L'Amour l'Automne, quelques remarques sur le titre.
Les références à L'Amour l'Automne sont précisées et développées ici.
Sur le même thème : hérédités, généalogie, destin.
Sur le thème de la chute dans L'Inauguration de la salle des Vents, on peut avoir des précisions ici.
Je signale également l'article de Ralph Sarkonak consacré à Roman Furieux, La chute dans la folie, dans l'ouvrage collectif Les Spirales du sens chez Renaud Camus (éditions Rodopi, 2009).
Image : Jean-Paul Marcheschi, Le damné (Fonds Marcheschi, château de Plieux)
Si l’on consulte l’index des Journaux, on s’aperçoit qu’Albert Camus (pour éviter les fastidieuses répétitions, j’utiliserai ici les initiales AC et RC pour désigner chacun de nos deux auteurs) est très peu cité (une douzaine d’occurrences) ; toutefois, les références (parfois allusives et anecdotiques, mais aussi souvent plus profondes) à l’œuvre du grand aîné (littéraire) sont loin d’être absentes chez RC, comme je vais essayer de le montrer ici. Il y a d’abord un certain nombre de coïncidences : l’histoire que sa mère lui racontait au sujet de cet enfant enlevé par des gitans qui s’appelait Albert et qui pourrait être son frère : «Qu'elle plaisantait, il va s'en dire ; et déclare d'ailleurs aujourd'hui n’avoir de toute cette histoire que le souvenir le plus confus : un enfant enlevé, c'est vrai, qui s'appelait Albert, en effet ; il lui revient que l'affaire avait fait grand bruit ; mais elle n'avait jamais prétendu, jamais, au grand jamais, que ce drame avait avec nous la moindre relation.» (L’Elégie de Chamalières, pages 74-75). Autres coïncidences : «(la) fille de Camus est née la même année que moi, et elle s’appelle Catherine, comme ma mère...» (Outrepas, page 532) ; c’est à Clermont-Ferrand (la ville où RC fera ses études, l’Auvergne étant sa région natale) que Camus a écrit L’Etranger. On retrouvera ces coïncidences dans l’immense réseau intertextuel des Eglogues, où le nom «Camus» est un important point de passage.
AC est aussi présent à travers les titres de ses œuvres : un chapitre de l’Esthétique de la solitude est intitulé L’Etranger, le sous-titre de l’un des volumes des Eglogues (Travers II) est La Mort l’Été, contraction de deux titres d'AC : La mort heureuse (première version de L’Etranger) et L’Été. Sur la quatrième de couverture de Roman Furieux, le premier volume de l’histoire du roi déchu de Caronie, Roman Roi, est rapproché de La Chute. RC nous dit aussi dans le Journal 2007, Une chance pour le temps, à propos du roman qu’il est en train d’écrire, L’Ecart (qui deviendra Loin) : «Le modèle fantasmatique est quelque chose comme L’Etranger, je suppose : un autre titre qui serait parfaitement adéquat...» (page 361).
Le jeu des références est même poussé plus loin dans Roman Furieux, puisque, pendant leur séjour en France (à Chamalières, chez les parents de RC, qui se met lui-même en scène dans le récit, petit garçon de deux ans à qui le monarque déchu décerne l’ordre d’Arkel), les exilés caroniens lisent avec enthousiasme L’Etranger :
«L’écriture blanche , comme disait votre ami : vous vous souvenez ?
– Votre Majesté va finir par se prendre pour Meursault...
– Ah, il y a des éléments, il y a des éléments... Mais quand bien même, si cela devait arriver ? Vous n’auriez qu’à vous prendre pour Camus, mon petit ! Ça ne m’étonnerait pas du tout !» (Roman Furieux, page 77). Il faut préciser que la dernière réplique du roi est adressée à Homen qui est aussi le narrateur de toute cette histoire, dont l’auteur est Jean-Renaud Camus... La dernière partie du livre évoque la déchéance et la folie du roi Roman, réfugié à Hollywood, et le texte devient progressivement énigmatique et morcelé, rejoignant l’intertextualité des Eglogues : dans ce réseau d’allusions, de citations, de références multiples, on retrouve ces quelques lignes : «Camus aussi s’est tué dans un accident de voiture. La Femme adultère est la première nouvelle, dans L’Exil et le Royaume. » (Roman Furieux, page 472) Et juste avant ce passage est citée la première phrase de La Chute : «Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ?».
On se souvient aussi que, dans L'Epuisant Désir de ces choses, Ulysse Person, le mystérieux auteur de l'Opus Niger (manuscrit qui ressemble beaucoup au roman (à ce jour) inédit de RC, L'Ombre gagne), s'appelle en réalité Albert Camus :
«Mais alors, vous vous appelez vraiment Albert Camus ?
– Mais oui, très vraiment, mademoiselle. Vous voyez bien qu'avec un nom pareil je ne pouvais envoyer un livre à un éditeur...
– Mais comment peut-on s'appeler Albert Camus ? Ça me paraît...
– Ouh, alors pour celle-là il va falloir vous asseoir, croyez-moi. Attendez, n'y a qu'à enlever cette pile de... Voulez-vous un peu de café ? Du thé à la menthe ? Quelque chose de frais, plutôt, non ? On est dans un fouillis... Pour la partie Camus, remarquez, c'est assez facile : c'est un nom très répandu, vous savez. Quant à Albert, il s'est trouvé, malheureusement – enfin malheureusement ou pas malheureusement, je ne sais pas –, que ma mère était folle de L'Etranger, qu'on lui avait offert quand elle était enceinte de moi. Tout ceci se passait en des temps très anciens...» (L'Epuisant Désir de ces choses, pages 275-276)
Pour compléter ces quelques références, on notera également l'allusion à La Peste dans L’Amour l’Automne (cf. pages 38-39) ; on y retrouve l’un des personnage du roman d’AC, le juge Othon, ce qui permet d’ouvrir un passage vers la peste de Naples dans La Peau, de Malaparte, et Le Roi Peste, de Poe («c’est tout un ensemble !»).
Au-delà des références directes aux titres des œuvres, il y a aussi une certaine proximité dans les thèmes abordés par nos deux auteurs : après tout, les deux volumes de la geste mélancolique de Roman pourraient aussi s’intituler L’Exil et le Royaume, et l’on sait par ailleurs que la notion d’ «étrangèreté» est déterminante dans l’œuvre de RC. Quant au thème de la Chute, il est omniprésent : c’est la chute de la culture, de la parole (dans tous les sens du terme), de la civilisation, si souvent dénoncée dans le Journal et les écrits politiques ; mais aussi, dans L’Inauguration de la salle des Vents, les multiples et splendides variations autour de ce thème : la chute de X depuis le balcon du château, la chute de Lucifer dans L’Enfer dantesque, la chute du soleil au solstice d’été... Pour reprendre les paroles du roi Roman, il y a aussi des éléments de ressemblance entre Jean, le héros de Loin, et le Meursault de L’Etranger, qui s’ouvre à la fin du roman à la «tendre indifférence du monde», face à une nuit «chargée de signes et d’étoiles». Cette résignation finale n’est pas sans rappeler les dernières lignes de Loin, ou il s’agit pour Jean de «tordre le cou aux espérances» et de «n’attendre rien. Rabattre tout futur, en permanence, sur le moment présent. Habiter l’instant. Être là, très là. Et d’autant plus vivant qu’à demi-mort déjà.» Et, pour boucler la boucle, on se souviendra encore ici du Clamence de La Chute, promeneur de l’aube dans les rues désertes d’Amsterdam, «planant par la pensée au-dessus de tout», «buvant le jour d’absinthe qui se lève», heureux à mourir.
Certaines des références reprises ici sont extraites de cet article : L'Amour l'Automne, quelques remarques sur le titre.
Les références à L'Amour l'Automne sont précisées et développées ici.
Sur le même thème : hérédités, généalogie, destin.
Sur le thème de la chute dans L'Inauguration de la salle des Vents, on peut avoir des précisions ici.
Je signale également l'article de Ralph Sarkonak consacré à Roman Furieux, La chute dans la folie, dans l'ouvrage collectif Les Spirales du sens chez Renaud Camus (éditions Rodopi, 2009).
Image : Jean-Paul Marcheschi, Le damné (Fonds Marcheschi, château de Plieux)
Un peu à côté, un peu dedans: vous vous interrogiez sur "les exils de silex", en lisant Journal de Travers je suis tombée sur une connexion possible.
RépondreSupprimerExils de silex: se retrouve dans journal de Travers p.1064, analogie avec un passage p.1030.
Un rapport avec Anthony Caro?
Si vous avez les moyens de creuser cette piste-là... (j'ai un peu essayé, pas beaucoup. Un catalogue d'exposition de 1975-76?)
Ces "exils de silex" sont décidément bien mystérieux : je trouvais que cela sonnait un peu comme du Saint John Perse, mais il ne semble pas que ce soit une bonne piste... Est-ce que cela pourrait avoir un rapport avec les sculptures d'Anthony Caro, ou les poèmes de Tennyson, qui est également cité page 1031 du Journal de "Travers" ?
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