Dans Une chance pour le temps, le dernier volume paru de son journal, Renaud Camus dit drôlement qu’il compte sur les Demeures de l’esprit pour «payer ses vacances» ; cette série d’ouvrages (quatre volumes sont déjà parus) est en tout cas celle qui rencontre le plus d’écho dans les «médias», bien silencieux sur le reste de l’œuvre de Renaud Camus. Pourtant, on aurait tort de penser qu’il s’agit là avant tout d’un travail de commande, et ce projet déjà ancien s’inscrit au contraire parfaitement dans l’ensemble de l’œuvre. Dans le classement des différents ouvrages, les Demeures de l’esprit appartiennent à la catégorie topographique, avec la série des Départements et les Onze sites mineurs. On sait combien les lieux, les cartes, les demeures sont importants pour RC : dans Roman Furieux, on l’aperçoit en petit garçon dans son parc, traçant éternellement sur le sol en soliloquant des «cartes de pays imaginaires», souvenir également évoqué de façon explicite dans Buena Vista Park . On en retrouve d’ailleurs un écho dans le quatrième volume des Demeures, pages 181-182, à propos de La Devinière de Rabelais : «Tout est pris dans le grossissement épique (et comique, ironique), ainsi qu’il en va dans les jeux sur le sable, les tracés de cartes imaginaires, les songeries gratifiantes de l’enfance (nous n’en guérissons pas tous)».
«Il y eut d’abord le parc. Et ainsi la littérature» lit-on au début d’Echange, (de Denis Duparc). Et il y eut aussi le parc ne cessant de rétrécir, et la demeure de l’enfance perdue. Tout cela est rappelé dans l’article «Perte» de l’abécédaire Etc. : «Vente de la maison familiale et de son parc (il a treize ans) : chassés du jardin d’Eden ? Réappropriation fantasmatique par les mots.» Depuis le début, le lien est étroit entre l’écriture (la phrase), et le pays, la terre, la géographie : l’Esprit des terrasses, fendre l’air, la Campagne de France... RC a toujours aimé les pèlerinages littéraires ; il y a près de vingt ans déjà, il disait à Jean-Pierre Salgas dans la série d’émissions A voix nue : «J'aime beaucoup aller sur les lieux. Pharsale à cause de Claude Simon. On a tendance à ridiculiser cela. On prête aux gens qui font cela l'illusion que le lieu va donner le dernier mot du texte. Pas du tout. Je ne cherche pas un dernier mot, mais que les lieux donnent un air, une terre en plus à la phrase, qu'ils creusent la phrase.» Et il jugeait aussi très gratifiant que l’on utilisât ses livres comme un guide, un compagnon de voyage : «Car les livres ne disent pas ce qu'il faut voir, mais rendent le lieu, l'heure, plus riches, plus bathmologiquement stratifiés.» Quand on se souvient de tout cela, on comprend bien que les Demeures de l’esprit sont loin d’être un travail de circonstance.
La demeure de l’esprit, maison d'artiste ou d'écrivain, devrait être dans l’absolu le lieu idéal où se nouent ces liens particuliers entre les pages et les ciels, les phrases et les paysages ; or, c’est loin d’être toujours le cas, et l’on comprend l’agacement ou l’accablement de l’auteur face aux ravages de la communication, de la médiation culturelle, avec ses vitrines, ses panneaux explicatifs, ses billetteries, ses boutiques de souvenirs. Pourtant, je ne pense pas que l’on puisse dire, comme Jérôme Garcin dans l’article qu’il a consacré au dernier volume paru des Demeures, que Renaud Camus n’aime pas son époque et lui préfère «le présent éternel» ; le portrait que brosse le critique du Nouvel Observateur d’un Camus passéiste parcourant en «calèche, phaéton ou tilbury» – on sent que l’on a évité de peu la chaise à porteurs – des «chemins de traverse poussiéreux» me semble relever du contresens. Ce que déteste RC, ce n’est pas son époque en tant que telle, mais la manière dont elle transforme en évidences et en valeurs universelles des comportements, des jugements, des discours qui relèvent au contraire de l’idéologie et du parti pris. Pourquoi faudrait-il, pour «être de son temps» et aimer son époque, applaudir à la disparition de ce que RC appelle dans Du sens «un mode de la présence sur la terre», surtout quand on mesure l’aspect désastreux de ce qui peu à peu le remplace, et qu’il faudrait adorer, sous peine de passer pour un ronchon passéiste, voire un vieux con réactionnaire ? On pense également ici à ce que nous dit le narrateur à propos du héros de Loin : «Il ne déteste pas l’humanité, pas du tout. C’est de la voir se dépouiller d’elle-même qu’il déplore au contraire.» De la même façon, l’omniprésente «médiation culturelle» est surtout nécessaire aujourd’hui parce que «le médiat, et le détour par la culture, par la syntaxe, la courtoisie, l’étude, le langage tiers, sont chassés de partout», comme le dit RC dans le chapitre consacré à sa visite bien décevante de la maison de Descartes (Demeures de l’esprit, France du Nord-Ouest, page 191). Dans la demeure de l’esprit muséifiée et lobotomisée, on ne retrouve plus ni la couleur ni la saveur des siècles ; on ne sent plus la présence de ceux qui l’ont habitée, et dans ces murs comme dans le paysage qui les entoure, il n’y a littéralement plus rien à voir ; la présence s’est perdue, et avec elle «l'absence adorable des morts».
À propos du dernier volume paru des Demeures de l'esprit :
L'article de Jérôme Garcin paru dans Le Nouvel Observateur.
L'article de Sébastien Lapaque paru dans Le Figaro.
Image : Renaud Camus (Site Flickr)
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