Dans le dernier volume de son journal, Une chance pour le temps, Renaud Camus évoque son voyage à Milan et sa «traversée du Piémont des collines», région dominée par «le grand cirque des Alpes», qui lui donne, nous dit l'auteur, «son cachet unique». Parmi tous ces sommets étincelants, source de «l'orgueil piémontais, ou de l'amour piémontais de la terre natale», il est particulièrement frappé par le Mont Viso, «qui doit être une obsession pour tous les habitants de ces contrées». Renaud Camus note que la particularité de ce mont est d'être toujours parfaitement visible, «tant il domine de haut, pyramide acérée, tous les autres sommets (...) on dirait que tout ce qui peut lui faire ombrage s'efface en son honneur.» C'est en effet ce splendide isolement, cette altière omniprésence dans le paysage qui lui vaut son nom, dérivant du latin Mons Vesulus, "la montagne bien visible", point de repère pour le voyageur, facilement visible dans toute la plaine piémontaise et aussi dans les vallées de Cuneo et le versant français du Queyras. Cette silhouette imposante lui a valu aussi de nombreux surnoms : Sua Maestà il Monviso, il Re di pietra (le Roi de pierre) ; c'est aussi au pied du Mont Viso (à Pian del Re – encore et toujours la royauté) que le Pô, plus long fleuve d'Italie, prend sa source. Les caprices du Roi de pierre et son imprévisibilité sont également à l'origine de nombreux dictons populaires piémontais, par exemple celui-ci : «Quanda Viso a l'ha ël capel, o ch'a fa brut o ch'a fa bel ; ma se ël capel lo quata tut, o ch'a fa bel o ch'a fa brut.» (Quand le Viso est couvert par un chapeau de nuages, le temps sera mauvais ou beau ; mais si les nuages le recouvrent entièrement, le temps sera beau, ou peut-être mauvais.). Le Mont Viso est aussi à l'origine de nombreuses légendes ; l'une d'elles prétend même que c'est lui que l'on voit sur le célèbre logo de la Paramount !
Le Mont Viso est également présent dans la littérature, et depuis très longtemps, puisqu'il est déjà mentionné par Virgile dans l'Enéide ; dans le livre X (707-709), le roi étrusque Mézence, ennemi d'Enée, est comparé à «un fort sanglier, par la morsure des chiens chassé de ses hautes montagnes – le Vésule couvert de pins l'a protégé longtemps, longtemps aussi, peut-être, les marais laurentes, nourri dans leurs champs de roseaux –» (traduction de Jacques Perret) («Ac velut ille canum morsu de montibus altis / actus aper, multos Vesulus quem pinifer annos / defendit multosve palus Laurentia, silva / pastus harundinea»).
On le retrouve aussi chez Dante qui le cite dans son évocation du Pô (Enfer, XVI, 95) : «come quel fiume che proprio cammino / prima del Monte Viso 'nver levante / da la sinistra costa d'Appennino» («Comme le fleuve qui suit son propre cours / avant le Mont Viso, vers le levant, / sur le flanc gauche de l'Apennin» (traduction Jacqueline Risset).
Dans sa traduction latine de la dernière nouvelle du Decameron, de Boccace, l'histoire de Griselda, Pétrarque mentionne lui aussi le Mont Viso (je cite ici la traduction italienne) :
«Nella parte occidentale dell'Italia, dalla catena dell'Appennino si leva il Monviso, un monte altissimo, isolato, che, innalzandosi con la sua vetta oltre le nuvole, si slancia nell'aria limpida. È una montagna famosa di per sé, famosissima per le sorgenti del Po che, sgorgato dal suo fianco con un rigagnolo, procede verso oriente, e subito gonfiatosi dopo un breve percorso per uno straordinario apporto di acqua, è definito da Virgilio non solo uno dei fiumi più grandi, ma il re dei fiumi. Taglia a mezzo la Liguria con la sua corrente impetuosa ; quindi dividendo l'Emilia e la Romagna e il Veneto, scende infine all'Adriatico con molti e larghi sbocchi.» («Dans la partie occidentale de l'Italie, depuis la chaîne des Apennins, s'élève le mont Viso, une très haute montagne isolée, qui, s'élevant avec sa cime au-delà des nuages, s'élance dans l'air limpide. C'est une montagne célèbre en elle-même, mais davantage encore parce que s'y trouve la source du Pô qui, ruisselet jailli de son flanc, suit son cours vers l'est, et gonflant aussitôt son débit après un bref parcours grâce à un considérable apport d'eau, est considéré par Virgile non seulement comme un des fleuves les plus grands, mais comme le roi des fleuves. Avec son cours impétueux, il coupe en deux la Ligurie ; puis divise l'Emilie, la Romagne et la Vénétie, pour descendre enfin vers l'Adriatique en de nombreux et larges débouchés.»)
Et dans ses Contes de Canterbury, Chaucer, à la suite de Pétrarque, reprendra la même histoire dans le conte de l'Universitaire d'Oxford (The Clerk's tale) :
«A proem to describe those lands renowned,
Saluzzo, Piedmont, and the region round,
And speaks of Apennines, those hills so high
That form the boundary of West Lombardy,
And of Mount Viso, specially, the tall,
Whereat the Po, out of a fountain small,
Takes its first springing and its tiny source
That eastward ever increases in its course
Toward Emilia, Ferrara, and Venice;
The which is a long story to devise.»
J'ai trouvé également un fragment du récit de voyage en vers d'un auteur beaucoup moins célèbre, H. Deslandes, (La nature sauvage, 1808) :
« Du Viso dont le pic s'élève inaccessible,
j'ai foulé sans pâlir la glace incorruptible,
j'ai respiré sous l'abîme et sous mes pieds j'ai vu
des vapeurs du matin l'océan suspendu.»
On voit bien que Renaud Camus est loin d'être le seul auteur à avoir éprouvé cette fascination pour le Mont Viso, et que ce dernier n'est pas aussi inconnu qu'il nous le dit dans cet autre passage d'Une chance pour le temps : «Le mont Viso est mon nouvel ami. J'aimerais tout savoir de lui alors que je ne suis même pas sûr qu'il s'appelle bien ainsi. Je ne comprends pas comment il peut régner avec tant d'évidence à la fois et tant de discrétion – car qui connaît son nom ? – sur le Piémont auquel, si je m'attache, c'est grâce à lui, et en dépit de toutes ses pauvres campagnes bafouées.» (page 408).
Ce texte doit beaucoup à l'article italien Monviso de l'encyclopédie en ligne Wikipédia, dont je remercie les auteurs anonymes et érudits.
(3) Mario Mancuso (Site Flickr)
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