Dans ce nouvel extrait du Journal de Valerio Zurlini, le cinéaste se souvient de ses années de guerre. Il évoque ici un épisode qui deviendra pour lui comme une scène primitive : sa découverte brutale et stupéfiante de l’horreur de la guerre, lors du bombardement de Bologne, en juillet 1943 (il a alors dix-huit ans). Il reconstituera cette scène à la fin de son deuxième long-métrage, Estate violenta (voir l’extrait-vidéo à la fin de ce message), mais elle reviendra également de façon récurrente et obsessionnelle dans plusieurs de ses films, sous des formes diverses : on la retrouve au début des Soldatesse (un très beau film, sorti (brièvement) en France sous un titre ridicule, Des filles pour l’armée), situé en Grèce pendant l’occupation italienne en 1940. La même scène revient également au début de Seduto alla sua destra (Assis à sa droite), une sorte de parabole inspirée par l’épisode du bon larron, transposé dans l’Afrique des mouvements de libération, dans les années soixante (le film a une tonalité très pasolinienne, accentuée par la présence de Franco Citti dans le rôle du «larron»).
Ce sont toujours les mêmes images qui reviennent : des corps mutilés, dépersonnalisés, allongés dans les rues, «réduits à l’état de choses qui n’inspirent même plus la pitié, mais seulement le dégoût et l’horreur», comme le dira bien des années plus tard Zurlini dans son Journal. Ces morts ont perdu jusqu’à leur identité, il n’y a plus personne pour les reconnaître, pour prendre soin d’eux au moment où ils vont accomplir le grand passage. C’est là un thème obsessionnel dans l’œuvre de Zurlini : il faut par exemple se souvenir de cette séquence poignante de Cronaca familiare où le personnage joué par Mastroianni vient rendre visite à son jeune frère agonisant ; il lui raconte le souvenir qu’il a de sa mère morte, et de ce geste qu’il avait accompli pour chasser une mouche qui s’était posée sur son visage. Le frère (interprété par Jacques Perrin) le regarde alors fixement et lui demande : «Caccerai le mosche anche dal mio viso ?» («Est-ce que tu éloigneras aussi les mouches de mon visage ?»). Cette question n’est certainement pas sans rapport avec le passage que l’on va lire...
«Il ventiquattro luglio Bologna fu ferocemente bombardata e il venticinque mattina dovetti recarmici per accompagnare una nostra amica che ritornava a Vicenza con la sua figlioletta. Arrivammo alla undici del mattino e la stazione ferroviaria era sconvolta, solo poche linee funzionavano ancora. Riuscii a trovare per loro una fortunosa coincidenza per Padova pochi minuti dopo e così io mi ritrovai solo, con alcune ore di tempo a disposizione, e mi inoltrai nella città.
Un cimitero. Le bombe degli alleati avevano tracciato una indiscriminata croce di fuoco in quelle lunghe strade rossicce e pacifiche, ne avevano massacrato i quartieri più dolci e silenziosi, avevano schiantato, incendiato, dissolto.
Centinaia di cadaveri senza più volto giacevano allineati sui marciapiedi della strada e i familiari dovevano spiarne da vicino le fattezze distrutte, le fisionomie scoppiate, con la paura di riconoscervi un loro caro disperso. Quel giorno ebbi la prima vera immagine della guerra che non si combatte solo fra uomini che si fronteggiano, ma saccheggia vite innocenti e ne cancella le fattezze, riducendole a cose estranee anche alla pietà, capaci solo di suscitare ribrezzo ed orrore.
Nei mesi e negli anni immediatamente successivi la guerra avrebbe violentemente condizionato la mia esistenza ma quel giorno compresi quanta la vita umana sia un capriccio assurdo, del destino o di Dio : speranze, sentimenti, intelligenza, creatività, slanci, amore, tutto era annientato in quella immobilità di poveri schifosi oggetti senza più alcuna funzione o ragione. Rotti nel boato di un attimo, abbandonati sul lastrico sembravano non possedere più nemmeno il loro passato. Questo era l’autentico orrore della morte provocata dalla violenza altrui, la perdita di un’identità che normalmente sopravvive alla propria fine.»
Valerio Zurlini Pagine di un diario veneziano Ed. Mattioli 1885, 2009
«Le vingt-quatre juillet, Bologne fut férocement bombardée et le vingt-cinq au matin je dus m’y rendre pour accompagner l’une de nos amies qui retournait à Vicence avec sa fille. Nous arrivâmes à onze heures du matin et la gare était sens dessus dessous, fort peu de lignes étaient encore en circulation. Je réussis à trouver pour elles une providentielle correspondance pour Padoue quelques minutes plus tard ; c’est ainsi que je me retrouvai seul, avec quelques heures de temps à ma disposition, et je m’engageai dans la ville.
Un cimetière. Les bombes des alliés avaient tracé une aveugle croix de feu le long de ces rues rougeâtres et paisibles, elles en avaient massacré les quartiers les plus agréables et silencieux, désormais écrasés, incendiés, pulvérisés.
Des centaines de cadavres sans visage gisaient, alignés sur les trottoirs et l'on devait en scruter les traits détruits, les physionomies éclatées, avec la peur d’y reconnaître un proche disparu. Ce jour-là, je vis le vrai visage de la guerre, celle qui ne se réduit pas à des hommes qui se combattent sur deux fronts, mais qui saccage des vies innocentes en en effaçant les traits, en les réduisant à l’état de choses qui ne suscitent même plus la pitié, mais seulement le dégoût et l’horreur.
Dans les mois et les années à venir, la guerre aurait violemment pesé sur mon existence, mais ce jour-là, je compris à quel point la vie humaine était un caprice absurde du destin ou de Dieu : les espoirs, les sentiments, l’intelligence, la créativité, les élans, l’amour, tout était anéanti dans cette immobilité de pauvres objets répugnants, sans plus aucune fonction ni raison. Brisés dans le fracas d’un instant, abandonnés sur le pavé, ils semblaient même dépossédés de leur propre passé. C’était l’horreur véritable de la mort provoquée par la violence d’autrui, la perte d’une identité qui normalement survit à la mort de l’individu.»
(Traduction personnelle)
L'extrait est vraiment saisissant. Les personnages sont hagards,totalement enveloppés dans une sorte de tourbillon. Et puis, quelle mise en scène!
RépondreSupprimerLa valeur du plan, l'utilisation du son, encore..
Et tout cela avec montage CUT/.Bref, une leçon.
Même s'ils sont, évidemment, pris dans la tourmente, les deux protagonistes ont l'air d'être "extérieur" le texte cité plus haut colle encore à cette réalité.
Je pense comme vous que l'on a affaire à un cinéaste de grande classe. La scène est d'autant plus saisissante que jusqu'à ce moment-là dans le film la guerre était plutôt distante, dans l'ambiance balnéaire de Riccione et l'insouciance de la jeunesse et des vacances. Carlo et son amie Roberta sont soudain brutalement confrontés à la violence aveugle et à la mort, comme a dû l'être dans des circonstances voisines Zurlini lui-même. C'est vraiment très fort...
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