"Vaghe stelle dell'Orsa, io non credea
Tornare ancor per uso a contemplarvi
Sul paterno giardino scintillanti,
E ragionar con voi dalle finestre
Di questo albergo ove abitai fanciullo,
E delle gioie mie vidi la fine."
G. Leopardi Le Ricordanze
Peu de films sont liés à une ville comme l’est Vaghe stelle dell’Orsa (le film est sorti en France sous un titre beaucoup plus banal : Sandra), de Luchino Visconti, à Volterra. En revoyant le film, on est frappé par l’adéquation entre l’histoire, les personnages et la ville, qui est bien plus qu’un simple décor. La Volterra de Visconti, c’est d’abord et avant tout la «città di vento e di macigno» («la ville de vent et de pierre») dont parle D’Annunzio dans son ultime roman, Forse che si, forse che no. L’influence de D’Annunzio est d’ailleurs évidente dans le film, et revendiquée par Visconti, qui n’a pas choisi pour rien de situer l’action au palais Inghirami (où habitent les personnages du roman de D’Annunzio).
Dès le début du film, tandis que Sandra et son époux américain, Andrew, s’approchent de la ville, on aperçoit les Balze, ces failles gigantesques dues à l’érosion du terrain fait d’argile et de sable, immenses et menaçantes falaises que D’Annunzio rapproche dans son roman de la représentation de l’Enfer dantesque. Quelques secondes plus tard apparaissent à l’image les remparts étrusques qui entourent la ville : le passé étrusque de Volterra, témoignage d'une civilisation mystérieuse et perdue, est aussi un élément important dans le film.
Visconti dit dans plusieurs entretiens qu’il a choisi Claudia Cardinale pour incarner Sandra, non seulement «pour ce que son apparente simplicité cache d’énigmatique, mais aussi pour l’adhésion somatique de son visage avec ce qui, des femmes étrusques, est parvenu jusqu’à nous.» L’actrice est souvent cadrée de profil, en gros plan, les nattes qui entourent parfois son visage rappelant certaines statues visibles au musée étrusque de la ville, ou sur les fresques des nécropoles étrusques (à Tarquinia, par exemple). Comme chez D’Annunzio, le paysage devient une métaphore de l’action : tout nous renvoie sans cesse au secret qui lie les personnages autour d’une tragédie familiale dont on découvrira progressivement les différents aspects (la mort du père dans un camp de concentration, peut-être dénoncé par sa femme qui a sombré dans la folie, le lien incestueux entre Sandra et son frère Gianni), sans d’ailleurs qu’à la fin tous les secrets soient dévoilés... Dans Forse che si, forse che no, la venteuse et cendreuse Volterra devenait une représentation de Dité, la cité infernale décrite par Virgile (dans l’Enéide) et par Dante (au chant VIII de L’Enfer) ; cette présence des morts et des fantômes dans le paysage est aussi importante chez Visconti : on citera par exemple la première rencontre de Sandra et Gianni dans le parc de la maison familiale, près de la statue voilée du père déporté et privé de tombe (on pense aussi ici à la rencontre d’Electre et d’Oreste – la référence à l’Orestie est explicite dans le film – devant le tombeau d’Agamemnon). Dans cette scène, le vent souffle, comme la bourrasque infernale qui emporte Paolo et Francesca dans le cercle des Luxurieux, au chant V de L'Enfer...
La présence métaphorique du paysage est aussi évidente dans la séquence de l’ancienne citerne romaine, avec son escalier à vis et son eau stagnante ; elle est devenue le refuge du frère et de la sœur et le lieu de leurs rendez-vous secrets : à la fin de la séquence qui les réunit une nouvelle fois dans ce lieu surgi de l’enfance, les silhouettes des deux personnages apparaissent dans l’eau sombre, comme un ultime reflet d'un passé à jamais perdu. Le passé s’érode, les souvenirs se désagrègent, comme la matière poreuse de l’albâtre, si présent à Volterra où on l’extrait des carrières et où on le travaille pour en faire des statues, comme celle d’Amour et Psyché que l’on voit dans le film, où Sandra et Gianni cachaient les messages qu’ils s’adressaient secrètement. Tout le film est sombre, nocturne, crépusculaire, impression renforcée par l’utilisation du noir et blanc et la magnifique photographie d’Armando Nannuzzi, qui joue admirablement de l’ombre et de la lumière. Ombre et lumière, comme dans la séquence finale qui mêle la découverte du corps de Gianni (il s’est suicidé) et la cérémonie d’inauguration de la statue du père ; on y entend les mots du rabbin qui évoque la résurrection des morts, les ombres qui renaissent à la vie, et l’on aperçoit dans la dernière image la silhouette blanche de Sandra, dans le grand vent qui agite les voiles des femmes et les branches des oliviers, emportant avec lui les paroles, les espoirs et les secrets.
À propos de Volterra et des Balze, je voudrais citer la très belle description qu’en fait Guido Piovene dans son remarquable Voyage en Italie (Flammarion 1958, hélas pas réédité depuis de très nombreuses années...) :
«A meno di un chilometro della città si apre la voragine delle Balze, dovuta all'erosione, un'erosione che ha inghiottito necropoli, mura etrusche, di cui si scorgono scarsi avanzi sul ciglio, chiese, monasteri, case, e che ancora continua. L'antichissima ma viva frana forma un anfiteatro spalancato verso il paesaggio. Si va a vederlo dall'alto, sul ciglio erboso, gettando occhiate timide in quell'imbuto di calcare dalle pareti a picco, giallastre, rossastre, nerastre, sputacchiate qua e là dagli escrementi dei falchetti, simili a spruzzi di pennello. Il vento vi mulina dentro ; quando è forte, è impossibile gettare nella voragine un fiore, uno sterpo, un grumo di terra ; come un guardiano occulto, il vento li ferma e li respinge. Si dice che dal baratro talvolta salgono le serpi ; non ne ho viste ; ho invece sentito salire il profumo delle ginestre, non già diffuso, ma in correnti fisse, come rivoli d'aria. Il luogo sembra popolato di volontà intelligenti e invisibili. Davanti si dilunga l'ampio paesaggio attravversato da grandi vertebre biancastre rivolte a ponente, e terminante all'orizzonte in una serie di catene montuose che sovrastano l'una all'altra finché l'ultima si dissolve in nebbia. Se vi tramonta il sole rosso, si pensa davvero al regno dei morti.» Guido Piovene Viaggio in Italia, Ed. Mondadori 1957
«A moins d’un kilomètre de la ville s’ouvre le gouffre des Balze, dû à l’érosion, une érosion qui a englouti nécropoles, murailles étrusques dont on aperçoit encore au sommet de rares vestiges, églises, monastères, maisons, et qui ne s’est jamais arrêtée. Le très antique éboulement, toujours à vif, forme un amphithéâtre s’ouvrant sur le paysage. On va le voir d’en haut, et jeter des regards timides dans cet entonnoir de calcaire aux parois à pic, jaunâtres, rougeâtres, noirâtres, où çà et là les excréments des faucons font des taches comme des éclaboussures de peinture. Le vent tourbillonne à l’intérieur ; quand il souffle très fort, il est impossible de jeter dans l’abîme la moindre fleur ou broussaille, la moindre poignée de terre ; comme un gardien mystérieux, le vent les arrête et les repousse. On dit que des serpents sortent parfois de cet abîme ; je n’en ai pas vu ; mais j’ai senti monter le parfum des genêts non pas diffus, mais en courants fixes, comme des bouffées d’air. L’endroit semble peuplé de volontés intelligentes et invisibles. En face s’étend le vaste paysage traversé de grandes vertèbres blanchâtres et terminé à l’horizon par une série de chaînes montagneuses qui se superposent jusqu’à ce que la dernière se fonde dans la brume. Lorsque le soleil rouge s’ y couche, on pense vraiment au royaume des morts.»
Guido Piovene Voyage en Italie (traduction : Claude Poncet)
Certaines des références citées dans mon texte sont extraites de l'excellent ouvrage de Laurence Schifano, Luchino Visconti, les feux de la passion, Perrin, 1987 (réédition (revue et augmentée) dans la collection Folio sous le titre Visconti, une vie exposée, 2009).
Je signale ce très bon site consacré à Visconti.
Un article intéressant sur le Viaggio in Italia de Guido Piovene (en italien).
Source des images : les Balze : site Flickr, photo de la séquence de la citerne : site Flickr, capture d'écran de la séquence finale : site Francomac.
On peut voir sur YouTube plusiers extraits de Vaghe stelle dell'Orsa, dont la très belle séquence d'ouverture.
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