Le otto montagne (Les huit montagnes, la traduction française paraîtra à la fin du mois d'août aux éditions Stock) de Paolo Cognetti forme avec Le garçon sauvage, dont j'ai déjà parlé ici, une sorte de diptyque, ce nouvel ouvrage étant le pendant romanesque du premier, qui se présentait comme un récit autobiographique.
Il est bien sûr toujours question de la montagne, dans la région du Val d'Aoste, la vallée que surplombe le majestueux Mont Rose, mais le ton est ici très différent et la narration plus ample, symphonique, avec un souffle qui ne s'épuise pas et qui emporte le lecteur de la première à la dernière page.
Le héros de l'histoire est Pietro, que l'on va suivre depuis son enfance où il découvre la montagne à l'occasion de randonnées avec son père, jusqu'à l'âge adulte (il a un peu plus de trente ans dans les deux dernières parties du roman). Pendant les longs étés de son enfance, il quitte la ville (Milan) pour retrouver le chalet que ses parents louent dans cette région austère du Val d'Aoste : "un monde arctique, un éternel hiver qui pèse sur les pâturages d'été". C'est là qu'il va rencontrer Bruno, le petit montagnard qui n'a jamais quitté ces hauteurs, et à qui va le lier une indéfectible amitié, nouée dans l'enfance et reprise à l'âge adulte, après une longue interruption d'une bonne quinzaine d'années, sans qu'elle ait rien perdu de sa ferveur ni de son intensité (on pense beaucoup à la nouvelle d'Annie Proulx Brokeback Mountain pour la force du lien entre les deux hommes, mais sans le côté sentimental et sexuel).
Le plus frappant chez Cognetti, c'est la langue précise et poétique qu'il emploie, un italien limpide mais incroyablement évocateur, aussi beau que celui des récits de Mario Rigoni Stern, à qui on pense souvent en le lisant. Le petit passage que je traduis ici explique le titre du livre, à travers un récit fait à Pietro, qui est aussi le narrateur, pendant l'un de ses voyages au Népal. Ce récit est aussi symbolique des deux pôles représentés par les deux personnages principaux : Pietro, le citadin fasciné par la montagne, et qui n'aura de cesse de parcourir le monde pour la retrouver sous toutes ses expressions, et Bruno, le point fixe, le centre du récit, celui qui ne quittera jamais son territoire intime, jusqu'au dénouement de ce qui est aussi une intrigue prenante, et dont il faut laisser la surprise au lecteur...
C’est un vieux Népalais, longtemps après, qui m’a raconté l’histoire des huit montagnes. Il transportait un chargement de volailles sur le chemin de l’Everest, vers quelque refuge où elles deviendraient du poulet au curry pour les touristes : il avait sur le dos une cage divisée en une douzaine de compartiments, et les volailles, vivantes, s’y agitaient en tous sens. C’était pour moi une nouveauté absolue : j’avais déjà vu des hottes pleines de chocolat, de biscuits, de lait en poudre, de bouteilles de bière, de whisky et de Coca-Cola se balader sur les sentiers du Népal pour satisfaire les goûts des Occidentaux, mais un poulailler portatif, c’était une grande première. Quand je demandai à l’homme s’il m’autorisait à le photographier, il appuya son chargement contre un muret, enleva le foulard qui l’aidait à soutenir son fardeau et il prit la pose, tout sourire, à côté des volailles.
Puis tandis qu’il reprenait son souffle, on se mit à discuter un peu. Il venait d’une région où j’étais déjà allé, et il s’en étonna. Il comprit que je n’étais pas un randonneur de passage, je réussissais même à faire quelques phrases en népalais, et il me demanda alors pourquoi je m’intéressais tant à l’Himalaya. Ma réponse à sa question était déjà prête : je lui dis qu’il y avait une montagne, là où j’avais grandi, à laquelle j’étais très attachée, et que cela m’avait donné envie de connaître les plus belles et les plus éloignées dans le monde entier.
— Ah, me répondit-il, j’ai compris : tu fais le tour des huit montagnes.
— Les huit montagnes ?
L’homme ramassa un bâtonnet avec lequel il traça un cercle dans la terre. Il le réussit parfaitement, on voyait qu’il était habitué à le dessiner. Puis, à l’intérieur du cercle, il traça un diamètre, puis, un deuxième perpendiculaire au premier, puis un troisième et un quatrième le long des bissectrices, obtenant ainsi une roue à huit rayons. Je songeai que, si j’avais eu à tracer la même figure, je serais sûrement parti d’une croix, mais le fait de partir d'un cercle était typique d'un asiatique.
— Tu as déjà vu un dessin comme ça ?
— Oui, répondis-je, dans les mandalas.
— Exact, me répondit-il, pour nous, au centre du monde, il y a une très haute montagne, le Sumeru. Autour du Sumeru, il y a huit montagnes et huit mers. C’est cela le monde pour nous.
Et tout en disant cela, il traça en dehors de la roue une petite pointe pour chaque rayon, puis une petite vague entre chacune des pointes. Huit montagnes et huit mers. Enfin, il dessina une couronne autour du centre de la roue, qui pouvait représenter, pensai-je, la cime enneigée du Sumeru. Il contempla un moment son œuvre et secoua la tête, comme s’il s’agissait d’un dessin qu’il avait déjà fait mille fois mais qu’il ne réussissait plus maintenant aussi bien qu’autrefois. Quoi qu’il en soit, il pointa le bâtonnet en direction du centre et conclut : — Hé bien, qui aura appris le plus : celui qui a fait le tour des huit montagnes, ou celui qui est arrivé au sommet du mont Sumeru ?
Le transporteur de volailles me regarda en souriant. Moi aussi, parce que son histoire m’amusait et j’avais l’impression d’en saisir pleinement la signification. Il effaça le dessin d’un geste de la main, mais je savais que je ne l’oublierais pas. Et je me dis qu’il fallait à tout prix que je raconte cette histoire à Bruno.
Images : en haut (1 et 2) : illustration de Nicola Magrin (détails)
en bas, (1) : Mark Lagrange (Site Flickr)
(2) : Dave Scott (Site Flickr)
L'ho appena finito di leggere. Molto bello. Per me, bellunese, sentir parlare con amore delle mie Dolomiti e di montagna è bellissimo. E poi i rapporti umani, l'amicizia...
RépondreSupprimerC'est très beau l'histoire du vieux Népalais. Chacun a sa montagne, son centre du monde...
RépondreSupprimerLes aquarelles de Nicola Magrin sont mystérieuses à souhait mais les photos choisies offrent le mystère de cette incroyable neige (cette blancheur qu'on ne peut peindre, sauf à la parcourir de noirs et de gris. elle s'installe alors entre ces ombres...) et de cette solitude, "...un monde arctique, un éternel hiver..." .
C'est la même solitude qu'à "Quatre heures du matin"... Un cœur de neige.