À Rome avec Nanni Moretti est un très joli ouvrage édité avec beaucoup de soin au Quai Voltaire, avec une mise en pages élégante et agréable, une succession de courts chapitres dans lesquels les deux auteurs, Paolo Di Paolo et Giorgio Biferali évoquent la géographie romaine des films de Nanni Moretti, avec des photographies et des cartes situant précisément les différents quartiers évoqués.
C’est à la fois une promenade dans Rome et dans la filmographie de Moretti qui nous est ici proposée, et le lecteur s’y plonge avec ravissement. Le livre se termine sur un entretien avec le metteur en scène, dans lequel ce dernier évoque le lien très fort qui l’unit à la Ville, présente dans la quasi-totalité de ses films (sauf La Chambre du fils, qui se passe à Ancône) : « Ce que j’aime à Rome, c’est la possibilité que me donne la ville de me promener à Vespa, et pas seulement l’été. Je peux errer dans la ville, sans but. Et puis il y a la lumière, celle de journées merveilleuses comme aujourd’hui, une lumière comme il en existe à mon avis peu dans le monde. Quant au rapport que j’ai avec Rome, je pourrais m’en sortir en vous disant que cette ville est comme une mère. Difficile de demander à quelqu’un quel rapport il a avec sa mère ! Une mère, c’est une mère, celle qui vous sa donné la vie. »
Pour donner une idée du ton de l’ouvrage, je cite ici un extrait du chapitre consacré au film Aprile, et à l’île Tibérine, sur laquelle se trouve le centre hospitalier Fatebenefratelli, où va naître Pietro, le fils du cinéaste :
Il est surprenant, en soi, que Rome — ville non maritime — possède une île. En plein cœur du centre historique, entre le Ghetto et le Trastevere, l’île Tibérine, en forme de navire de guerre, semble éternellement paisible, loin du temps et du chaos. Même quand la circulation atteint son pic sur les quais du Tibre, elle apparaît comme suspendue et silencieuse entre les feuilles des platanes. Un lieu franc et hospitalier : l’ancienne structure du Fatebenefratelli remonte à la fin du seizième siècle. Les vrais Romains naissent ici, se font soigner ici et meurent ici, dans ce lieu à l’écart que les Anciens dédièrent au dieu de la médecine Esculape et qui, au milieu du dix-septième siècle, servit, pendant l’épidémie de peste, de lazaret urbain. Devant l’hôpital, une banderole dénonce « 500 ans d’assistance jetés dans le fleuve ». À demi caché derrière les pins et les palmiers, il prend des airs quelque peu exotiques.
Moretti filme l’île côté proue en faisant apparaître l’hôpital dans un long plan fixe. La statue blanche émerge au-dessus des cimes un matin ensoleillé d’avril. Tout semble immobile. Et pourtant, un enfant est sur le point de naître. Moretti raconte par le menu sa paternité à venir, ce printemps de l’année 1996 : l’angoisse, la découverte, la stupeur. Sur l’une des berges de l’île, il se met à sauter, à courir, à remuer les bras comme s’il nageait, seul, juste après la naissance de Pietro. La mélancolie du piano de Ludovico Einaudi ajoute une émotion, plutôt que retenue, joyeuse — et cela n’a rien de contradictoire. On peut lire, en lettres blanches, sur la courtine rougeâtre de l’hôpital : « Betti ti amo » et le prénom très romain « Patroclo ». Recouvertes depuis, on les devine encore aujourd’hui, comme des morceaux de vie ensevelis, des élans contraints au silence. L’été, la rive droite de l’île se pare de chaises, de tables, et de pavillons. Celle de gauche, côté Ponte Fabricio, reste un peu vide, négligée, plus sauvage. Au coucher du soleil, les mouettes descendent en piqué pour se l’approprier et de temps à autre s’écartent pour laisser passer un joggeur, un marcheur solitaire ou un couple d’amoureux. Aux premières chaleurs, la butte herbeuse qui entoure l’hôpital accueille les pionniers du bronzage. Pittoresque enfin, comme la définissent les guides touristiques, la petite place de l’église San Bartolomeo apparaît, tache blanche posée au pied de la Torre Caetani, une tour médiévale en briques rouges qui semble la surveiller. Glace en main, des groupes de touristes défilent. Un petit vieux vend des épis de maïs grillés tandis que la sœur de Lella, dont le portrait est peint sur la porte du fameux restaurant éponyme, l’observe, bienveillante.
Extrait de À Rome avec Nanni Moretti, de Paolo Di Paolo et Giorgio Biferali Editions Quai Voltaire, 2017 (Traduction : Karine Degliame-O'Keeffe)
Images : en haut, (1) Journal intime, de Nanni Moretti
(2, 3, 4, 5) Aprile, de Nanni Moretti (captures d'écran)
Nanni Moretti est une sorte de Narcisse... Il apparait dans tous ses films. Autour de lui, Rome.
RépondreSupprimerC'est un peu ce que disait à son sujet Mario Monicelli : « À chaque fois, j'ai envie de lui dire : "Pousse-toi un peu Nanni, et laisse-moi voir le film !" » Mais c'est beaucoup moins vrai depuis "La Chambre du fils", et particulièrement ses trois derniers films, beaucoup moins "auto-centrés" ("Habemus papam" par exemple, est à mon avis un film extraordinaire, un des rares pour lequel on peut vraiment dire que la réalité a (presque) dépassé la fiction)...
SupprimerC'est vrai pour les deux films que vous citez et que j'ai beaucoup aimés. Rome est une ville éblouissante et ce livre est certainement très beau. Ce qui m'a retenu c'est le fait que ce livre ait été construit sur les préférences, les souvenirs et les habitudes de Nanni Moretti. Ainsi pour l'île Tibérine, progressivement absorbée par les souvenirs de la naissance de son fils.
RépondreSupprimerJe reviens en arrière (à cause de la première photo). En 1994 sortait son film "Journal intime".
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=kFAnfIw6ZOE
Au début, dans la première période du film, portant le titre "En Vespa", on le suivait à travers les quartiers de Rome qu'il aimait (Garbatella, Spinaceto, Casalpalocco, la plage d’Ostie où P.P. Pasolini a trouvé la mort). Je suppose qu'on les retrouve dans ce livre de Paolo Di Paolo et Giorgio Biferali. C'était déjà une sorte d'écriture autobiographique poursuivie dans "Mia Madre" et "Aprile". Il semble se construire de film en film comme s'il était un inconnu pour lui-même, égaré. Une sorte de quête d'identité d'un intellectuel qui se cherche à travers son cinéma.. Je pense aussi à deux autres films que vous avez évoqué sur ce blog : de Roberto Rossellini "Rome, ville ouverte" et de Federico Fellini "Fellini Rome". Pour Nanni Moretti, c'est lui par la ville, la ville autour de lui.
C'est un peu le genre du "journal intime" qui veut ça : l'auteur est forcément au centre du dispositif, littéraire ou ici cinématographique. Cet aspect autobiographique (et sans doute aussi un peu narcissique) est moins marqué dans les derniers films, beaucoup plus transposés et dans lesquels Moretti s'expose beaucoup moins (il ne se donne plus les premiers rôles).
SupprimerÇa me fait un peu penser à Woody Allen, qui a eu la même évolution ; ses films actuels sont beaucoup moins auto-centrés... En élargissant le débat, on pourrait dire aussi que c'est la marque de tous les films d'auteur : après tout, Fellini est partout dans chacun de ses films, même si on ne le voit que rarement à l'image (dans "Fellini-Roma", justement, et le titre est déjà tout un programme...).