À propos de Giovani mariti, de Mauro Bolognini
Dans l’abondante
filmographie de Mauro Bolognini, un réalisateur toujours sous-estimé, les cinq
films qu’il a réalisés à partir de scénarios de Pier Paolo Pasolini (Marisa la
civetta [titre français : Marisa la coquette], Giovani mariti [titre
français : Les Jeunes maris], La notte brava [titre français : Les
Garçons], La Giornata balorda [titre français : C’est arrivé à Rome], Il
Bell’Antonio [d’après le roman de Brancati, titre français : Le Bel
Antonio]) frappent aujourd’hui encore par leur audace et leur originalité. Au
moment de leur sortie, ces films laissèrent souvent perplexes les spectateurs, mais aussi les collègues de
Bolognini, comme il le raconte à Jean Gili à propos des Jeunes maris :
« À cette époque, Pasolini ne faisait pas encore le scénariste. Les
premières années, j’ai travaillé avec lui contre l’hostilité de tous, non
seulement des producteurs mais aussi des amis. Les dialogues de Giovani mariti
étaient insolites, peut-être littéraires, ils avaient quelque chose de particulier
— je ne saurais même pas dire quoi, je n’ai pas vu le film depuis longtemps
— ; quoi qu’il en soit ces dialogues étaient très différents du "ronron"
habituel. Pasolini était différent et ses dialogues avaient un son très
étrange. Je me souviens que lorsque l’on fit la première projection de Giovani
mariti à Cinecittà, beaucoup de gens étaient venus, des acteurs, des actrices,
des metteurs en scène importants : il y avait Antonioni, Fellini, d’autres
encore. Normalement, pendant ces années, on invitait les amis et à la fin de la
projection il y avait des applaudissements. Ce soir-là, le film terminé, il n’y
eut aucun applaudissement ; personne ne sortait pour éviter de me
rencontrer. Ils n’avaient pas le courage de me dire quelque chose, rien,
c’était tragique. Moi, j’ai dû quitter le fond de la salle où je me tenais pour
qu’ils se décident à sortir. Je crois que cet accueil était dû en partie à ces
dialogues inhabituels. Des amis me prirent par le bras dans les allées de
Cinecittà, par exemple Fellini qui me dit : « Mais pourquoi fais-tu
ces choses-là ? ». Ce soir-là, ils m’ont beaucoup démoralisé.
Cependant, je sentais que c’était ma collaboration avec Pasolini qui les
ennuyait. Alors, j’ai tout de suite choisi de continuer à travailler avec Pier
Paolo... » (entretien avec Jean Gili, in Le cinéma italien, 10 / 18,
1978).
Quand on revoit aujourd’hui Giovani mariti, on comprend que ce qui a pu désarçonner
les spectateurs ne concernait pas seulement les dialogues, leur aspect
littéraire et poétique étant limité aux passages où intervient la voix off du
narrateur (qui dit des choses comme : « Giorni della gioventù, si
sciolgono come neve al sole. » [Jours de la jeunesse, ils fondent comme neige au
soleil]) ; ce qui a pu surprendre vient aussi des situations, souvent très
audacieuses, même si l’on reste toujours dans un non-dit prudent. Le film
raconte l’adieu à la jeunesse — à leur vie de garçon, comme on a l’habitude de
dire — d’un groupe de cinq jeunes hommes
de la bourgeoisie provinciale (nous sommes à Lucques, merveilleusement filmée,
souvent dans la brume et dans la nuit, magnifiée par le noir et blanc de la
photographie d’Armando Nannuzzi). Le film est construit de façon cyclique, les
scènes du début (la fête nocturne, le bain dans le fleuve) se répétant à la fin
sur le mode du ratage et de la déception, comme si le charme de la jeunesse, de l’amitié et de
la complicité masculine était à jamais rompu, remplacé par les contraintes de
la vie adulte : le travail, le mariage, le conformisme social...
Il est
très frappant de constater la séparation radicale qu’opère ici Bolognini (et
d’abord Pasolini, l’auteur du scénario) entre les sexes : les filles sont
toujours strictement habillées et sur un perpétuel quant-à-soi, tandis que les
corps des garçons sont souvent dévêtus et érotisés, à l’occasion de baignades
dans le fleuve ou à la piscine, ou de douches après des parties de tennis. Bien
sûr, ces garçons ne parlent entre eux que de drague et de conquêtes féminines,
mais on a sans cesse l’impression qu'ils obéissent ainsi à une sorte d’impératif
social, qu’ils s’empressent aussitôt de transgresser pour se retrouver entre
eux, et que c’est à ce moment-là qu’ils sont pleinement heureux. Rien n’est dit
ouvertement, mais l’image suggère beaucoup, et c’est sans doute aussi ce trouble
et cette ambiguïté sexuelle qui ont dû gêner certains spectateurs, même si
Bolognini feint de ne pas le voir dans son entretien (quinze ans plus tard)
avec Gili.
Je terminerai en reprenant un très joli témoignage de Bernadette
Lafont, qui était présente sur le tournage de Giovani mariti, où elle
accompagnait Gérard Blain (l’un des interprètes principaux du film) qu’elle
venait d’épouser. Ce petit texte est extrait de l’ouvrage Bernadette Lafont, une vie de cinéma, un magnifique album réalisé par Bernard Bastide, et édité
par une petite maison d’édition nîmoise, Atelier Baie ; j’en recommande
vivement la lecture :
« Le tournage a dû se caser en septembre ou
octobre 1957, juste avant que ne commence celui du Beau Serge. Là-bas, j’ai
rencontré des gens merveilleux, très raffinés : Mauro Bolognini bien sûr,
mais aussi Piero Tosi, le costumier attitré de Visconti, Laura Betti, qui était
alors la copine de Bolognini avant de s’attacher à Pasolini. Etant donné que
Gérard tournait presque tous les jours, je m’embêtais pas mal. Puis un jour,
quelqu’un de la production lui a dit : « Il y a un peu de figuration
à faire. Ta femme est vraiment bien, il faut qu’elle fasse quelque
chose ! » Gérard, qui ne voulait toujours pas que je fasse de cinéma,
a fini par céder en disant que cela nous ferait un peu d’argent de poche. Autre
avantage : on a fabriqué pour moi, sur mesure, une magnifique robe en
velours noir que j’ai portée bien après le film. Quant à mon engagement, il se
réduisit à deux ou trois jours, perdue au milieu de la foule des figurants.
(...) Se trouver à Rome à l’époque de la dolce vita, c’était fascinant. Je
faisais de longues marches autour du Colisée. Ce que j’aimais par-dessus tout,
c’était les photos de films dans les vitrines, aux devantures des cinémas. Mon
cœur chavirait à la vision de ces visages familiers, au point que j’avais envie
de rentrer dans toutes les salles. Imitant les ragazze affranchies, je
m’empressais de donner rendez-vous à de jeunes garçons dans les jardins
publics. Je me rappelle notamment d’un petit jeune homme, passionné de cinéma,
âgé de dix-sept ou dix-huit ans. Un jour, alors que l’on se promenait, il m’a
pris la taille et m’a embrassé sur la bouche, ce qui nous a valus d’être hélés
par un agent de police. Tout cela avait beau être d’une grande chasteté, les
Italiens ne plaisantaient pas avec la morale. »
Il n'existe pas d'édition française de ce film, mais on peut se le procurer en DVD dans une édition italienne de très bonne qualité (sans sous-titres français).
Il y a des connivences entre filles comme entre garçons aux quelles il nous faut renoncer dans le mariage , pas seulement en cette Italie. Vive le célibat et ses pauses sentimentales et sensuelles !
RépondreSupprimerBernadette Lafont, une grande...
3 ans plus tard... Comme le temps passe...
RépondreSupprimerLes blogs "blogspot" ont été inaccessibles pendant 15 jours. Joie de retrouver ces pages et cette chronique qui m'est familière.
Merci infiniment pour cet article qui m'éclaire sur cette série de films Bolognini/ Pasolini que je suis en train de découvrir avec fascination... Que dire encore de Giulio le cadet de la bande qui au début et à la fin du film refuse la compagnie des prostituées et feint d'être malade ? ce jeune acteur Raff Mattioli si charmant et au destin si bref... Je vais lire tous vos articles sur Bolognini avec curiosité !
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