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lundi 19 décembre 2016

Les dames, les chevaliers, les armes, les amours...




Dans Certi momenti, un ouvrage paru aux éditions chiarelettere en 2015, Andrea Camilleri raconte certains moments qui ont marqué principalement son enfance et son adolescence, même si certains autres récits concernent sa vie d’adulte. Il s’agit de découvertes, de lectures fondamentales, de rencontres de personnages inconnus ou célèbres, d’amitiés indéfectibles que Camilleri, à quatre-vingt-dix ans, fait revivre de façon incroyablement précise et vivante. Je cite ici un exemple de ces moments précieux qui se sont gravés dans sa prodigieuse mémoire : la découverte du Roland furieux, et par ce biais de l’attrait unique de la fantaisie poétique, du plaisir et de l’enchantement de la narration qu’il illustrera si bien plus tard dans son œuvre prolixe et dans ses passionnantes conversations.




Un jour, je décidai d’explorer la bibliothèque de mon grand-père Vincenzo, qui habitait avec ma grand-mère Elvira dans un grand appartement sur le même palier que nous. Les livres étaient tous rangés dans un vaste meuble, qui se trouvait dans le grand salon à l’entrée. Quand je commençai à en parcourir les titres, je fus déçu ; il s’agissait principalement des fameux manuels Hoepli consacrés à l’agriculture, à l’élevage des animaux domestiques, des chevaux et même des abeilles. 

Parmi les volumes non techniques, il y avait I Promessi sposi (Les Fiancés) dans l’édition de 1840 et le roman populaire Ettore Fieramosca. Sur l’étagère la plus basse, les livres étaient rangés en position horizontale parce que leur grand format ne leur permettait pas de tenir debout entre deux rayons de la bibliothèque. Je me rappelle parfaitement que j’étais parvenu à l’avant-dernier de ces grands livres, consacré aux régions d’Italie, quand en le soulevant je vis juste en dessous un volume à la couverture rouge, très épaisse, avec le nom de l’auteur et le titre écrits en lettres dorées : Ludovico Ariosto, Orlando furioso (Roland furieux). C’était un ouvrage très lourd et j’eus du mal à l’extraire de son logement. Quand je l’eus finalement entre les mains, je fus saisi d’admiration : c’était le livre le plus élégant que j’avais jamais vu.




Chaque page était d’un épais papier glacé et il était très richement illustré. Sur chacune des pages, les illustrations occupaient la moitié ou le quart de l’espace ; et il y avait aussi des dizaines de gravures en pleine page. Sur la quatrième de couverture, il était précisé que les illustrations étaient de Gustave Doré. Je transportai l’ouvrage dans ma chambre, je réussis à le poser sur mon lit et m’allongeai avant de commencer à le feuilleter. Je fus fasciné dès le premier dessin, et je décidai donc de regarder à la suite toutes les gravures avant de commencer à lire le texte. Ce fut ainsi que pour la première fois de ma vie, à huit ans, je vis le dessin d’une femme nue. Cela m’impressionna vivement et je restai un long moment à la contempler. Je savais déjà comment naissaient les enfants ; j’en avais été minutieusement informé par mes camarades d’école, fils de charretiers, de dockers, de muletiers, qui étaient de vrais experts en la matière. Après avoir vu toutes les illustrations, je commençai à lire : « Les dames, les chevaliers, les armes, les amours... ».




Je me rappelle d’avoir lu et relu dix fois de suite la première octave, totalement captivé par la sonorité de ces mots, avant même d’avoir pu en saisir la signification exacte. Le rythme, la musicalité, les rimes résonnaient en moi comme une chanson, me poussant très vite à lire à haute voix, si bien que ma mère finit par ouvrir la porte pour me demander avec qui je parlais. 

Voilà, ce fut le début d’un engouement qui dura pendant de très nombreuses années. Ma grand-mère Elvira, en me racontant les aventures d’Alice au pays des merveilles, avait stimulé mon imagination, qui se déchaîna littéralement à la lecture du Roland furieux. Je m’amusai à inventer des variantes. Par exemple, si Roland est devenu fou à la simple vue des noms d’Angélique et de Médor gravés sur l’écorce des arbres, qu’aurait-il fait s’il les avait surpris en train de célébrer leur union ? Il aurait certainement défié Médor en un combat singulier et, c’est presque certain, il l’aurait tué. Mais qu’aurait-il ainsi obtenu ? Certainement, la haine éternelle d’Angélique. 

J’aimais aussi les nombreuses intrigues secondaires. Celle de Fiammetta me fit beaucoup rire, et je décidai de l’apprendre par cœur pour la réciter à mes camarades d’école. 

Andrea Camilleri  Certi momenti, chiarelettere Editore, 2015  (Traduction personnelle)







Images : Gustave Doré, illustrations pour le Roland furieux de L'Arioste



3 commentaires:

  1. Mon dieu, que d'amour coule dans ce blog somptueux ! Amour et douceur, amour et fureur, amour et mélancolie. Amours d'aujourd'hui, amours de la Renaissance... Amours contrariées de Pénélope et Ulysse. Ça réchauffe comme un grand feu dans la nuit. Je ne sais comment était le monde avant l'amour, certainement bancal et sans lumière. Pas fini...
    Qu'allez-vous nous offrir pour Noël ? quelle lumière ? quel amour, bien différent celui-là... Viendra-t-il d'Italie ou de Corse, de Provence ou de Syrie ?
    C'est bon de vous retrouver. Je découvre à l'étage du dessous "Peut-être le sais-tu ?", une autre pudeur de l'amour...

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    1. Merci Christiane ; pour Noël, je ne sais pas encore, peut-être une "rediffusion" car malheureusement le temps me manque beaucoup en ce moment pour "alimenter" régulièrement ce blog !

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    2. Mais les rediffusions, vos lecteurs ne s'en lassent pas !

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