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vendredi 25 novembre 2011

Le Jeune homme à l'imperméable (Il Giovane con l'impermeabile)




Dans le dernier ouvrage qu'il vient de faire paraître chez Bompiani, Viaggio sentimentale nell'Italia dei desideri, Vittorio Sgarbi consacre quelques pages (p.214-220) au peintre sarde Brancaleone Cugusi da Romana. J'ai traduit ici un passage dans lequel il analyse l'un des tableaux les plus célèbres de Brancaleone, Le Jeune homme à l'imperméable :

Toute l’œuvre du peintre sarde Brancaleone Cugusi da Romana est en réalité la reproduction de photographies. Ce jugement ne doit toutefois pas être entendu dans un sens négatif. Il correspond plutôt à la volonté de l’artiste d’opérer une séparation, une distance avec les sujets qu’il représente pour faire émerger leur être, comme s’il s’agissait d’intrus. "Intrus" parce qu’ils sont les spectateurs de quelque chose qui se situe à l’extérieur du cadre et, en même temps, en eux-mêmes, dans une position latérale. C’est la même intuition qu’avait eue Léonard de Vinci quand il a peint La Dame à l’hermine. Rappelons-nous de ce chef d’œuvre. Il est très différent de La Joconde, qui nous regarde de façon moqueuse et presque racoleuse. Son regard semble aller à la rencontre du spectateur. C’est la femme de tout le monde ; et elle l’est non seulement parce que c’est ce que le tableau nous suggère, mais aussi parce que l’œuvre est devenue universellement célèbre. Outre le fait que le tableau est moins connu, La Dame à l’hermine a une autre caractéristique : elle ne nous regarde pas. Elle nous ignore, elle regarde ailleurs. Elle nous exclut de son regard parce qu’elle ne veut pas nous appartenir. Elle regarde une seule personne, située dans une autre direction. Il existe d’ailleurs peut-être de ce tableau un correspondant masculin ; il s’agissait probablement d’un diptyque matrimonial, où la femme regardait un amant aujourd’hui disparu. Ainsi nous reviennent en mémoire tous ces tableaux si singuliers, si fascinants, dans lesquels le personnage ne nous toise pas, mais détourne de nous son regard. La Dame à l’hermine ne regarde qu’une seule personne : les autres l’indiffèrent.

Voici donc le vrai modèle, la vraie raison, inconsciente peut-être chez Brancaleone, qui fait que plusieurs de ses personnages ne prennent pas la pose pour nous. Ils ne sont pas des personnages liés à notre propre existence, mais plutôt les spectateurs d’un spectacle situé hors du cadre. Toutefois, Brancaleone ne manque pas dans plusieurs de ses œuvres de décliner l’effronterie du personnage de ce qui est peut-être son plus beau tableau : Le Jeune homme à l’imperméable. Le garçon sourit et nous regarde comme en 1941 il a regardé Brancaleone Cugusi : c’est vraiment lui. C’est lui aussi dans Le Jeune homme convalescent, avec le même regard un peu ténébreux, un peu mystérieux, un peu mélancolique. Un jeune homme romantique, un jeune poète, qui a même récemment écrit un livre de souvenirs dans lequel il se souvient de ces séances de pose pour le grand peintre. Avec ce tableau, Cugusi lui a élevé un monument ; le modèle a accepté que ce monument soit réalisé à partir de son élégante silhouette, mais c’est l’artiste qui l’a sublimé. Ce tableau pourrait d’ailleurs être la couverture de ce très beau roman qu’est L’Etranger de Camus, ou encore rappeler l’Humphrey Bogart de Casablanca, un film de ces mêmes années. Le Jeune homme à l’imperméable est une icône de notre temps, à tel point que lorsque Giorgio Nicodemi, grand critique aujourd’hui oublié, dut choisir un tableau de Brancaleone pour la Galerie d’Art contemporain de Milan, c’est celui-ci qu’il décida d’acheter. La transaction eut lieu en 1942, l’année de la mort de Cugusi. Ce fut en fait une double tragédie : parce qu’il est mort jeune, à trente-neuf ans, et parce que la mort le faucha dans l'un des plus tristes moments historiques que connut l’Italie. Ainsi, il fut très vite oublié. Il est tombé malade pendant la guerre, et la maladie l’a emporté sans que plus personne ne se soucie de lui : une telle indifférence est bien difficile à concevoir aujourd’hui. En 1941, en peignant ce jeune dandy, cet existentialiste italien, le jeune homme à l’imperméable, Brancaleone évoque le thème de la solitude, de la Nausée, des Indifférents. C’est justement dans cette dimension existentielle que se situe sa personnalité : elle nous permet aujourd’hui de lui rendre sa place dans l’histoire de l’art. Brancaleone, en effet, n’est pas seulement un grand peintre sarde ; il est aussi un grand peintre italien. Sa figure manquait aux travaux des spécialistes : nous ne pourrons plus considérer l’histoire de l’art du vingtième siècle sans y insérer, entre 1936 et 1942, les pièces essentielles que constituent ses tableaux.

Vittorio Sgarbi Viaggio sentimentale nell'Italia dei desideri Bompiani ed. (2010) (Traduction personnelle)





Toujours le même imperméable, dans deux autres tableaux de Brancaleone : Ragazzo, et, plus bas, Giovane vinto dalla vita :






Autoritratto


On peut lire ici le texte de Vittorio Sgarbi en italien.

4 commentaires:

  1. Ah, passionnant, merci beaucoup. Savoir comment est le livre de souvenirs du poète... Et quel titre, Giovane vinto dalla vita (cependant le giovane n'a pas l'air bien jeune) ! Renaud Camus

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  2. J'ignorais tout de ce peintre avant de lire le livre de Vittorio Sgarbi ; ses tableaux sont vraiment étonnants, avec ces titres si mélancoliques, presque léopardiens : "Pensieri tristi", "Giovane vinto dalla vita". Ces jeunes modèles ont tous la même expression triste et perdue, ce sont des âmes déçues qui ont l'air de reprocher à la vie de leur avoir tant promis pour leur accorder finalement si peu.

    C'est la même tristesse que l'on ressent en songeant à ce peintre mort à trente-neuf ans, le trois mai 1942, au moment où il s'apprêtait à assister à sa première exposition, prévue à Milan, le trente-et-un mai de la même année.

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  3. Christiane : je suis vraiment désolé ; en voulant vous répondre, j'ai effacé involontairement votre si intéressant commentaire. J'ai pu heureusement le récupérer en passant par ma boîte mail. Je le reproduis donc ici en le faisant suivre de la réponse que je vous avais faite. Avec toutes mes excuses !

    Message de Christiane : "...Toute l’œuvre du peintre sarde Brancaleone Cugusi da Romana est en réalité la reproduction de photographies..."
    J'aurais aimé un face à face avec ces photographies. Certains artistes photographes captent remarquablement l'âme de leurs modèles. Ici, nous ne savons pas s'il y a transformation ou mise en valeur par cette technique nuancée et éblouissante. Il reste la couleur, les couleurs entre elles, la touche, l'évolution d'une toile à l'autre. Le texte est très éclairant sur ce que fait naître en V.Sgarbi la contemplation des tableaux de Brancaleone avec une acuité étonnante.
    Cette tristesse, ce vide, cet ailleurs et même ces teintes provoquent en moi la même émotion que les oeuvres d'Edward Hopper. Là aussi une illusion de l'objectivité, une grande profondeur intérieure, un trouble, une interrogation des visages, une obstination, une attirance vers l'absence, la solitude, l'immobilité.
    Il y a dans les oeuvres de Brancaleone une atmosphère propice à réveiller le souvenir de ces grands écrivains que vous citez. Ils regardent au loin, ailleurs.
    Le traitement des vêtements (imperméable, chemise et pantalon) est en contraste avec l'énigme subtile des visages : vigueur et contrastes, structure puissante. Un beau travail de lumière et d'ombre, une grande sensualité dans le traitement des plis, des étoffes.
    Un grand bonheur de lecture et d'observation. Merci.

    Ma réponse :

    Merci, Christiane, pour votre beau commentaire ! Je suis actuellement plongé dans plusieurs ouvrages sur ce peintre étonnant, et ce que je découvre est vraiment passionnant, j'en parlerai dans de prochains messages sur ce blog.

    La technique de Brancaleone était très particulière : il photographiait ses modèles à travers une grille faite d'une multitude de petits carreaux, avec des repères verticaux de lettres et horizontaux de chiffres. Cette grille était ensuite posée contre la toile et utilisée comme support. Il appliquait ensuite la peinture à l'intérieur de chaque carreau en suivant le modèle photographique, comme une sorte de canevas. La grille était ensuite retirée du tableau achevé, et lorsque l'on observe attentivement la toile, on peut en effet apercevoir les traces des fils composant la grille. Ce serait même pour les experts un repère utile pour authentifier les œuvres de Brancaleone qui ne signait pas ses tableaux...

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  4. Ah, c'est très drôle ce voyage de mon commentaire ! Votre réponse m'intrigue. j'ai hâte d'en savoir plus. Merci Emmanuel.

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