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vendredi 28 avril 2017

Noi tre (Nous trois)




Dans Noi tre (Nous trois), Mario Fortunato, dont c'est peut-être le plus beau livre, raconte l'amitié qui l'a lié aux écrivains Pier Vittorio Tondelli et Filippo Betto, tous les deux disparus aujourd'hui. Pour les trois amis, c'est "le temps dissolu de la jeunesse", l'âge de la fête, des enthousiasmes littéraires (ils admirent Auden, Isherwood et Spender, et leur trio subit bien sûr l'influence de ces grands aînés), des élans irrépressibles et des fâcheries jamais définitives, du sexe insouciant juste avant l'apparition de l'acronyme meurtrier que Fortunato ne nomme qu'une seule fois mais qui va évidemment marquer ces trois destins. 
On retrouve dans le livre l'Italie des années quatre-vingt, où l'on n'avait pas encore la conscience de danser au-dessus d'un volcan, l'aspect bouillonnant et excitant de ce que l'auteur appelle une "ère du jazz au format de poche". Je traduis ici un extrait de ce très beau livre (pages 67 à 69), dans lequel Fortunato explique son projet littéraire : écrire le roman vrai d'une amitié, loin de toute précision biographique, faire revivre en quelques pages ("à la fois ode et épitaphe") un moment à jamais disparu, et comme il est dit dans les dernières lignes du texte "passer encore un peu de temps en compagnie de nous trois".

Tout bien réfléchi, le mieux, c’est toujours ce que nous ne disons pas, ce qui dans la vie passe en silence. C’est peut-être pour cela que la jeunesse nous apparaît a posteriori comme ce qu’il y a de meilleur dans chaque existence — parce que lorsqu’on est jeune on se tait beaucoup, par manque d’assurance ou défiance envers le monde, et le silence semble devoir envelopper la réalité tout entière. 

Il y a tant de choses que j’ignore de Pier et de Filippo, parce que tous les trois nous pouvions rester indéfiniment silencieux, que ce soit par timidité, entêtement, mauvais caractère ou lâcheté. Il y avait des sujets que nous n’abordions pas entre nous, des aspects de nos existences que nous réservions à d’autres. Je ne crois pas qu’il y avait à cela une motivation précise, sinon celle, inévitable, de devoir jouer des rôles divers en diverses occasions. Comme l’on dit : l’observateur modifie toujours l’observé. Ainsi, quand j’entends parler de l’un ou de l’autre leurs amis qui n’étaient pas également les miens, il me semble voir émerger de leurs souvenirs des individus presque inconnus, dont j’ai du mal à identifier clairement les traits. Est-ce qu’il en a été de même pour eux ? Ai-je été moi aussi une figure familière et en même temps énigmatique ? 

Ce doit être pour cela qu'en m'apprêtant à raconter notre histoire, j’ai totalement abandonné l’idée de faire appel à d’autres points de vue, ou de solliciter des souvenirs qui ne nous concernaient pas directement tous les trois. Pas de recherches, de lettres, de conversations téléphoniques. Je n’ai même pas consulté mes archives personnelles. Je n’ai pas ici l’ambition de raconter la vraie vie de Pier et de Filippo, et encore moins la mienne — qui demeure d’ailleurs pour celui qui écrit la plus mystérieuse. Tout au plus, j’aimerais siffloter de la façon la plus juste la chansonnette de nos jours enfuis — les années quatre-vingt du vingtième siècle, notre petite et familière « ère du jazz », si petite qu’elle pouvait tenir dans la poche, quand la jeunesse semblait une fête destinée à ne jamais finir et le sexe, juste avant que la peur s’empare de tous, était encore une découverte et un divertissement, sans aucune finalité matrimoniale.

Au contraire, maintenant que le vingt et unième siècle a déployé largement ses ailes d’hystérie, de migrations, de terrorisme islamique et de dette souveraine, il m’est impossible de ne pas détonner, et je crains d’ailleurs que ceux qui ont aujourd’hui l’âge et l’apparence que nous avions alors soient partagés entre un obscur désir sadomasochiste de domination ou de soumission et le rêve idéal de la petite famille parfaite, reconnue et fêtée, dans une profusion de peluches et de bons sentiments, une mièvre copie d’un modèle qui tout bien considéré a toujours été dérisoire. De ce point de vue, nous trois pourrions vraiment représenter un passé bien plus lointain que ce que l’on pourrait croire, si éloigné qu’il en est devenu presque invisible. Parce que si aujourd’hui la normalité est devenue désirable, pour notre part nous étions différents, et irréguliers, et très fiers de l’être. 

Voilà pourquoi ces pages, au moins dans les intentions, sont une ode et une épitaphe, hésitant entre la joie et la mélancolie, semblables à ces rêves qui, en raison de leur aspect indéchiffrable, peuvent de façon surprenante provoquer les pleurs ou le rire. Parce qu’elles évoquent une époque heureuse à jamais disparue et, sous des formes diverses, payée au prix fort par les trois protagonistes. Parce que d’eux d’entre eux s’en sont allés prématurément, comme pour marquer de façon incontestable la fin de cette saison. Et enfin parce que, dans ce printemps si bref, on s’est tellement amusés qu’une vie entière ne suffisait pas.

Mario Fortunato  Noi tre  Bompiani, 2016  (Traduction personnelle)



Filippo Betto

Mario Fortunato

Pier Vittorio Tondelli








Images : en haut, Fulvia Farassino

en bas, Alberto Roveri



mardi 27 octobre 2015

La Montagna magica (La Montagne magique)




Dans L’Italia degli altri [L’Italie des autres], paru en Italie en Italie aux éditions Neri Pozza, Mario Fortunato mêle des souvenirs personnels et l’évocation des nombreux voyageurs qui, depuis le dix-huitième siècle, ont visité l’Italie à l’occasion du fameux Grand Tour (de Goethe, Stendhal et Tocqueville à Henry James, Edith Wharton, Evelyn Waugh ou W.H. Auden). Fortunato s’interroge sur les caractéristiques du "désir d’Italie" qui anime ces artistes (poètes, écrivains, peintres, architectes, musiciens) et sur la façon dont les Italiens ont perçu ce "discours amoureux" enthousiaste mais aussi parfois ambigu, qui a fini par devenir une composante de l’identité italienne. Je cite ici un extrait de l’ouvrage consacré aux mystères du mont Soracte, qui se dresse dans  la campagne romaine, à cinquante kilomètres au nord de la Ville, un paysage souvent décrit (ou peint) par les voyageurs du Grand Tour :

« Le Soracte, que ce soit en janvier ou en mars, se dresse sur la ligne bleuâtre de l’horizon comme une île sur la mer et avec une élégance de contour qu’aucune saison ne peut atténuer ou diminuer. Vous le connaissez bien pour l’avoir vu souvent dans les fonds délicats des tableaux de Claude Lorrain ; et il a un air si irrésistiblement classique et académique qu’en le regardant vous commencez à prendre la selle de votre cheval pour un vieux fauteuil usé dans la galerie d’un palais. » Voilà ce qu’écrit Henry James dans l’une de ses Chevauchées romaines en 1873. 
Edith Wharton, dans ses Paysages italiens, est elle aussi impressionnée par la « sévérité grandiose du paysage » que domine le Soracte. L’écrivain du Temps de l’innocence y voit un « rempart brumeux », comme si cette montagne obstinément isolée sur l’horizon devait délimiter et distinguer le règne du visible de ce qui le précède et l’annule — le mystère de l’invisible.  
Le thème de la "vision" revient souvent dans la littérature consacrée au Soracte. C’est du reste tout à fait compréhensible : sa solitude est frappante, dans la vaste vallée du Tibre. Il a d'ailleurs été au cours des siècles un lieu d’ermitage. Les premières peuplades qui y vécurent à partir de l’âge du bronze — les Sabins, les Capenates, les Falisques et les Etrusques — y célébrèrent des cultes de caractère clairement dionysiaque. L’isolement, l’éloignement par rapport au reste du paysage met tous ceux qui parviennent à la cime de la montagne dans un état de mutisme et de transe : d’ailleurs, le dieu Soranus, descendant direct du dieu Suri des Etrusques, était une divinité infernale, liée au thème de la divination, et donc à la vision du futur. 
Quand Horace en fait le sujet de l’une de ses Odes [I, 9], il évoque le Soracte blanchi par la neige, éloigné et presque prisonnier du gel. C’est la raison pour laquelle il engage à se réchauffer opportunément près de l’âtre, avec un bon verre de vin à la main et en regardant bien en face cette fois-ci non pas ce qui par définition ne peut pas se voir avec les yeux, c'est-à-dire le futur, mais au contraire la simple réalité, cet instant qui constitue la vie même : la jeunesse est une gloire fugace, dit le poète latin, raison pour laquelle il ne faudra pas dédaigner, ici et maintenant, « les douces amours et les danses ».




Mais le Soracte est aussi une montagne liée au mystère pour des raisons plus spécifiquement historiques. En s’inspirant peut-être de ses trois "composants" — les  puits communicants entre eux et d’une profondeur de plus de cent mètres —, en 1937, la direction du Génie militaire de Rome entreprit la construction d’une série de galeries à l’intérieur de la montagne, afin de servir de refuge au Haut Commandement militaire, en cas de guerre. En septembre 43, les mystérieuses galeries devinrent le siège du Commandement des troupes d’occupation allemandes sous les ordres du feld-maréchal Albert Kesselring. Lorsque, en janvier 44, les Allemands se retirèrent, à la suite des bombardements anglo-américains, ils minèrent une grande partie de la zone. Selon la légende, soixante caisses contenant des bijoux et de l’or, confisqués à la communauté juive de Rome et à la Banque d’Italie, auraient été enterrées dans les galeries internes du Soracte. En effet, les troupes allemandes étaient certaines que leur repli vers le nord n’était que momentané, et qu’elles pourraient redescendre sur Rome dans un délai de quelques mois. Il en alla tout autrement, grâce au ciel, et l’on ne sut plus rien des fameuses caisses ; après la guerre, on ne retrouva dans ces galeries creusées dans le calcaire que quelques munitions. Du trésor présumé, aucune trace.

Mario Fortunato  L'Italia degli altri, Neri Pozza Editore, 2013 (Traduction personnelle)










Images, de haut en bas :

(1) Sara  (Site Flickr)

(2) Paolo Fefe'  (Site Flickr)

(3) Felice Dappio  (Site Flickr)

(4) Site Flickr

(5) Massimo d'Azeglio  Il Monte Soratte, 1821, huile sur toile




vendredi 27 mars 2015

Breve incontro (Brève rencontre)



 

Dans son livre de souvenirs paru chez Bompiani en 2008, Quelli che ami non muoiono (Ceux que tu aimes ne meurent pas), Mario Fortunato raconte une belle et triste histoire. Dans les années 80, à Rome, entre la via Salaria et la via Isonzo, il rencontre souvent, sur le chemin qui le conduit à la rédaction du magazine L'Espresso où il travaille, un homme âgé et distingué, à l'air distrait et réservé. Chaque fois qu'ils se croisent, ils se saluent discrètement d'un petit signe de tête, sans qu'aucune parole ne soit prononcée. Fortunato est intrigué : le visage de cet homme lui est étrangement familier ; pourtant, il est sûr de ne l'avoir jamais rencontré.

Deux ans plus tard, en 1987, il voit à la Mostra de Venise l'adaptation cinématographique (par Giuliano Montaldo) d'un roman qui lui avait beaucoup plu dans son adolescence, Les Lunettes d'or, de Giorgio Bassani. Il se souvient alors de la photo qui se trouvait au dos de la couverture du livre, et il y reconnait les traits du mystérieux passant de la via Isonzo ; il avait vieilli, mais son visage rond et lisse était demeuré identique :


« Il me sourit de façon énigmatique, inclina la tête pour esquisser un salut. Il allait continuer son chemin, ineffable et léger, mais cela a été plus fort que moi : je le saluai à haute voix, en lui disant que j'avais reconnu en lui l'auteur de quelques uns des plus beaux romans de la littérature italienne du vingtième siècle. Il me serra la main, avec un air soucieux. Un court instant, j'eus la nette impression qu'il n'avait pas compris un seul mot de ce que je lui avais dit, comme s'il était un étranger qui ne parlait pas ma langue. Il bredouilla un remerciement étonné et désemparé, retira sa main et s'éloigna aussitôt comme s'il venait de se rappeler d'un rendez-vous urgent.

J'étais vraiment déçu. Je n'avais même pas eu le temps de lui dire que, pour me préparer à la vision du film de Montaldo, j'avais relu Les Lunettes d'or, et que le livre m'avait de nouveau semblé magnifique. Tout échange était demeuré impossible. L'écrivain s'y était soustrait avec une distraite mais ferme ténacité.

Je n'ai plus repensé à cette histoire, jusqu'à ce que, quelques années plus tard, la maladie d'Alzheimer dont souffrait Bassani fut à l'origine d'une des plus pénibles et des plus compliquées querelles d'héritiers que j'aie pu connaître. Même s'il était déjà atteint par le mal qui allait l'emporter en avril 2000, le vieux monsieur que je rencontrais de temps en temps dans le calme feutré de la romaine via Isonzo était un homme aimable et discret, qui affrontait l'inconnu de chaque nouveau pas avec la grâce particulière de ses meilleurs récits. »

Mario Fortunato Quelli che ami non muoiono, Ed. Bompiani, 2008 (Traduction personnelle)




On peut lire en français Lieux naturels, le premier recueil de récits de Mario Fortunato, publié en 1989 aux éditions Rivages.

Un entretien avec Mario Fortunato à propos de Quelli che ami non muoiono.


La photographie de la tombe de Bassani est de Renaud Camus (Site Flickr)



mardi 11 décembre 2012

Certi pomeriggi (Certains après-midi)



"Come è lunga l'attesa !"





Le court récit (une quarantaine de pages) de Mario Fortunato, Certi pomeriggi non passano mai (Certains après-midi ne passent jamais), est une brillante variation sur le thème de l'attente de l'être aimé, et plus particulièrement de l'angoisse d'attente, telle que Barthes la définit dans un chapitre célèbre de ses Fragments d'un discours amoureux. On retrouve dans le texte de Fortunato tous les éléments de la "scénographie de l'attente" dont parle Barthes : nous sommes à Milan, où un homme en attend un autre qui n'arrive pas. Pendant cet interminable après-midi, les heures semblent compter double, et le lecteur assiste à un monologue intérieur où les interrogations, les doutes, les soupçons, les calculs minutieux, les multiples hypothèses, les appréhensions, les souvenirs se succèdent. Où peut-il bien être, cet absent désiré, en général si ponctuel, si raisonnable ? A-t-il été victime d'une agression dans le métro milanais, ou prend-il du bon temps en compagnie de quelqu'un d'autre, tandis que le narrateur se ronge dans l'attente ? Alors, pour passer le temps, on écrit des messages que finalement on n'envoie pas; on formule des questions auxquelles on sait très bien que personne ne répondra; on prend des tranquillisants pour apaiser l'angoisse; on se livre sur la terrasse à de petits travaux qui finiront en saccage même pas libérateur. On se souvient aussi de la première rencontre (l'anamnèse qui comble et qui déchire dont parle Barthes) : « Il avait un air égaré, mais aussi étrangement fier. Il devait être quatre heures de l'après-midi, les premiers jours de novembre, dans une lumière imprécise. Nous n'avons pas beaucoup parlé, je me sentais mal à l'aise. Je ne le trouvais pas particulièrement beau, mais il avait une belle voix. Pour quelque mystérieuse raison, malgré mon embarras, je me sentais bien auprès de lui. Je ne sais pas comment on s'est retrouvés dans l'ascenseur de mon immeuble, et cette soudaine et brève proximité m'a donné la certitude qu'il était celui que j'attendais depuis toujours.» Les étoiles brillaient en ce temps-là, mais maintenant, c'est déjà la sombre nuit de l'attente et du doute, le silence, le froid, et le début de la fin. Et ce croissant de lune, indifférent, qui trône au-dessus des toits... On ne sait plus quelle heure il est ; on se demande pourquoi on est là, quand soudain, quelqu'un frappe à la porte... 

Écrite par quelqu’un de ponctuel jusqu’à la manie, que peut bien signifier cette phrase : « Je passerai en début d’après-midi » ? Qu'est-ce qu'un début d'après-midi, quand commence-t-il, quand se termine-t-il ? À la rigueur, treize heures, c’est déjà le début de l’après-midi. Mais je suis sûr que dans ce cas-là, il aurait plutôt écrit : « Je passerai à l’heure du déjeuner ». Non seulement il est ponctuel, mais c’est aussi quelqu’un de précis. Même s’il n’est ni un intellectuel, ni un lettré, il tient à employer les mots justes.

Admettons que le début d’après-midi corresponde à quatorze heures. À Milan, c’est certainement le cas. Peut-être qu’à Naples ou à Palerme, c’est un peu plus tard : environ une heure après, en raison de l’habitude toute méridionale de ne pas déjeuner avant treize heures trente ou quatorze heures. Nous sommes à Milan. Donc, quatorze heures, cela semble correct. Mais il faut tenir compte du fait qu’il est méridional. Calabrais, comme moi. Plutôt atypique, toutefois, et Milan lui plaît parce qu'il la juge efficace et sobre. Tout compte fait, je peux lui accorder une demi-heure : pour lui, l’après-midi peut bien commencer à quatorze heures trente. Cela semble raisonnable. Nous sommes à Milan, qu’il aime tant, mais il vit avec une partie de sa famille (un frère et une sœur) qui aura conservé – on peut au moins l’espérer – de douces habitudes méditerranéennes. Du reste, il aime cette famille qui lui offre, de façon intermittente, un voile de protection. Oui, je peux bien lui concéder une bonne demi-heure.

Mais attention : il y a un problème. Si pour lui – et pour les raisons que je viens d’indiquer – l’après-midi commence à quatorze heures trente, il devrait avoir le temps de me rejoindre. En effet, à quatorze heures trente, on peut raisonnablement penser que son déjeuner frugal d’étudiant sera terminé, mais il devra certainement dire deux ou trois mots pour prendre congé, récupérer sa veste, son sac, et finalement quitter la maison.





Nous n’habitons pas tout près l’un de l’autre. Comme je vis à Milan depuis un peu plus d’un an et que j’ai un très mauvais sens de l’orientation, il me serait impossible de dire quelle est exactement la distance qui nous sépare. Je sais seulement que pour arriver ici, il doit faire une centaine de mètres à pied, prendre ensuite l’autobus, puis la ligne jaune du métro, et enfin la ligne rouge pour une dernière station. De là jusqu’à mon appartement, il ne reste plus que deux ou trois minutes à pied. Peut-on considérer qu’il faille une demi-heure pour effectuer le trajet complet? Peut-être même quarante minutes.

Récapitulons : le déjeuner en famille est terminé à quatorze heures trente. Ajoutons dix minutes avant la sortie, plus quarante minutes pour me rejoindre. Il devrait donc être au pied de l’immeuble à quinze heures vingt. Si le portail est déjà ouvert (le concierge a des horaires plutôt fluctuants), il montera immédiatement au troisième étage : à pied, comme il en a l’habitude. Comptons encore trois minutes – peut-être que cette fois-ci, il va prendre son temps, il n’est sans doute pas très impatient de me revoir. Donc, à quinze heures vingt-trois, il frappe à la porte.

Il est seize heures trente-cinq et personne n’a frappé. Il est vrai qu’il y a environ une heure il a envoyé un SMS qui disait : « Je serai un peu en retard. Excuse-moi. À tout à l’heure ». C’était une réponse à l’un de mes messages qui demandait de façon faussement détachée : « Dis-moi, tu es sûr de pouvoir passer aujourd’hui ? » Je l’ai envoyé à quinze heures trente. Théoriquement, il avait déjà sept minutes de retard. Une énormité, pour lui. Pour moi, une éternité.

Mario Fortunato Certi pomeriggi non passano mai Ed. Nottetempo, 2009 (Traduction personnelle)





Images : en haut, Site Flickr

au centre et en bas : Federico Novaro (Site Flickr)





samedi 11 juin 2011

Il primo cielo (Le premier ciel)






«Drizza la mente in Dio grata» mi disse,

«che n'ha congiunti con la prima stella».

Dante Paradiso II, 29-30








Un extrait du premier roman de Mario Fortunato, Il primo cielo, paru en Italie en 1990 et qui n'a pour le moment pas été traduit en français. Anna, l’héroïne, est violoniste et elle a décidé de ne plus donner de concert, se contentant d'enregistrer des disques. Dans le passage que je cite ici, elle rejoue pour la première fois depuis de longues années devant un public, à l’occasion d’une fête organisée en son honneur :


Quasi puntando a un effetto sorpresa, ho attaccato di colpo la Seconda Partita. Fra me e gli altri, si è subito aperto un vuoto. Ho immaginato una camera d’aria : la voce del violino era il sibilo, il segnale di qualcosa che, di botto, si sta sgonfiando. Una perdita, durata appena qualche istante, il tempo di poche battute. Da quel precipizio sonoro, sono riemersa a fatica nella pausa fra l’Allemanda e la Corrente. Ora stavo riprendendo con più dolcezza, cercando un sorriso dell’archetto, una tenerezza delle corde : ho allungato i movimenti, e i muscoli si sono adeguati a una diversa distensione del tempo. Stavo puntando a una sorta di distanza da me stessa, da tutto ciò che di ingombrante e di sovrapposto rappresentavo per le note. Volevo frenare a ogni costo l’impulso a essere io lo strumento, io la cassa armonica, io la voce e il suo timbro. Pensavo a un disco, a un sistema meccanico e insieme armonico, che girava su se stesso dentro e fuori di me. Era come spargere gli accordi nell’aria, senza più volerli raccogliere. Fantasticavo una semina, un gesto che si esauriva e tornava a ripetersi nell’atto stesso del suo compiersi. Non c’era più nessuna pausa fra un movimento e l’altro, non avevo bisogno di qualche istante di silenzio per riprendere fiato. Anzi, il silenzio era parte della musica stessa, si insinuava in ogni interstizio, irrigandola e permeandola in profondità. Quasi in modo autonomo, il capo si inclinava sempre più, cercando il contatto, lo struggersi della pelle e del legno.

Poi, arrivata alla Giga, sentii che non valeva più nulla continuare a suonare. Avvertii la musica che io stessa producevo come la forma di un grande vuoto in espansione, una galassia negativa di suoni. Era una progressione roteante verso l’alto o una spirale che si avvitava in giù, e sotto e sopra, prima e dopo, tempo e spazio tracciavano simultaneamente un profilo e la sua negazione. Trascinata in questa corrente, scorgevo un dialogo fra presente e passato, ma in questo scambio reciproco era contenuta una spinta all’indietro, sempre più indietro, verso un luogo spaventosamente lontano. Percepii la mia identità come qualcosa che non mi apparteneva più. Io non ero più io ; ero nulla ; ero il pentagramma prima della scrittura ; ero il suono prima di ogni nota. C’era solo un tono, un colore vocale che, come un’energia magnetica, legava e imbastiva il mio essere. Grazie a questo debole segnale acustico, ora capivo a un tratto il motivo delle mie disattenzioni e incertezze e confusioni. E comprendevo la sollicitudine di mio fratello e la sua paura che io perdessi del tutto, progressivamente, la memoria. Una volta, lui mi aveva anche parlato di alcuni rari casi di precoce demenza senile ; aveva usato una denominazione scientifica, cha avevo subito respinto e dimenticato. La mia malattia era dunque qualcosa di bianco e incorporeo, come la musica. A rigore, anzi, non era neppure una malattia, ma l’analogo di me stesso e di ciò che nel tempo avevo più amato. Cercando nel linguaggio dei suoni il codice della mia esistenza, ero giunto a una soglia, e quel varco non poteva che schiudere se stesso. Per questo, la musica fuori di me doveva ormai soltanto tacere. Non c’era più nessun ordine da stabilire ; nessun confine separava una cosa dall’altra ; nessun orizzonte era distinguibile fra cielo e terra. Tutto si svolgeva e era possibile secondo una continuità costante e imperfetta. Sognai, prima che l’ultima nota della Ciaccona si spegnesse nell’aria, una zona aperta in cui luce e ombra sfumavano una nell’altra, in cui dolore e gioia erano tutt’uno, e presente e passato si perdevano e riannodavano nel futuro. Chiamai mentalmente questo altrove, che era anche qui e ora, il primo cielo della dimenticanza, e quello era il luogo di un ricordare senza ricordi.

Mario Fortunato Il primo cielo Ed. Einaudi, 1990







Comme si je recherchais un effet de surprise, j’ai attaqué d’emblée la deuxième Partita. Entre les autres et moi s’est soudain créé un vide. J’ai pensé à une chambre à air : la voix du violon était le sifflement, le signe de quelque chose qui, brusquement, se dégonfle. Une perte, qui a duré l’espace d’un instant, le temps de quelques accords. Je me suis péniblement extraite de ce précipice sonore pendant la pause entre l’Allemande et la Courante. Je reprenais maintenant avec plus de douceur, en cherchant un sourire de l’archer, une tendresse des cordes : j’ai donné de l’ampleur à mes mouvements, et les muscles se sont adaptés à un tempo différent, plus apaisé. J’étais à la recherche d’une sorte de distance vis-à-vis de moi-même, de tout ce qui en moi était encombrant et superflu par rapport aux notes. Je voulais ralentir à tout prix l’élan qui me poussait à être moi-même l’instrument, la caisse de résonance, la voix et le timbre du violon. Je pensais à un disque, à un système à la fois mécanique et harmonieux, qui tournait sur lui-même en moi et en dehors de moi. C’était comme si je lançais les accords dans l’air, sans chercher à les recueillir. J’imaginais des semailles, un geste qui s’épuisait pour se réaliser à nouveau dans l’acte même de son accomplissement. Il n’y avait plus de pause entre un mouvement et l’autre, je n’avais plus besoin d’instant de silence pour reprendre souffle. Le silence était lui-même devenu une partie de la musique elle-même, il l’irriguait et l’imprégnait en profondeur, s’insinuant dans chaque interstice. Presque de façon autonome, ma tête s’inclinait toujours davantage, recherchant le contact, la fusion de la peau et du bois.

Puis, arrivée à la Gigue, je sentis qu’il était devenu inutile de jouer. Je perçus la musique que je produisais comme une sorte de grand vide en expansion, une galaxie négative de sons. C’était comme une avancée tourbillonnante vers le haut ou une spirale se déroulant vers le bas ; et dessus et dessous, avant et après, le temps et l’espace traçaient simultanément un profil et son effacement. Emportée dans ce courant, je découvrais un dialogue entre le présent et le passé, mais cet échange réciproque était aussi à l’origine d’un retour en arrière, toujours plus loin, vers un lieu terriblement éloigné. Je perçus mon identité comme une chose qui ne m’appartenait plus. Je n’étais plus moi ; je n’étais plus rien ; j’étais comme la portée sur laquelle aucun signe n’a encore été tracé ; le son avant la première note. Il y avait simplement une tonalité, une couleur vocale qui, comme une énergie magnétique, liait et construisait mon être. Grâce à ce faible signal sonore, je comprenais tout à coup le motif de mes distractions, incertitudes et confusions. Et je comprenais la sollicitude de mon frère et sa crainte de me voir perdre complètement, et de façon progressive, la mémoire. Il avait même évoqué une fois quelques rares cas de démence sénile précoce ; il avait employé un terme scientifique, que j’avais aussitôt écarté et oublié. Ma maladie était donc quelque chose d’immaculé et d’immatériel, comme la musique. À la rigueur, il ne s’agissait même pas d’une maladie, mais d’une sorte de coïncidence de mon être avec ce que j’avais le plus aimé tout au long de ma vie. En cherchant dans le langage des sons le code de mon existence, j’étais parvenue à un seuil, un passage qui ne pouvait que s’ouvrir devant moi. Pour cela, la musique extérieure à moi-même n’avait plus désormais qu’à faire silence. Il n’y avait plus aucun ordre à établir ; aucune frontière ne séparait plus les choses ; aucun horizon n’était plus perceptible entre le ciel et la terre. Tout se déroulait et s’affirmait selon une continuité constante et imparfaite. Avant que la dernière note de la Chaconne se fût éteinte dans la pièce, je songeai à une zone ouverte où la lumière et l’ombre se confondaient, où la joie et la douleur n’étaient plus qu’une seule et même chose, où le présent et le passé se perdaient et se réunissaient dans le futur. Mentalement, j’appelai cet ailleurs, qui était aussi ici et maintenant, le premier ciel de l’oubli, et c’était le lieu où l’on pouvait se souvenir sans souvenirs.

(Traduction personnelle)








Images : en haut, Juan (Site Flickr)

au centre, Julia Gabriel (Site Flickr)

en bas, Carrie Kaili (Site Flickr)


vendredi 3 juin 2011

Le Jour et l'Heure



Un extrait de
Luoghi naturali (Lieux naturels) de Mario Fortunato, paru en 1988 chez Einaudi et réédité en 2007 chez Bompiani. Il s'agit d'une suite de neuf récits liés par plusieurs thèmes récurrents : la marginalité, l'isolement, le poids de l'irrémédiable qui s'impose comme un "lieu naturel", un donné qui pèse et contre lequel on tente – en vain, le plus souvent – de lutter. Le passage que je cite ici est extrait du récit Ricorrenze (Anniversaires) :

Il colloquio con il dottor Reggiani era stato, all’inizio, calmo e anche vagamente distratto. Il medico gli aveva messo sotto il naso una serie di fogli con tracciati, puntini di sospensione, qualche cifra corrispondente a termini che per lui erano comunque incomprensibili. Fra quei dati, che il medico cercava di illustrargli, si era perso più volte, come davanti a un codice segreto o a un misterioso anagramma dentro il quale si nascondevano il suo futuro, i suoi gesti, la possibilità di pronunciare frasi come : «Quando sarò vecchio», oppure : «Fra un anno», eccetera. Aveva guardato Reggiani come uno sciamano dai poteri incalcolabili, capace di decidere, in base a una parzialissima lettura di quei fogli, il suo destino, di predire sciagura oppure felicità. Annidata fra uno zero e una virgola, gli sembrava di scorgere la sua stessa esistenza, tradotta in un altro alfabeto, eppure lì, visibile contro il bianco della carta. Complicata, confusa, ma visibile. Captò appena che il medico gli aveva accennato alla positività del test. Anzi, in un certo senso respinse quella parte del discorso come insensata, sottilmente provocatoria.

Fu a quel punto che si sentì dire : «Cosa dovrei fare ?» Si accorse che gli tremava la palbebra dell’occhio destro, e per un attimo, assurdamente, fu felice di aver tenuto gli occhiali da sole. Il medico non rispose direttamente. Fece allusioni a centri specializzati a Parigi, al fatto che non era detta l’ultima parola. Disse proprio così, anzi : «Non è detta l’ultima parola». Lui si chiese quale sarebbe stata la sua ultima parola, in che giorno e a che ora l’avrebbe pronunciata. Si domandò se sarebbe stata una parola degna di memoria o una sciocchezza qualsiasi, una parola come un’altra. Rifletté perfino sul fatto che magari nessuno l’avrebbe raccolta, ricordata. Emerse da quel fantasticare, disse : «Non so. Vorrei pensarci su». Il dottor Reggiani assunse l’espressione di un venditore che non è riuscito a persuadere appieno il cliente. Suggerì : «Si faccia vivo fra un paio di giorni. Nel frattempo proverò a mettermi in contatto con i colleghi francesi». Aggiunse che aveva studiato certi casi di malattie infettive proprio in quella clinica parigina, e che lì aveva qualche buon amico. Poi concluse : «Stia tranquillo. E intanto prende queste per la sua febbricola». Gli diede delle compresse. Lui salutò cordialmente, e uscì deciso a partire. Subito.

Mario Fortunato Luoghi naturali Ed. Bompiani, 2007





L’entretien avec le docteur Reggiani avait été, au début, tranquille et même vaguement distrait. Le médecin lui avait montré une série de feuillets remplis de tracés et de points de suspension, quelques chiffres renvoyant à des indications qui, de toute façon, étaient pour lui incompréhensibles. Il s’était souvent perdu au milieu de toutes ces données que le médecin s’efforçait de lui expliquer, comme s’il s’agissait d’un code secret ou d’un anagramme mystérieux où se cachaient son avenir, ses actions, la possibilité de prononcer des phrases comme : «Quand je serai vieux», ou bien : «Dans un an», etc. Il avait regardé Reggiani comme s’il s’agissait d’un chaman aux innombrables pouvoirs, capable, sur la base d’une lecture très partiale de ces feuillets, de décider de son destin, de lui prédire le malheur ou la félicité. Nichée entre un zéro et une virgule, il lui semblait apercevoir sa propre existence, transcrite dans un autre alphabet, et pourtant là, visible sur la blancheur du papier. Complexe, confuse, mais bien visible. Il saisit à peine que le médecin avait fait allusion à la positivité du test. D’une certaine façon, il rejeta même cette partie du discours qui lui parut insensée, subtilement provocatrice.

C’est à ce moment-là qu’il s’entendit dire : «Qu’est-ce qu’il faudrait que je fasse ?» Il s’aperçut que la paupière de son œil droit tremblait, et sur le moment, de façon un peu absurde, il fut heureux d’avoir gardé ses lunettes de soleil. Le médecin ne répondit pas directement. Il fit allusion à des centres spécialisés à Paris, et au fait que le dernier mot n’avait pas été dit. C’est même l’expression exacte qu’il a employée : «Nous n’avons pas dit notre dernier mot». Il pensa à ce que serait son dernier mot, en quel jour et à quelle heure il l’aurait prononcé. Il se demanda s’il s’agirait d’un mot digne d’être retenu ou d’une bêtise quelconque, un mot comme un autre. Il médita même sur le fait que peut-être personne ne l’aurait recueilli ou ne s’en serait souvenu. Il sortit enfin de ses rêveries et dit : «Je ne sais pas. Je voudrais y réfléchir». Le docteur Reggiani prit alors l’expression d’un vendeur qui n’a pas réussi à convaincre complètement son client. «Rappelez-moi dans deux jours, proposa-t-il, j’essaierai d’ici là de contacter mes confrères français.» Il ajouta qu’il avait justement étudié certains cas de maladies infectieuses dans cette clinique parisienne, et qu’il y avait quelques bons amis. Puis il conclut : «Ne vous inquiétez pas. Et en attendant, prenez cela pour cette petite fièvre». Il lui donna des comprimés. Il salua cordialement le médecin et sortit, décidé à s’en aller. Immédiatement.

(Traduction personnelle)






Lieux naturels
, de Mario Fortunato, est paru aux éditions Rivages en 1989, dans une traduction de François Bouchard.



Images : en haut et au centre : Stefano Montani (Site Flickr)

en bas, Federico Novaro (Site Flickr)

samedi 3 avril 2010

Alto mare di tristezza (Pleine mer de chagrin)




"Urt, sept heures, sur la promenade, en face de la boulangerie. Je suis allé sur la tombe de Roland. J'y ai déposé des roses roses que j'avais achetées à Orthez. Je ne crois pas, hélas, lui faire plaisir maintenant par ce geste, mais peut-être une ou deux fois, sait-on, vivant, a-t-il aimé l'idée qu'un lecteur, un étudiant, un ami, viendrait sur sa tombe, y porterait des fleurs. Je ne sais même pas quelles fleurs il aimait.
La tombe porte le nom de sa mère, Henriette Barthes, née Binger. Aucune autre inscription. (...) Du cimetière, par-dessus le mur, on aperçoit au midi quelques arbres dans les champs et une rangée de peupliers."


Renaud Camus Journal d'un voyage en France, P.O.L 1981


Le
Journal de deuil de Roland Barthes paraît ces jours-ci en Italie, sous le titre Dove lei non è (Là où elle n’est pas – on peut regretter au passage que l’on n’ait pas repris le titre français, plus sobre et plus exact). Je donne ici ma traduction de l’article écrit à cette occasion par Mario Fortunato (Il dolore di Barthes), et paru dans le numéro de L’Espresso daté du 31 mars 2010 :

"Dans les années de notre jeunesse, nous lisions ses Fragments d’un discours amoureux comme une Bible. Avec lui, nous découvrions la photographie (grâce à sa Chambre claire) et les simulacres trompeurs de la modernité (Mythologies). Barthes a été le dernier des maîtres à penser (en français dans le texte), philosophe et romancier presque malgré lui. Aujourd’hui, son éditeur italien Einaudi publie un texte qu’il a pensé et chéri, avant de disparaître brutalement en 1980, mais qu’il n’a pour ainsi dire jamais écrit : Dove lei non è (Là où elle n’est pas), édition établie par Nathalie Léger, admirable traduction de Valerio Magrelli.
En quel sens peut-on dire que Barthes n’a jamais écrit le livre que nous tenons entre nos mains ? Le 25 octobre 1977, la mère de Roland Barthes meurt. C’est une terrible épreuve, puisqu’elle représenta sans doute pour lui l’amour unique. Barthes commence à tenir un journal de son deuil, et cela pendant deux années : fatalité (ou peut-être pas), elles furent les dernières de sa vie. C’est aussi à ce moment-là qu’il écrit le texte sur la photographie, qui trouve en quelque sorte son origine dans ce deuil amoureux (quel est l’amoureux qui ne s’interroge pas sur l’impossible coïncidence entre le visage de l’aimé et son double photographique ?). Mais il n’a pas donné la forme d’un livre à ces ultimes fragments, parfois illuminés par l’éclair de la pure intelligence, parfois déchirants dans leur aspect pathétique et répétitif. Ils sont restés dans ses dossiers, peut-être considérés comme un matériau à remanier où à conserver simplement pour soi. Mais le livre est maintenant entre nos mains et, même avec une certaine impudeur, nous ne pouvons pas ne pas être reconnaissants de l’occasion qui nous est offerte de retrouver une fois encore le grain de la voix de ce maître adoré."




Quelques extraits :

4 novembre

Ce jour, vers 17 heures, tout est à peu près classé ; la solitude définitive est là, mate, n’ayant désormais d’autre terme que ma propre mort.
Boule dans la gorge. Mon désarroi s’active à faire une tasse de thé, un bout de lettre, à ranger un objet – comme si, chose horrible, je jouissais de l’appartement rangé, «à moi», mais cette jouissance colle à mon désespoir.
Tout ceci définit la déprise de tout travail.

4 novembre
Quest'oggi, verso le 17, tutto è più o meno classificato ; la solitudine definitiva è presente, opaco, senza ormai nessun altro termine che la mia propria morte.
Nodo in gola. Il mio sgomento si attiva preparando una tazza di té, abbozzando una lettera, sistemando un oggetto - come se, cosa orribile, godessi dell'appartamento sistemato, «tutto per me» ; ma questo godimento aderisce alla mia disperazione.
Tutto questo definisce il distacco da qualsiasi lavoro.

5 novembre
Après-midi triste. Brève course. Chez le pâtissier (futilité) j'achète un financier. Servant une cliente, la petite serveuse dit Voilà. C'était le mot que je disais en apportant quelque chose à maman quand je la soignais. Une fois, vers la fin, à demi inconsciente, elle répéta Voilà (Je suis là, mot que nous nous sommes dit l'un à l'autre toute la vie).
Ce mot de la serveuse me fait venir les larmes aux yeux. je pleure longtemps (rentré dans l'appartement insonore).
Ainsi puis-je cerner mon deuil.
Il n'est pas directement dans la solitude, l'empirique, etc. ; j'ai là une sorte d'aise, de maîtrise qui doit faire croire aux gens que j'ai moins de peine qu'ils n'auraient pensé. Il est là où se redéchire la relation d'amour, le «nous nous aimions». Point le plus brûlant au point le plus abstrait...

5 novembre
Pomeriggio triste. Breve giro di spese. In salsamenteria (futilità) compro una finanziera. Mentre serve una cliente, la piccola commessa dice : «Ecco qua!». Erano le parole che dicevo quando portavo qualcosa a mamma, mentre la curavo. Una volta, verso la fine, in uno stato di semi-incoscienza, lei mi fece eco ripetendo: «Ecco!» («Sono qui!», parole che ci siamo detti fra noi tutta la vita).
Queste parole della commessa mi fanno venire le lacrime agli occhi. Piango a lungo (tornato nell'appartamento insonorizzato).
Così posso circoscrivere il mio lutto.
Non lo si trova direttamente nella solitudine, nell'empirico, ecc.; c'è in tutto ciò una specie di agio, di padronanza che deve fare credere alla gente che io soffra meno di quanto non avrebbe pensato. Esso è piuttosto là dove torna a lacerarsi la relazione d'amore, il «noi ci amammo». Il punto più bruciante nel punto più astratto...





Paris 31 juillet 1978

J’habite mon chagrin et cela me rend heureux.
Tout m’est insupportable qui m’empêche d’habiter mon chagrin.

Parigi 31 luglio 1978
Abito la mia tristezza, e ciò mi rende felice.
Tutto ciò che mi impedisce di abitare la mia tristezza, mi è insopportabile.

Ma Morale
– Le courage de la discrétion
– Il est courageux de ne pas être courageux

La mia Morale
– Il coraggio della discrezione
– È coraggioso, non essere coraggiosi

4 novembre 1978
Ces notes de deuil se raréfient. Ensablement. Quoi, devenir inexorable, oubli ? («maladie» qui passe ?) Et pourtant...
Pleine mer de chagrin – quitté les rivages, rien en vue. L’écriture n’est plus possible.

4 novembre 1978
Queste note di lutto si rarefanno. Insabbiamento. Come ! inesorabile divenire, oblio ? («malattia» che passa ?) Eppure...
Alto mare di tristezza – lasciate le rive, nulla in vista. La scrittura non è più possibile.



Journal de deuil est paru aux éditions du Seuil en 2009.
La traduction italienne de Valerio Magrelli est parue aux éditions Einaudi.

vendredi 1 mai 2009

Londra, Belgrave Square, 1942


Uscì di casa. Era il suo giorno libero. Da poco tempo aveva lasciato l'ospedale in cui prestava servizio, per passare alla Difesa Civile. Si incamminò attraverso la città, come per trovare all'esterno un balsamo che la calmasse. Da Pimlico si spinse verso Victoria Station. Il cielo era basso e grigio, pochi i passanti. Chi poteva aveva lasciato Londra e chi vi era rimasto, a quell'ora del mattino, si trovava già al lavoro. Fra i palazzi, di tanto in tanto, si aprivano i crateri lasciati dai bombardamenti dell'autunno 1940. Edna ricordò di aver letto che, fra il settembre di quell'anno e l'aprile successivo, si erano contati quarantamila morti in città, due milioni le case distrutte. I numeri ebbero per un attimo l'effetto di pacificarla. Le sembrò che il dolore di Alastair fosse nulla, in confronto, e che solo a Londra toccasse lo strazio più profondo, quello cieco e disperato che non sa neppure farsi parola. Raggiunse Belgrave Square, bianca e spettrale come un'ammonizione. La piazza con gli edifici disegnati da George Basevi pareva immersa in un silenzio e una solitudine senza vie di uscita. Nulla si muoveva. Qualcuno – ma chi ? – le aveva detto una volta che in quella piazza ci si trova sempre in un punto diverso da quello in cui si crede di essere : in Belgrave Square – quel qualcuno le aveva detto – si è sempre sul lato sbagliato. Ora l'indicazione risuonò sinistra. Edna ripensò di nuovo ai giorni di Cambridge. Con Alastair si dava spesso appuntamento al Fitzwilliam Museum, davanti un piccolo quadro di Fantin-Latour che raffigura una candida tazza da tè col suo cucchiaino. Anche il Fitzwilliam, come la piazza in cui ora si trovava, era stato progettato da Basevi, ma risultava più libero, meno oppresso dal rigore delle regole e da un'idea classica di armonia (in verità sottilmente ossessiva e claustrofila) come quella dominante in Belgrave Square.

Mario Fortunato I Giorni innocenti della guerra ed. Bompiani, 2007.