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vendredi 27 septembre 2019

Polesine, autunno (L'automne en Polésine)




En novembre 1932, Giuseppe Ungaretti voyage dans la plaine de la Polésine, en Vénétie, entre le Pô et l'Adige. C'est pour Ungaretti "le pays de l'eau", une terre plate et nue comme le désert, en grande partie immergée, attirée par l'abîme marin ; terre biblique, submergée et gorgée d'eau, comme si l'on était après le Déluge... Il raconte ce voyage dans un chapitre de son ouvrage Il deserto e dopo [À partir du désert] :

Riflessi

Ne ho visti paesi ; ma, in Italia, uno senza attorno monti — eppure tutto dipendente da monti invisibili — senza un'ondulazione apparente, piano come un vassoio, chi se l'aspettava ? E l'averlo visto d'autunno, e come coperto dal fiato grosso d'un bove, è averne indovinato l'ora. Perché non esiste terra nuda : o c'è il sole, o l'acqua, o la neve, o, come ora qui, — nei punti più patetici, sul grano nascente — c'è un nuvolame torpido.


L'autunno è un sogno che stenta a scomporsi, è la solitudine e la violenza che si dànno l'ultimo addio, può tentennare in uno sfarzo bizantino, pieno di suoni di campane e di trombe, oppure, di cattivo umore, può, a dispetto della stanchezza, sentire non la decadenza cui allude, ma che il sogno rinascerà. E, meno rassegnato e più magico che in questo triangolo colle acque convenute da tutte le parti, che è come un campo di battaglia dei fiumi e del mare, dove trovare un autunno ? Non gli ori e i bronzi — ci sono, è vero, i cumuli di canapuli — accanto a bacini d'acqua ora dormente sotto le croste, a ciottoli ammucchiati dolcemente lisci, che servirono a tenere la canapa a fondo — gli stessi dell'acciottolato che fa di queste strade come letti smessi di fiumi — non l'oro antico dei canapuli, né la porpora conta qui nel tramonto dell'anno ; ma l'acqua pregna dei suoi riflessi, e quest'autunno è come una lama nei fumi, insieme un che di teso e tenero, di farneticante e di materno.

Certo sono qui oggi gran begli effetti, e fossi pittore non mi staccherei da questi posti : nelle lontananze autunnali, l'acqua coi suoi riflessi mette un balenìo, suscita mille di queste difficoltà che sempre faranno gola a ogni artista vero ; dovreste vedere, come qui i pioppi si coprono, col ciuffo quasi volatilizzato dai pennacchi dell'umidità, al minimo dondolìo, d'un tremito di squamme ! In mezzo ai campi, tratto come un dado, un casone rosso fiammante colle persiane verde pappagallo, tra le iridescenze e le nebbioline, se ne sta come sfornato ora dal maiolicaro.

E della sera, che direste della sera ? Il rosso è appena appena una strisciolina ed è un rosso lavato, ma sotto, aprendo uno spazio senza fine, prolungando la pianura all'infinito, c'è un cielo fattosi orizzontale, che simula il mare, un incredibile cielo di porcellana. Nessuna malinconia supererà questa : la terra ridotta un'ombra vagante verso quell'alcova di cielo lunatico.

Giuseppe Ungaretti  Il deserto e dopo  Mondadori Editore, 1961






Reflets

J'ai vu mainte contrée : mais en Italie, en trouver une sans montagnes alentour (encore que toute soumise à des montagnes invisibles), sans une ondulation apparente, un vrai plateau, qui l'eût cru possible ? Et l'avoir découverte à l'automne, comme sous l'haleine énorme d'un bœuf, c'est l'avoir surprise à son heure. La terre n'est jamais seule ; ou il y a le soleil, ou les eaux, ou la neige, ou, comme ici (en ses points les plus touchants, au-dessus du jeune blé), une longue nuée engourdie.

L'automne est un songe qui tarde à se défaire, c'est le dernier adieu de la solitude et de la violence ; il peut tituber dans un faste byzantin, plein de bruits de cloches et de cuivres, ou, de méchante humeur, en dépit de sa fatigue, pressentir non la décadence qu'il évoque, mais le renoncement du songe. Et où trouver automne plus magique, moins résigné qu'en ce triangle où les eaux confluent de toutes parts, champ de bataille de la mer et des fleuves ? Ce ne sont pas les ors et les bronzes (il y a pourtant les tas de chènevottes) à côté des bassins d'eau maintenant stagnante sous ses croûtes, à côté des doux galets polis amoncelés qui servirent à maintenir le chanvre au fond (les mêmes cailloux qui font de ces routes des lits de rivière à sec), ce n'est pas l'or ancien des chèvenottes, ni la pourpre qui comptent ici dans le crépuscule de l'année ; mais l'eau enceinte de ses reflets ; et cet automne est comme une lame dans les fumées, quelque chose à la fois de tendre et de tendu, de fiévreux et de maternel.

Ah ! il y a ici aujourd'hui des effets admirables ! Peintre, je ne pourrais m'arracher à ces lieux : dans les lointains automnaux, l'eau, de ses reflets, allume une succession d'éclairs, suscite mille de ces difficultés qui exciteront toujours le véritable artiste ; il faut voir ici les peupliers, la cime presque volatilisée par les panaches de l'humidité, se couvrir, à la moindre oscillation, d'un tremblement d'écailles ! Jetée comme un dé au milieu d'un champ, une maison d'un rouge flamboyant aux persiennes vert perroquet semble, parmi les iridescences et les traînées de brume, sortir du four du faïencier. 

Et de ce soir aussi, que diriez-vous ? De rouge, il n'y a guère qu'une très étroite bande, et c'est un rouge lavé ; mais au-dessous, ouvrant un espace sans bornes, prolongeant la plaine à l'infini, il y a un ciel horizontal qui imite la mer, un incroyable ciel de porcelaine. Aucune mélancolie ne peut surpasser celle-ci : la terre, réduite à une ombre, errant vers cette alcôve, vers ce ciel lunatique.

Traduction : Philippe Jaccottet  (À partir du désert, Éditions du Seuil, 1965)











Images : (1) Antonio  (Site Flickr)

(2) et (4) Fabrizio Pivari  (Site Flickr)

(3) Giuseppe  (Site Flickr)




mardi 26 juin 2018

Le havre




Ferrare avec son calme et sa tranquillité
n'est-elle pas un lieu presque paradisiaque ?
ces porches réputés de l'université,
ce ghetto mystérieux, ce ciel plein de miracle ?

le château imposant, la cathédrale étrange,
les galets enfoncés dans le ciment des rues,
les vélos circulant sans que rien les dérange,
même ce restaurant dont les plafonds remuent

aux couleurs éraillées de peintures anciennes... ?
L'Arioste, le Tasse avaient vécu ici
mais on n'en soufflait point de pompeuses antiennes
pas plus qu'on n'en faisait de Giorgio Bassani

dont le corps était rentré dormir à Ferrare
comme pour y retrouver son havre de grâce.

William Cliff   Matières fermées, poème  La Table Ronde, 2018







Images : en haut, Massimo Battesini  (Site Flickr)

en bas, (1) Manuela Barattini  (Site Flickr)

(2) Arnold Sam  (Site Flickr)

vendredi 27 janvier 2017

À Micòl





"Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends

wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts
wir trinken und trinken
wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng"

Paul Celan Todesfuge



"Since then, at an uncertain hour,

That agony returns :
And till my ghastly tale is told
This heart within me burns."

S.T. Coleridge, The Rime of the Ancient Mariner


"Depuis lors, à une heure incertaine,

Cette angoisse revient :
Et jusqu'à ce que mon étrange histoire soit dite,
Ce cœur brûle en ma poitrine."







que faire de toi, de ton nom,
contre la porte, à Ferrare, où bat
le vide... aux yeux étrangers
il n'y a que des ronces

et pourtant c'est toi
que je frôle, rompue, par-delà
ce brouillard... dans la nuit,
d'autres, bien de chair, ont
étouffé ton rire

de tes yeux inexistants, profonds,
défends-moi (rêche le mur, brève
la coursive) derrière l'écran
de fumée – dans les airs
une tombe, écrit Celan,
la tienne forte, irréelle –

alors peut-être, j'entendrai
que tu n'as pas pleuré

« depuis lors, à une heure incertaine,
cette angoisse revient... »
that agony returns et dans ton regard de vivante brûle
déjà l'affreuse histoire, en exergue, de l'ancien
marin, de cet autre, à Turin, sauvé des camps
que l'homme invente, et qui même l'avait
écrit, tombé, bien après, dans le gouffre :
à sa mémoire nos années vides

épeler, de crainte que l'horreur
ne soit tout le silence, le chemin
par où m'est venue moitié de mon nom,
jusqu'où c'est possible sans que la main
tremble épeler

mais t'aimer, sur la page,
ne coûte rien

la main, quoi qu'on dise, ne tremble
pas dans les mots

Bernard Simeone   Une inquiétude, éditions Verdier, 1991











Images : en haut, Marco Novelli (Site Flickr)

en bas, Ferrara, Mura degli Angeli, Gian Paolo Zoboli (Site Flickr)





mercredi 17 février 2016

À San Francesco





À San Francesco, le soir

... Ainsi le sol était de marbre dans la salle
Obscure, où te mena l'inguérissable espoir.
On eût dit d'une eau calme où de doubles lumières
Portaient au loin les voix des cierges et du soir.

Et pourtant nul vaisseau n'y demandait rivage,
Nul pas n'y troublait plus la quiétude de l'eau.
Ainsi, te dis-je, ainsi de nos autres mirages,
Ô fastes dans nos cœurs, ô durables flambeaux.

Yves Bonnefoy Hier régnant désert, Gallimard, 1958


A San Francesco, la sera

... E il suolo era di marmo nella sala
Oscura, cui ti guidò l'insanabile speranza.
Sembrava acqua tranquilla dove le doppie luci
Trainavano al largo le voci dei ceri e della sera.

Eppure nessun vascello vi chiedeva approdo,
Non un passo turbava più l'acqua serena.
Così, ti dissi, sia così d'altri nostri miraggi,
Nel nostro cuore oh fasti, oh fiaccole perenni !

Traduzione : Diana Grange Fiori






 Images : Basilica di San Francesco, Ferrara, David Bramhall  (Site Flickr)

vendredi 26 juin 2015

Tutto quello che passa in una via (Tout ce qui passe par une rue)




Tutto quello che passa in una via

Passa con la sua fascinetta sotto il braccio
il povero spazzacamino tutto nero
che getta il suo grido acuto e triste
pieno di nostalgia, che fa pensare
a un Natale tra i monti
e a tante cose bianche e malinconiche ;
passa il filosofo cenciaiuolo
che si ferma a frugare col bastone
nell'immondizie accumulate
ai canti delle case ;
passa l'imbacuccata cerinaia,
poverina! che ha tanto freddo e porta
tanto fuoco con sé
da incendiare tutta la città ;
passano i mendicanti campagnoli
che si ferman di porta in porta
a chiedere la carità ;
passan le grigie squadre d'Orsoline
che vanno a passeggiare sulle mura
nel pomeriggio di domenica
ed i neri seminaristi
che si spargon tra gli alberi forensi
come corvi a pasturarsi,
reclute del paradiso ;
passan le coppie degli amanti preoccupati,
passan le coppie pallide degli sposi,
passano i vecchi stanchi,
passani i poveri morti
che vanno all'ultima dimora ;
passano i girovaghi
con la lor musica a tracolla
che non è buona che di piangere
o gli organi di Barberia
che ridon e piangono per pochi soldi
come i pagliacci ;
passano i curvi pellegrini stranieri
che domandano il cammino di Roma.

Corrado Govoni  Armonia in grigio e in silenzio, 1903






Tout ce qui passe par une rue

Passe avec son petit fagot sous le bras

le pauvre ramoneur tout noir
qui lance son cri aigu et triste
plein de nostalgie, qui fait penser
à un Noël dans la montagne
et à tant de choses blanches et mélancoliques ;
passe le philosophe chiffonnier
qui s'arrête pour fouiller de son bâton
les ordures amoncelées
aux coins des maisons ;
passe la marchande d'allumettes emmitouflée,
la pauvre ! elle a si froid alors qu'elle porte
assez de feu sur elle
pour incendier la ville entière ;
passent les mendiants campagnards
qui s'arrêtent de porte en porte
pour demander la charité ;
passent les grises files d'Ursulines
qui vont se promener sur les remparts
le dimanche après-midi
et les noirs séminaristes
qui s'éparpillent dans les arbres majestueux
comme des corbeaux cherchant leur pitance,
dans l'attente du paradis ;
passent les couples d'amants préoccupés,
passent les couples pâles des époux,
passent les vieux fatigués,
passent les pauvres morts
qui rejoignent leur dernière demeure ;
passent les vagabonds
avec leur musique en bandoulière
qui n'est bonne qu'à pleurer
ou les orgues de Barbarie
qui rient et pleurent pour quelques sous
comme les clowns ;
passent, le dos courbé, les pèlerins étrangers
qui demandent le chemin de Rome.

(Traduction personnelle)








Images : en haut et au milieu : Paolo Squarzoni  (Site Flickr)

en bas, Site Flickr



jeudi 19 juin 2014

Ritorno a Ferrara (Retour à Ferrare)




Voici la suite du chapitre Da Pomposa a Ferrara, extrait de l'ouvrage d'Ungaretti Il deserto e dopo [À partir du désert] ; ce retour du poète à Ferrare a lieu le 29 janvier 1933 :

L’anima mi trabocca d’un inno alla natura quando mi si riaffaccia Ferrara. Oh, come di colpo essa mi appare regolata dalle stagioni, e confusa nelle sorti giornaliere dell’anno. Una città che non sembra esistere che di campagna, e le sue mura così promettenti alla meditazione, così invitanti a passeggiate calme fra alberi, esse stesse non sono scavalcate dalla campagna ? E non portano, orti e giardini, la ragione d’essere all’agglomerato nel suo cuore stesso ? Da queste mura si può vedere il mucchio di pietre che è, tutto sommato, lo sforzo — e disperato sforzo — d’una città, ma, dentro e fuori, si può anche vedere la terra nuda, l’erba che nasce, i fiori che s’aprono, le frutta che maturano, la canapa che si fa d’oro, e le donne che si curvano a tagliarla, ubriache del suo odore e di sole spietato. 

Come elastica nel greto delle sue strade ! Strade piene di gente, e di donne e di ragazze, che vanno in bicicletta e vi confesso che di mattina un vecchio satiro può essere ancora commosso nel vedere una fresca contadinotta pedalare. (...)




Ferrara verrà da ferro ? Oh, so bene che le hanno trovato mille etimologie, e quegli allegri Comacchiesi la dicono fondata da Ferrau o Ferrao, pronipote di Noè, per dare ad intendere che l’hanno fondata loro. 
Ma ferro mi persuade. 
Qui non hanno una pietra loro, e quando la costruzione non è di mattoni, ricorrono al marmo di Verona o alla pietra d’Istria. Bisogna vedere che cosa è qui il cotto, quando circonda il quadrato di una finestra o l’arco slanciato d’un ingresso. L’architettura conserva sempre una sua nudità fiera, e i rari fregi, della stessa materia e colore del resto, portano insieme a una rara eleganza, l’evidente tormento d’una fusione a forte fuoco. 
E non so, persino le pietre naturali — per esempio i grifi e i leoni all’entrata del Duomo — fanno un effetto di cosa bruciata fino a scolorirsi, e di denti spezzati a volerla intaccare. 

Chi volesse farsi un’idea d’una certa verità di qui, costante, si rechi a vedere il Chiostro di San Romano : vedrà due portici bassi, avrà un senso di catacomba, di cripta ; e un terzo portico, alto, gli darà un ampio respiro d’aria aperta. Anche la città è fatta così : pare uscire come un orso dagli antri di via delle Volte, e arriva al cielo fantastico del corso dei Piopponi. 

Giuseppe Ungaretti  Il deserto e dopo  Mondadori, 1961






Quand Ferrare encore une fois surgit devant moi, je sens monter à mes lèvres un hymne à la nature. Comme cette ville m’apparaît, soudain, soumise aux saisons, mêlée aux hasards quotidiens de l’année ! Elle ne semble exister qu’en fonction de la campagne ; et ses remparts, si propices à la méditation, à des promenades paisibles sous les arbres, ne sont-ils pas eux-mêmes enjambés par la campagne ? Vergers et jardins n’apportent-ils pas au cœur même de l’agglomération sa raison d’être ? De ces remparts, on peut considérer l’amas de pierres qui est, somme toute, l’effort, désespéré ! d’une ville ; mais, au-dedans comme au-dehors, on peut voir aussi la terre nue, l’herbe qui pointe, les fleurs qui s’ouvrent, les fruits qui mûrissent, le chanvre qui se change en or, et les femmes se pencher pour le couper, ivres de son odeur et de soleil implacable. 

 Comme elle est souple jusque dans le cailloutis de ses routes ! Routes encombrées de passants, de femmes, de jeunes filles à bicyclette, et je confesse que le matin, voir pédaler une fraîche paysanne peut encore troubler un vieux satyre... (...)




Ferrare vient-il de fer ? Oh ! je sais bien qu’on lui a trouvé mille étymologies, jusqu’à ces farceurs de Comacchio qui la prétendent fondée par Ferrau ou Ferrao, petit-neveu de Noé, pour laisser entendre qu’ils en sont eux-mêmes les fondateurs. 
Mais fer me convainc. 
Les Ferrarais n’ont pas de pierre à eux ; s’ils ne construisent pas en brique, ils recourent au marbre de Vérone ou à la pierre d’Istrie. Il faut voir ce que c’est ici que la brique quand elle encadre une fenêtre ou borde l’arc élancé d’une entrée. L’architecture garde toujours une nudité farouche, bien à elle, et les rares frises, de la même matière et de la même couleur que le reste, montrent, en même temps qu’une extrême élégance, le visible tourment de la cuisson au grand feu. 
Et, je ne sais pourquoi, les pierres naturelles même, tels les griffons et les lions du porche de la cathédrale, font l’effet de choses décolorées par le feu, et que les dents s’useraient à vouloir entamer.




 Que celui qui voudrait se faire une idée d’une certaine vérité constante de ce lieu se rende au cloître de San Romano : il y verra deux portiques bas qui lui donneront une impression de catacombes, de crypte ; et un troisième, plus haut, qui lui rendra l’ample respiration de l’air libre. La ville est ainsi faite : elle semble surgir des antres de Via delle Volte comme un ours, pour aboutir au ciel fantastique du Corso dei Piopponi.






Giuseppe Ungaretti  À partir du désert   Editions du Seuil, 1965 (Traduction : Philippe Jaccottet)



Images : (1) Site Flickr 


(3) Luca Pelorosso  (Site Flickr)

(4) Cercamon  (Site Flickr)





vendredi 18 avril 2014

Le Jour des pleurs




"Mysterium paschale
mistero del Passaggio
in cui
il cammino s'inverte.
Dalla vita passare alla morte –
è questa l'esperienza, l'evidenza.
Attraverso la morte passare nella vita –
questo il mistero."

Karol Wojtyla






Guido Mazzoni (1450–1518) est un peintre et sculpteur spécialisé dans la réalisation des Compianti [Lamentations], ces compositions de statues polychromes grandeur nature en terre cuite  représentant les personnages dont les textes sacrés mentionnent la présence autour du Christ mort. Le plus célèbre et le plus beau des Compianti est sans doute celui de Niccolò dell’Arca, que l’on peut voir à Bologne, dans l’église de Santa Maria della Vita. Guido Mazzoni en réalisa six : à Busseto (1476-77), à Modène (1477-79), à Crémone (il a malheureusement été perdu), à Ferrare (1483-85), à Venise (1485-89, il n’en reste que des fragments, conservés à Padoue), à Naples (1492, pour l’église de Monte Oliveto). 

Son Compianto le plus accompli est sans doute celui de Modène, que l’on peut voir dans l’église de San Giovanni. Filippo De Pisis l’admirait beaucoup et le considérait comme « l’un des plus beaux et expressifs ensembles de sculptures du Quattrocento, l’égal des œuvres des plus célèbres artistes toscans de cette période ». Je cite ici la description qu’en fait Giovanni Reale dans le remarquable ouvrage Il Pianto della statua [Les Larmes de la statue], Bompiani, 2008 : « L’ordre des personnages est donc le suivant : Joseph d’Arimathée, Marie Salomé, saint Jean Évangéliste, la Madone, Marie-Madeleine, Nicodème et Marie de Cléophas. Le Christ étendu au sol est très beau, son visage reflète la paix de la mort, comme celui du Christ dans le Compianto de Niccolò dell’Arca.



Les personnages suivent tous la règle d’une déviation mesurée de la frontalité ; par conséquent, ils sont conçus en relation l’un avec l’autre : on s’en aperçoit par la fonction d’élément de raccord qu’ont les bras ouverts et l’inclinaison du buste, qui contribuent à créer une masse ondulante, une sorte de mouvement perpétuel pathétique et douloureux. On ne retrouve pas ici les profils et les ovales de Piero della Francesca et de Mantegna, mais la spatialité vitale des corps en action. La dramaturgie des mouvements et des positions des bras et des mains des différents personnages est particulièrement remarquable, bien étudiée et bien réalisée.




Il faut également prêter attention à l’expression de douleur des différents personnages, qui ne devient un hurlement que sur le visage de Marie-Madeleine. Parmi les personnages masculins, Joseph d’Arimathée et saint Jean Évangéliste exhalent une plainte avec les lèvres entrouvertes ; la douleur la plus contenue est celle de Nicodème : ses lèvres restent closes, mais le visage est tendu, en un sentiment de grande affliction. La déploration collective, ou la lamentation chorale, est réalisée de façon cohérente et frappante, avec la modération formelle qui est la principale caractéristique de l’art de Mazzoni, chez qui le réalisme n’outrepasse jamais les règles de la bonne mesure, ou des justes proportions, avec la seule exception du Compianto de Ferrare, installé dans l’église du Gesù, où l'atmosphère est plus sombre et plus violemment expressionniste »




Il est question de ce Compianto ferrarais dans un beau passage du roman de Giorgio Bassani Dietro la porta [Derrière la porte] ; le voici :
« L’église semblait déserte. J’avais parcouru pas à pas le bas-côté droit, le nez en l’air comme un touriste, mais la lumière du soleil, qui pénétrait à travers les vastes vitraux supérieurs, m’empêchait de voir distinctement les grands tableaux baroques posés sur les autels. Après avoir atteint le transept, plongé lui aussi dans une semi-obscurité, j’étais passé dans le bas-côté gauche, inondé de lumière. Et là mon attention avait été aussitôt attirée par un étrange rassemblement de gens immobiles et silencieux, réunis en groupe à côté de la seconde des deux petites portes d’entrée. 
Qui étaient-ils ? Comme j’avais pu m'en rendre compte, une fois arrivé à distance suffisante, il ne s’agissait pas d’êtres vivants, mais de statues de bois peint [il s’agit en fait de terre cuite], sculptées en grandeur naturelle. Et plus précisément de ces fameux Pleureurs de la Rose devant lesquels, enfant, m’avait tant de fois amené la tante Malvina, la seule tante catholique que j’avais (pas là, pas à l’église du Gesù, mais dans celle de la Rose, dans la via Armari, d’où on les avait à l’évidence retirés plus tard). Je regardais, maintenant encore, la scène atroce : le corps livide et misérable du Christ mort, étendu sur la terre nue, et, autour de lui, pétrifiés par la douleur, avec des gestes muets, des rictus muets, des larmes qui n’auraient point de fin, point d’apaisement, les parents et les amis accourus : la Madone, saint Jean, Joseph d’Arimathie, Simon [en fait Nicodème], Madeleine, deux saintes femmes. Et tout en regardant, je me rappelais la tante Malvina qui, face à ce specatcle, ne parvenait jamais à retenir ses larmes. Elle tirait sur ses yeux un châle noir de vieille fille, s’agenouillait sans oser (comme elle l’aurait voulu, la pauvre !) faire agenouiller également son neveu non baptisé. » (le texte est cité dans la traduction de Michel Arnaud, Quarto Gallimard, 2006)








Images : (1), (2), (3) Guido Mazzoni Compianto sul Cristo morto, Chiesa San Giovanni Battista, Modena  Photographies de Renato Morselli  (Site Flickr)

(4) et (5) Guido Mazzoni Compianto sul Cristo morto, Chiesa del Gesù, Ferrara  Photographie de Daniele Pugi  (Site Flickr)







mardi 29 octobre 2013

Une leçon d'absence







Un dimanche de janvier dans Ferrare ne se met en place en nous qu’à Paris, aux premiers jours de mars. Si deux ou trois photographies font tant pour cette installation dans la présence, est-ce parce qu’elles sont médiocres, plutôt floues ? Elles ajoutent à la vacuité constitutive du lieu, du jour, de l’heure, de notre errance et de notre âme. Gommant la contingence, méprisant l’épisode, embrumant le soir qui déjà tombait si tôt, elles nous sont une leçon d’absence, et nous rappelant aux vertus de cet art douloureux, elles nous invitent à nous en souvenir toujours, au fort des émotions les plus intenses comme des heures les plus pâles, au fort de ce que nous sommes dans l’ici et dans le maintenant, au fort si fort indifférent des villes inconnues. Elles nous montrent objectivement combien nous faisons défaut au réel sans lui manquer si peu que ce soit, sans qu’il songe seulement à s’apercevoir de notre invisibilité, et combien il peut y avoir de jeu, dans ce grand vide que nous lui ménageons en nous-même. Il serait urgent d’y penser toujours, quand nous courons les chemins : à ce néant de notre être qui nous a précédé sur ces lieux, qui nous y suivra pour jamais, et qu’il faudrait avoir le courage de ne quitter pas un instant de l’œil, quand nous traversons Perast, nous recueillons dans Mantoue, tombons de sommeil sur ce papier ou croyons reconnaître précisément la configuration de l’abîme familier dans le plan de Trani, dans la lumière du port et sur ses façades closes.

Renaud Camus  Fendre l'air, Journal 1989 éditions P.O.L, 1991






Images : en haut, Site Flickr

en bas, Michele Mig  (Site Flickr)

mardi 26 mars 2013

Cena di Pasqua (Dîner de Pâque)






"Poi ci sarebbe stata la scena ultima, quella degli addii. Già la vedevo. Eravamo scesi tutti in gruppo giù per le scale buie, come un greggio oppresso. Giunti nel portico, qualcuno (forse io) era andato avanti, a socchiudere il portone di strada, ed ora, per l'ultima volta, prima di separarci, si rinnovavano da parte di tutti, me compreso, i buonanotte, gli auguri, le strette di mano, gli abbracci, i baci sulle gote. Senonché, improvvisamente, dal portone rimasto mezzo aperto, là, contro il nero della notte, ecco irrompere dentro il portico una raffica di vento. È vento d'uragano, e viene dalla notte. Piomba nel portico, lo attaversa, oltrepassa fischiando i cancelli che separano il portico dal giardino, e intanto ha disperso a forza chi ancora voleva trattenersi, ha zittito di botto, col suo urlo selvaggio, chi ancora indugiava a parlare. Voci esili, gridi sottili, subito sopraffatti. Soffiatti via, tutti : come foglie leggere, come pezzi di carta, come capelli di una chioma incanutita dagli anni e dal terrore..."


Giorgio Bassani Il Giardino dei Finzi-Contini


"Et puis il y aurait eu la dernière scène, celle des adieux. Je la voyais déjà. Nous étions descendus tous ensemble par le sombre escalier, comme un troupeau opprimé. Arrivés sous le porche, quelqu'un (peut-être moi) était allé entrouvrir le portail donnant sur la rue, et maintenant, pour la dernière fois, avant de nous séparer, nous échangions tous, moi compris, les bonne nuit, les vœux, les poignées de main, les embrassades, les baisers sur les joues. Mais brusquement, par le portail demeuré entrouvert, là, contre le noir de la nuit, voici que s'engouffre dans le porche une rafale de vent. C'est un vent d'ouragan, et il vient de la nuit. Il s'abat dans le porche, le traverse, dépasse en sifflant les grilles qui séparent le porche du jardin, et ce faisant il a dispersé de force ceux qui voulaient encore s'attarder, il a réduit au silence, avec son hurlement sauvage, ceux qui continuaient à parler. Des voix grêles, des cris fluets, aussitôt écrasés. Emportés par le vent, tous, comme des feuilles légères, des morceaux de papier, des cheveux blanchis par les ans et par la terreur..."


Giorgio Bassani Le Jardin des Finzi-Contini









 

E quando nel giro del ballo oscuro che ci rimorchia,
dimenticate ombre nostalgiche a fingere la vita,
spirito della notte ci riavrai, dopo le ultime risa,
i baci sulle guance, gli auguri, gli addii sulla porta ;

e là dalla soglia a scroscio, irrompendo, un vento crudele
disperderà le fioche e esili voci come capelli
incanutiti, nel vuoto portico, di tra i cancelli,
cieco soffiando sulle deboli fiamme delle candele :

forse torneremo di sopra, in sala, seduti qua attorno al solito
tavolo, sotto la lampada, commensali distratti,
fermi, le labbra sigillate, pallidi di contro ai pallidi
ritratti dei nostri morti, morti anche noi, ma soli.

Giorgio Bassani Storie dei poveri amanti Ed. Mondadori



Et quand dans le tourbillon du bal obscur qui nous emporte,

ombres nostalgiques oubliées simulant la vie,
nous reviendrons à toi, esprit de la nuit, après les derniers rires,
les baisers sur les joues, les vœux, les adieux sur la porte ;

et là, sur le seuil, en cascade déferlante, un vent cruel
éparpillera les voix ténues et frêles comme des cheveux
blanchis, sous le porche vide, entre les grilles,
soufflant à l'aveugle sur les faibles flammes des bougies :

peut-être remonterons-nous dans la salle, assis autour de la même
table, sous la lampe, commensaux distraits,
immobiles, les lèvres scellées, pâles face aux pâles
images de nos morts, morts nous aussi, mais seuls.

(Traduction personnelle)







 

Images : merci à Jules Pajot (Site Flickr)



jeudi 15 décembre 2011

Pontelagoscuro





Tornai al mio giornale.
Ed ecco, in fondo alla pagina di sinistra, di riscontro a quella sportiva, gli occhi mi caddero su un titolo di media grandezza.Diceva :


NOTO PROFESSIONISTA FERRARESE ANNEGATO NELLE ACQUE DEL PO PRESSO PONTELAGOSCURO


Credo che per qualche secondo il cuore mi si fermasse. Eppure non avevo capito bene, ancora non avevo capito bene, ancora non mi ero reso ben conto. Respirai profondamente. E adesso capivo, sì, avevo capito già prima che cominciassi a leggere il mezzo colonnino sotto il titolo, il quale non parlava affatto di suicidio, s'intende, ma, secondo lo stile dei tempi, soltanto di disgrazia (a nessuno era lecito sopprimersi, in quegli anni : nemmeno ai vecchi disonorati e senza più ragione alcuna di restare al mondo...).Non finii di leggerlo, comunque. Abbassai le palpebre. Il cuore aveva ripreso a battere regolare. Aspettai che l'Elisa, riapparsa per un attimo, ci lasciasse un'altra volta soli, e poi, quietamente, ma subito :« È morto il dottor Fadigati », dissi.


Giorgio Bassani Gli occhiali d'oro Ed. Mondadori


Je repris mon journal.Et voici qu'au fond de la page de gauche, en face de celle des sports, mes yeux tombèrent sur un titre de grosseur moyenne.Il était écrit :


UN MÉDECIN BIEN CONNU DE FERRARE SE NOIE DANS LES EAUX DU PÔ PRÈS DE PONTELAGOSCURO


Il me semble que pendant quelques secondes mon cœur s'est arrêté. Et pourtant, je n'avais pas pas bien compris, je n'avais pas encore bien réalisé.Je respirai profondément. Et maintenant je comprenais, oui, j'avais déjà compris avant de lire la demi-colonne sous le titre, dans lequel il n'était pas question de suicide, bien sûr, mais, selon le style de l'époque, seulement d'un accident (il n'était consenti à personne de mettre fin à ses jours, en ce temps-là, pas même aux vieillards déshonorés qui avaient perdu toute raison de vivre...).Quoi qu'il en soit, je n'achevai pas ma lecture. Je fermai les yeux. Mon cœur s'était remis à battre de façon régulière. J'attendis qu'Élise, un instant réapparue, nous laissât à nouveau seuls, et puis, calmement, je dis aussitôt :« Le docteur Fadigati est mort. »








PONTELAGOSCURO

Dimenticami, se alla ruota sfavillante di raggi
ti affidi lungo gli asfalti dorati nella brezza
celeste che ti spalanca a sogni di giovinezza
infinita la fresca sera dei sottopassaggi.

Verso un borgo d'obliqui camini fumiganti,
bassi sull'erba madida della sgombra pianura,
emergi tu e ti dilegui. Vengono per l'aria scura
angeli in tuta azzurra, a sciami, in un fuoco di canti.

Giorgio Bassani Storie dei poveri amanti Ed. Mondadori






PONTELAGOSCURO

Oublie-moi, si à la roue étincelante de rayons
tu te confies le long de l'asphalte doré dans la brise
azurée que le soir frais des passages souterrains
ouvre pour toi à des rêves de jeunesse infinie.

Vers un bourg de cheminées penchées qui fument
en bas sur l'herbe humide de la plaine vide,
tu émerges et tu te dissipes. À travers l'air obscur arrivent
des anges en salopette bleue, en essaim, dans l'embrasement des chants.


Traduction
: Muriel Gallot (Giorgio Bassani, Poèmes, Cahiers de l'Hôtel de Galliffet, 2007)






Images
: en haut et en bas, Paolo C. (Site Flickr)






vendredi 14 octobre 2011

Pesci marci (Poissons pourris)





Dans un très beau petit livre, Mio sodalizio con De Pisis, l'écrivain Giovanni Comisso raconte la trentaine d'années (de 1919 à 1952) de son amitié avec le peintre ferrarais Filippo De Pisis, au fil de leurs fréquentes rencontres à Rome, Paris, Milan ou Venise. L'ouvrage n'a jamais été traduit en français ; il faut dire que la notoriété de De Pisis est beaucoup moins affirmée en France qu'en Italie, où un musée lui a été consacré à Ferrare, sa ville natale. Comisso évoque de façon vivante, à travers de nombreuses anecdotes, les multiples facettes d'un artiste fantasque et excentrique qu'il considère d'abord comme un très grand peintre, n'accordant que peu d'importance aux activités littéraires et poétiques de De Pisis, lesquelles sont pourtant loin d’être négligeables (on peut lire sur ce blog plusieurs de ses poèmes en suivant le libellé "De Pisis"). Tous ces souvenirs sont passionnants, mais les passages les plus précieux de l'ouvrage sont ceux où Comisso, en témoin privilégié, raconte la genèse et la réalisation de quelques unes des plus belles œuvres du peintre, comme ici le tableau I pesci marci (Les poissons pourris):

Quando lo raggiunsi a Parigi nel novembre del 1927 era passato provvisorio da place Saint Sulpice all'Hôtel de Verneuil, in rue de Verneuil.

 Una sera, presi dalla nostalgia per l'Italia, De Pisis propose di andare dalle parti del Temple, a vedere rue de Venise. È una stretta e semibuia straducola, dove in rapporto al nome si erano insediati alcuni pescivendoli, interposti a maisons de passe, dalle quali, nell'ora tarda, vedemmo uscire certe donne stanche, impacciate nel camminare, dopo essere state tutta la giornata a lavorarvi in amore. Le botteghe dei pescivendoli erano chiuse, ma l'odore marino della mercanzia racchiusa gravava nell'aria. La straducola tra gli odori di putrefazione e le luci bieche di qualche fanale a gas inebriava De Pisis in furente attesa di qualche apparizione eccezionale. Guardava dovunque come un cacciatore in una selva che fiuti la preda e di un tratto gridando : «Mirabile ! Mirabile !» lo vidi chinarsi su di un mucchio di immondizie e raccogliere tre grandi merluzzi marci gettati via dai pescivendoli. Li mise con cura tra le pagine di un Paris-Soir, steso per terra e rimase a guardarli sebbene puzzassero nauseanti. In quei pochi istanti gli si era già impresso il quadro. Ne fece un cartoccio che tenne tra le sue braccia come fosse di fiori e subito volle ritornare all'albergo, in rue de Verneuil, per fare quel quadro. La gioia gli sfavillava  nello sguardo, come se quei pesci li avesse appena tratti dal mare per una pesca miracolosa e si promettesse di mangiarli. Lo lasciai alla porta del suo albergo augurandogli con la buona notte di fare un  bel quadro.

La mattina dopo andai da lui : il quadro era già compiuto. Nella notte aveva messo quei pesci, così com'erano tra le pagine del Paris-Soir, sul davanzale, con la finestra aperta che rivelava il riverbero rosa e cinereo dell'illuminazione parigina. Stimolato dal puzzo e dall'orrido di quelle polpe in disfacimento aveva lavorato rapido e poi, a quadro finito, aveva buttato quei pesci giù sulla strada. Fu uno dei suoi quadri che presagiva le sue più originali possibilità future e lo volli comperare. In quel quadro non vi erano più inutili inceppi letterari o tutte quelle "metafisicherie" alle quali aveva ceduto per emulare De Chirico e Carrà, volendo inserirsi nella loro maniera e nella loro fama, con il puntiglio di averli precorsi. In quel quadro vi era De Pisis, nitido e potente nel dare alla pittura una nuova parola.

Giovanni Comisso Mio sodalizio con De Pisis, Ed. Neri Pozza, 2010



Quand je le rejoignis à Paris au mois de novembre 1927, il avait quitté la place Saint Sulpice pour s'installer dans un hôtel de la rue de Verneuil.

Un soir, alors que nous étions saisis par la nostalgie de l'Italie, De Pisis proposa d'aller du côté du Temple, pour voir la rue de Venise. C'est une petite rue sombre et étroite, où, sans doute à cause de son nom, s'étaient installés quelques marchands de poissons, à côté de maisons de passe, d'où, tard dans la nuit, nous vîmes sortir des femmes fatiguées, au pas lourd, après toute une journée passée à se livrer au commerce de l'amour. Les boutiques des poissonniers étaient fermées, mais l'odeur marine de toute la marchandise qu'elles contenaient persistait dans l'air. La petite rue, avec les odeurs de putréfaction et les lumières sinistres des rares becs de gaz, enivrait De Pisis, suspendu dans l'attente de quelque apparition extraordinaire. Il regardait partout, comme un chasseur à l'affût dans une forêt. Soudain, il s'exclama : «Admirable ! Admirable !», et je le vis se pencher sur un tas d'ordures pour en extraire trois cabillauds pourris, jetés là par les poissonniers. Il les déposa avec soin entre les pages d'un Paris-Soir trouvé par terre, et il les observa longuement, malgré la puanteur écœurante qui s'en dégageait. En ces quelques instants, il avait déjà décidé dans son esprit de la composition de son tableau. Il empaqueta le tout en le tenant délicatement comme s'il s'agissait d'un bouquet de fleurs, et il voulut aussitôt retourner à l'hôtel, rue de Verneuil, pour se mettre à l’œuvre. Ses yeux brillaient de joie, comme si, à la suite d'une pêche miraculeuse, il venait à peine d'extraire ces poissons de la mer, et qu'il avait hâte de les déguster. Je le quittai devant son hôtel en lui souhaitant de passer une bonne nuit et de réaliser un beau tableau.

Le lendemain matin, j'allai le retrouver : le tableau était déjà achevé. Pendant la nuit, il avait déposé ces poissons, enveloppés dans les pages de Paris-Soir, sur le rebord de la fenêtre ouverte, dans les reflets roses et cendrés de l'éclairage parisien. Stimulé par cette puanteur et par l'effroi de cette chair en décomposition, il avait travaillé rapidement ; puis, le tableau achevé, avait jeté ces poissons dans la rue. Ce tableau laissait déjà présager la future grande originalité de sa peinture et je voulus l'acheter. Il n'y avait plus dans cette œuvre aucune entrave rhétorique, ni aucune de ces prétentions métaphysiques auxquelles De Pisis avait parfois cédé pour rivaliser avec De Chirico et Carrà, cherchant à se rapprocher de leur manière et de leur notoriété, obstiné dans sa certitude d'avoir été leur précurseur. Dans ce tableau, il y avait De Pisis, précis et décidé dans sa volonté d'ouvrir une nouvelle voie à la peinture.

(Traduction personnelle)







Images : en haut, Filippo De Pisis I pesci marci, 1927

en bas, Paris, rue de Venise (Site Flickr)

dimanche 20 février 2011

L'esprit d'un lieu




L’esprit d’un lieu – notion menacée par l’uniformisation triomphante : peut-il, en pénétrant d’autres espaces, y rester gravé ? Ainsi, dans l’enregistrement des symphonies Écossaise et Italienne de Mendelssohn dirigées à Ferrare par Nikolaus Harnoncourt, vais-je trouver une trace de la ville, qui serait aussi sa promesse ? Schumann confondait les deux œuvres : pour lui c’était l’Écossaise qui reflétait le voyage italien de son ami. Quant à l’autre, connue comme étant l’Italienne, seul le final lui vaudrait son titre : d’abord saltarello, feu follet, puis frénésie. L’interprétation d’Harnoncourt, incisive jusqu’à la cruauté, exalte à la fois la force vitale et sa part d’ombre : surgit alors une Italie qui se met en scène, accordant à l’étranger ce qu’il attend, ce que Mendelssohn, dans sa conscience juive redécouvrant Bach et Luther, voulait éprouver au bord d’un monde latin où les démons se masquent d’harmonie. Coupe claire des cordes, traits aigus, opiniâtres... On perçoit dans ce final, derrière l’éclat solaire, une vitalité proche du sarcasme et foncièrement réaliste, soucieuse de ne pas dévaler la pente, ou de bien retomber, qui n’aspire qu’à se repaître d’ambiguïté, de gestuelle, au creux d’un théâtre vide. Là, dans la conscience inflexible du jeu, réside pour certains une des vérités de l’Italie « en temps de détresse ».




Penser qu’un tel enregistrement fut réalisé à Ferrare, ville de contention qu’on ne parvient pas à nommer sans entendre le bruit d’une ferrure, sans se demander sur quoi se referme la prison... À quel moment naîtra l’arrogance, la négation, dans cet univers de douves, d’arches, d’eaux stagnantes, au cœur d’une Italie de la suspicion et du refus ? Sur la bande vidéo où se retrouvent quelques minutes des répétitions, le premier mouvement de l’Écossaise accompagne un lent travelling autour du château d’Este et des maisons environnantes. (Non loin, le palais Schifanoia, dont le nom peut signifier qu’on y exècre et combat le spleen, laisse entendre malgré tout, côte à côte, schifo et noia, le dégoût et l’ennui.) Dès que cessera l’immobilité, que délivreront ces murailles et ces murs : élan matinal ou furia meurtrière ? Pas de réponse, sinon Ferrare même, qui fut aussi l’une des plus fascistes.

Bernard Simeone Acqua fondata éditions Verdier, 1997







Images : en haut, Ferrara, Teatro Comunale : Barbara Arcari (Site Flickr)

au centre et en bas, Ferrare, château d'Este : Site Flickr