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mardi 19 novembre 2013

Le Jour ni l'Heure





"Voca, voca me..."








 Mai 1952

Il peut sembler étrange que Cardarelli ait choisi la via Veneto pour y vivre ses dernières années. S'il y a une rue qui n'aurait jamais dû lui plaire, c'est bien celle-là. Dans les premiers temps de notre amitié, il ne sortait jamais du Corso, des rues de la piazza del Popolo, des trattorias de la via del Gambero. Sa destination la plus audacieuse, le soir, était Tito Magri, un marchand de vins toscan de la via Capo le case, et maintenant le voilà via Veneto, et même dans sa partie supérieure, près de la porte Pinciana, au milieu de la foule des grands hôtels, des coups de sifflets des portiers qui appellent les taxis, des figurants de cinéma qui se font pousser la barbe parce qu'ils jouent dans Quo vadis ? Aujourd'hui, il prenait le soleil et avait l'air de tout approuver, comme le vieil émigrant qui a gagné de l'argent puis est revenu dans son village. En réalité, de l'argent, il en a tout juste pour se payer une pension dans cette rue, et un infirmier. Mais il a la certitude de se sentir riche. Quant à son amour pour son véritable village, il l'a fait passer tout entier dans ses livres et il doit lui en rester bien peu. Il sait que c'est sa dernière étape.

Ennio Flaiano  La solitude du satyre, Editions du Promeneur, 1996 (Traduction : Brigitte Pérol)



Alla morte

Morire sì,
non essere aggrediti dalla morte.
Morire persuasi
che un siffatto viaggio sia il migliore.
E in quell'ultimo istante essere allegri
come quando si contano i minuti
dell'orologio della stazione
e ognuno vale un secolo.
Poi che la morte è la sposa fedele
che subentra all'amante traditrice,
non vogliamo riceverla da intrusa,
né fuggire con lei.
Troppo volte partimmo
senza commiato !
Sul punto di varcare
in un attimo il tempo,
quando pur la memoria
di noi s'involerà,
lasciaci, o Morte, dire al mondo addio,
concedici ancora un indugio.
L'immane passo non sia
precipitoso.
Al pensier della morte repentina
il sangue mi si gela.
Morte non mi ghermire
ma da lontano annùnciati
e da amica mi prendi
come l'estrema delle mie abitudini. 

Vincenzo Cardarelli  Opere Ed. Mondadori, I Meridiani








 À la mort

Mourir, oui,
mais ne pas être agressés par la mort.
Mourir en étant persuadés
qu'il n'y a pas de plus beau voyage.
Et en cet ultime instant être joyeux
comme quand on compte les minutes
à l'horloge de la gare
et que chacune dure un siècle.
Puisque la mort est l'épouse fidèle
qui succède à l'amante volage,
ne la recevons pas comme une intruse,
ne fuyons pas avec elle.
Trop de fois nous sommes partis
sans prendre congé !
Au moment de dépasser
en un instant les limites du temps,
tandis que même la mémoire
de ce que nous avons été s'effacera,
permets-nous, ô Mort, de dire adieu au monde,
accorde-nous encore un délai.
Que l'immense pas
ne soit pas précipité.
À la pensée d'une mort soudaine,
mon sang se glace.
Mort, ne viens pas me saisir
mais de loin, fais-moi signe
et emporte-moi comme une amie,
comme la dernière de mes habitudes.

(Traduction personnelle)








Images : en haut, Site Flickr

au centre et en bas, merci à Patrick Raymond pour ses photos de la Via Veneto  (Site Flickr)



mardi 1 janvier 2013

Capodanno (Jour de l'an)



"Un anno vecchio è una lettera scritta male, 
un anno nuovo è il ricorso che ferma la pratica.

Ennio Flaiano La valigia delle Indie 





[1971] 
31 dicembre. È da stamattina che stanno sparando, fuori. Cominciano a salutare l’anno nuovo. Alle due del pomeriggio è già pericoloso girare per strada. La mia idea di partire alle nove per non assistere alla baraonda e passare così la notte dell’ultimo dell’anno in treno non ha più senso. Ma partiamo lo stesso. Non si trovano taxi. Ci accompagna un amico. Alla stazione non si trovano portabagagli, c’è un vecchio che fa il portabagagli abusivo e chiede una somma spropositata per portare al treno col suo carretto le nostre valigie. Benissimo. Nella stazione sparano e si sente, nelle pause, il borbottio di tutta la città che spara, nei quartieri vicini e più lontani. Non si capisce perché. Sfugge tutto. Forse sbagliamo noi a non accettare il punto di visto della maggioranza. Sparare per sentirsi che cosa ? Più forti, più allegri, più mandolinisti ? Non si capisce. Il treno infine è una soluzione. 

Alle undici della mattina dopo arriviamo a Montreux. La stazione è deserta. Il giovane portabagagli si toglie il berretto e tenendolo tra le due mani ci dice : «La coincidenza parte tra un’ora. Dieci minuti prima troverete il vostro bagaglio sul treno. Avete tempo di fare un giro per la città o per andare al caffè. Ce ne sono due. Uno nell’interno della stazione, l’altro di fronte. Grazie.» E se ne va con un accenno di inchino. 

La città è deserta. Un sole pallido sfiora la nebbia del lago. Cigni, anatre e gabbiani lungo la riva. Passeggio tranquillo.

Ennio Flaiano  Diario degli errori  Ed. Adelphi, 1976






[1971] 
31 décembre. Depuis ce matin, ils tirent des pétards, là-dehors. Ils commencent à saluer l’année nouvelle. À deux heures de l’après-midi, il est déjà dangereux de sortir dans la rue. Mon idée de partir à neuf heures pour échapper au tintamarre et passer ainsi la dernière nuit de l’année en train n’a plus de sens. Mais nous partons quand même. On ne trouve pas de taxi. Un ami nous accompagne. À la gare, il n’y a pas de porteurs, seulement un vieillard qui travaille au noir et demande une somme démesurée pour transporter nos bagages jusqu’au train avec sa charrette. Très bien. Dans la gare, on lance des pétards, et l’on entend, entre deux détonations, le boucan de toute la ville où l’on tire, dans les quartiers proches ou plus lointains. On ne comprend pas pourquoi. Cela nous échappe. Peut-être avons-nous tort de ne pas accepter le point de vue de la majorité. Pourquoi se mettent-ils tous à lancer des pétards ? Pour se sentir plus forts, plus joyeux, plus joueurs de mandoline ? C’est incompréhensible. Finalement, le train est une solution.

Le lendemain, à onze heures du matin, nous arrivons à Montreux. La gare est déserte. Le jeune porteur enlève sa casquette et, en la tenant entre ses mains, nous dit : «Vous avez une correspondance dans une heure. Dix minutes avant, vous trouverez vos bagages sur le train. Vous avez le temps de faire un tour en ville ou d’aller dans un café. Il y en a deux. L’un se trouve dans la gare et l’autre est juste en face. Je vous remercie.» Et il s’en va en esquissant une révérence.

La ville est déserte. Sur le lac, un pâle soleil perce le brouillard. On aperçoit des cygnes, des canards et des mouettes sur la rive. Je me promène tranquillement.

(Traduction personnelle












Images : (1) et (2) Paolo Serra  (Site Flickr)

(3) Sonja Pieper  (Site Flickr)

(4) Cesar Pics  (Site Flickr)



mercredi 19 décembre 2012

Commiato (Congé)



Avril 1959 
J'ai accompagné Cardarelli jusque dans sa chambre. L'odeur de renfermé était insupportable, j'ai ouvert la fenêtre qui donne sur l'une de ces cours sombres, hautes, visqueuses, domaine des chats et de la cuve du lavoir. La via Veneto ici n'est qu'une façade. À peine entre-t-on dans ces vieilles maisons que nous reprend à la gorge la vieille Rome des porches étroits, des escaliers sombres, des cours à l'odeur de chou et de moisi. (...) La chambre du poète est étroite, avec un cabinet de toilette aménagé dans un coin. Sur la table, un ordre précaire. «Je n'ai plus rien !», dit Cardarelli avec une note de complaisance. Je vois simplement deux photographies, des groupes d'amis de sa lointaine jeunesse. Près de la fenêtre, le radiateur. Cardarelli est assis sur le lit, son pardessus sur le dos comme un émigrant qui attend le départ du bateau, ou comme la victime d'un tremblement de terre, qui, assis sur le seul meuble qui lui reste, manifeste ainsi que ce meuble est à lui, et ne l'abandonne pas pour qu'on ne le lui emporte pas. 

Juin 1959 
Hier, Cardarelli est mort au Policlinico, où il était hospitalisé depuis un mois. Grand admirateur de Leopardi, il est mort (presque) comme lui, à cause d'une indigestion de crème glacée qui a ensuite dégénéré en broncho-pneumonie. Depuis un mois il ne parlait plus : de temps en temps seulement, quand quelqu'un entrait dans sa chambre, il disait doucement : «Assommants !». 

Ennio Flaiano La solitude du satyre Editions du Promeneur, 1996 (Traduction : Brigitte Pérol) 





Commiato

Come un vecchio recipiente incrinato, il mio cuore non comporta più gli effervescenti dolori onde continua ad essere agitato, né bollenti passioni. E temo non s’abbia a spezzare. Non mi sento più giovane. E’ tanto tempo che lo dico ! E non so capacitarmi come mai l’amore abbia lasciato passare la sua stagione senza sorridermi, mentre pure l’amicizia, supremo bene, s’allontana da me, che ne ho troppo abusato. E nuova età sopravviene. Quella in cui la memoria dell’uomo è carica di troppi ricordi insepolti e il suo cuore, oppresso e cicatrizzato, non si pasce di altro che di rivolte affannose. Intanto la vita ha cessato di essere una gaia milizia, la morte impietosa non arride più, da lontano, come un giorno di gloria, ma si fa avanti e si rivela per quella che è veramente : l’ingiuria suprema.

Vincenzo Cardarelli  Memorie della mia infanzia  Ed. Mondadori (I Meridiani)


Congé

Comme un vieux récipient fêlé, mon cœur ne peut plus contenir les effervescentes douleurs dont il continue à être agité, ni les bouillantes passions. Et je crains qu'il ne finisse par se briser. Je ne me sens plus jeune. Je le dis depuis si longtemps ! Et je ne parviens pas à comprendre pour quelle raison l’amour a laissé passé sa saison sans me sourire, tandis que l'amitié, bien suprême, s'éloigne de moi, qui en ai trop abusé. Et survient un nouvel âge. Celui où la mémoire de l'homme est encombrée de trop de souvenirs non ensevelis et où son cœur, opprimé et couvert de cicatrices, ne se nourrit plus que de révoltes fébriles. En attendant, la vie a cessé d'être une cohorte joyeuse, la mort impitoyable ne nous sourit plus, de loin, comme un jour de gloire, mais elle s'avance et se donne pour ce qu'elle est vraiment : l'insulte suprême.

(Traduction personnelle)






Images : en haut, Source

en bas, Site Flickr



mercredi 3 octobre 2012

Alla deriva (À la dérive)




"Un coro e terminiam la scena..."






Mai 1955

Raffaella Pellizzi a décidé de mettre un peu d'ordre dans la vie de Cardarelli ; et elle a commencé par lui ranger sa chambre. Elle me racontait qu'aujourd'hui en débarrassant sa table de travail où désormais il ne s'assied plus depuis des mois, au milieu d'une absurde accumulation de livres, de bouteilles, de cahiers, de lettres non expédiées et d'autres reçues et jamais ouvertes, au milieu de vieilles écharpes et de médicaments de tous ordres elle a trouvé huit stylos à plume et sept paires de ciseaux. Le tiroir de la table de nuit était ouvert, plein de livres qui en sortaient comme une tour chancelante, et au milieu des livres, il y avait les pantoufles dont la disparition désolait depuis longtemps le poète. Elle n'a trouvé ni livres ni manuscrits de l'auteur. Cardarelli n'écrit plus depuis quelques années. Il n'aime pas non plus qu'on lui parle de littérature et de poésie, choses mortes, rejetées, qui ont perdu leur valeur et lui font chercher l'air, si la conversation vient à les aborder, comme s'il mâchait un fruit plein de cendres. Son corps survit à son esprit. Il se regarde survivre avec aigreur, cherchant peut-être dans la vie la dégradation dernière, curieux de voir jusqu'à quel point l'esprit qui le soutient peut se corrompre en même temps que son corps, avec la stoïque implacabilité de celui qui remarque : «Je te l'avais bien dit.»

Ennio Flaiano  La solitude du satyre Editions du Promeneur, 1996







Alla deriva

La vita io l’ho castigata vivendola.
Fin dove il cuore mi resse
arditamente mi spinsi.
Ora la mia giornata non è più
che uno sterile avvicendarsi
di rovinose abitudini
e vorrei evadere dal nero cerchio.
Quando all’alba mi riduco,
un estro mi piglia, una smania
di non dormire.
E sogno partenze assurde,
liberazioni impossibili.
Oimè. Tutto il mio chiuso
e cocente rimorso
altro sfogo non ha
fuor che il sonno, se viene.
Invano, invano lotto
per possedere i giorni
che mi travolgono rumorosi.
Io annego nel tempo.

Vincenzo Cardarelli  Opere  Ed. Mondadori, I Meridiani


À la dérive

La vie, je l'ai châtiée en la vivant.
Au plus loin où mon cœur m'a porté,
hardiment je suis allé.
Maintenant ma journée n'est plus
qu'une alternance stérile
de désastreuses habitudes
et je voudrais sortir du cercle noir.
Quand je me retrouve à l'aube,
un caprice me prend, une agitation
qui m'empêche de dormir.
Et je rêve de départs absurdes,
d'impossibles délivrances.
Hélas. Tous mes remords 
enfouis et cuisants
n'ont pas d'autre exutoire
que le sommeil, s'il vient.
En vain, en vain je lutte
pour m'emparer des jours
qui bruyamment m'emportent.
Je me noie dans le temps.

(Traduction personnelle)








Images : grazie a Nello Zazzaro (Site Flickr)



vendredi 14 septembre 2012

Cardarelli, de Rome à Venise




 Avril 1952

Le poète Cardarelli va s'asseoir tous les matins dans l'unique fauteuil de la librairie Rossetti (1), et gêne passablement le commerce avec ses remarques, et plus encore ses silences farouches, qui mettent les clients mal à l'aise. Rossetti n'a pas l'air de le prendre mal, au contraire, ça l'amuse. (...) Aujourd'hui, une dame est entrée, étincelante de joie, et a demandé à Rossetti : «Vous avez Le Diable au corps ? Voyez-vous, j'ai vu le film, et maintenant, je voudrais également lire le livre.» Et Cardarelli, surpris : «Quelle intense activité intellectuelle vous avez, madame !» Puis est venu un jeune poète qui, avec mille politesses, l'a prié de le recommander à une certaine revue, pour qu'elle publie ses poèmes. Et il lui en tendait un, afin de lui faire constater que ce n'était pas de la bagatelle. Cardarelli a chaussé ses lunettes, qu'il a extirpées des profondeurs de son manteau, et a lu le poème en fronçant les sourcils comme à la lecture d'un télégramme. Et finalement : «Mais c'est tout juste bon pour La Fiera Letteraria !» Puis, se rappelant que le directeur de La Fiera Letteraria n'était autre que lui, il s'est mis à rire silencieusement, jusqu'à ce que son œil droit commence à larmoyer.

(1) La librairie Rossetti se trouvait à Rome, dans la Via Veneto. Elle a été remplacée aujourd'hui par une maroquinerie...






Juillet 1957

Le soir descend sur la Via Veneto avec une précipitation haletante. Dans certains silences de la circulation, on entend les moineaux de la Villa Borghese qui volent en bandes avant de se poser sur la cime des pins. J'étais assis au café et je m'attardais à scruter l'arrivée de la nuit sur le visage et dans les yeux de Cardarelli, comme il nous arrive de la guetter dans un lac, et j'en éprouvais une profonde mélancolie, comme si ce visage reflétait le mien, et ma journée perdue, rendue plus angoissante par la perspective d'une autre journée, puis d'une autre, dans cette voie sans issue. Étourdiment, et pour dire l'une de ces phrases types qui distinguent désormais une conversation languissante, Raffaella Pellizzi, qui était assise à côté de Cardarelli, a dit en soupirant : «Comme la nuit tombe vite !» Cardarelli a baissé la tête, murmurant : «Quelle remarque profonde ! Et comme elle doit plaire !» Ce sont les seuls moments dans lesquels il est possible de le voir sourire. Il voudrait continuer mais n'en a pas envie, il n'a envie de rien, pas même de mourir.

Ennio Flaiano  La solitude du satyre Editions du Promeneur, 1996 (Traduction : Brigitte Pérol)







Autunno veneziano

L'alito freddo e umido m'assale
di Venezia autunnale.
Adesso che l'estate,
sudaticcia e sciroccosa,
d'incanto se n'è andata,
una rigida luna settembrina
risplende, piena di funesti presagi,
sulla città d'acque e di pietre
che rivela il suo volto di medusa
contagiosa e malefica.
Morto è il silenzio dei canali fetidi,
sotto la luna acquosa,
in ciascuno dei quali
par che dorma il cadavere d'Ofelia :
tombe sparse di fiori
marci e d'altre immondizie vegetali,
dove passa sciacquando
il fantasma del gondoliere.
O notti veneziane,
senza canto di galli,
senza voci di fontane,
tetre notti lagunari
cui nessun tenero bisbiglio anima,
case torve, gelose,
a picco sui canali,
dormenti senza respiro,
io v'ho sul cuore adesso più che mai.
Qui non i venti impetuosi e funebri
del settembre montanino,
non odor di vendemmia, non lavacri
di piogge lacrimose,
non fragore di foglie che cadono.
Un ciuffo d'erba che ingiallisce e muore
su un davanzale
è tutto l'autunno veneziano.

Così a Venezia le stagioni delirano.

Pei suoi campi di marmo e i suoi canali
non son che luci smarrite,
luci che sognano la buona terra
odorosa e fruttifera.
Solo il naufragio invernale conviene
a questa città che non vive,
che non fiorisce,
se non quale una nave in fondo al mare.

Vincenzo Cardarelli   Opere, Mondadori, I Meridiani, 1996


Automne vénitien

Le souffle froid et humide 
de l'automne à Venise m'assaille.
Maintenant que l'été
moite et venteux,
par enchantement s'en est allé,
une lune sévère de septembre
resplendit, lourde de funestes présages,
sur la ville d'eaux et de pierres
qui dévoile sa face de méduse
contagieuse et maléfique.
Le silence des canaux fétides est mort
sous la lune aqueuse,
et l'on dirait qu'en chacun d'eux
repose le cadavre d'Ophélie :
tombes jonchées de fleurs
pourries et d'autres ordures végétales,
où passe dans un clapotis
le fantôme du gondolier.
Ô nuits vénitiennes,
où le coq ne chante pas,
où se taisent les fontaines,
sombres nuits lagunaires
qu'aucun chuchotement tendre n'anime,
maisons torves, jalouses,
à pic sur les canaux,
silencieuses endormies,
vous m'êtes chères plus que jamais.
Ici ne soufflent pas les vents impétueux et funèbres
de l'automne montagnard,
pas d'odeur de vendange, pas de pluies
qui lavent comme des larmes,
pas de fracas de feuilles qui tombent.
Une touffe d'herbe qui jaunit et meurt
sur le rebord d'une fenêtre :
voilà tout l'automne vénitien.

Ainsi à Venise les saisons délirent.

Par ses champs de marbre et ses canaux,
errent des lumières égarées,
lumières qui rêvent de bonne terre
odorante et fertile.
Seul le naufrage hivernal convient
à cette ville qui ne vit pas,
qui ne fleurit pas,
sinon comme un navire au fond de la mer.

(Traduction personnelle)








Images de Venise : grazie a Roberto Trm  (Site Flickr)




lundi 10 septembre 2012

Una volta, laggiù... (Un jour, là-bas...)




Quelques pages extraites des Carnets d'Ennio Flaiano :

Una volta laggiù, nella pianura padana, il treno si fermò sopra un ponte di ferro. Il sole stava in quel momento scomparendo al limite di una piatta campagna e si accesero le lampade nello scompartimento di terza classe. Ero solo, il cuore mi traboccava di sentimenti mai prima provati e di una malinconia confortante : mangiando le mie provviste, cominciai a piangere. Ero appena un ragazzo e non sopportavo, allora, quegli ammonimenti sconsolati che un paesaggio pieno di esperienza dà volentieri a chi sa guardarlo.

Un jour, là-bas, dans la plaine du Pô, le train s'arrêta sur un pont de fer. À cet instant, le soleil disparaissait derrière une campagne sans relief et les lampes du compartiment de troisième classe s'allumèrent. J'étais seul et mon coeur débordait de sentiments que je n'avais jamais éprouvés auparavant, d'une réconfortante mélancolie : je commençai à manger mes provisions et me mis à pleurer. En ce temps-là, je n'étais qu'un enfant et je ne supportais pas les avertissements désolés qu'un paysage plein d'expérience donne volontiers à qui sait le regarder.

***

Un vetturino ubriaco, puntandomi un dito contro il petto, esclama : «Ad ogni poeta manca un verso.»

Un cocher ivre pointe son doigt sur ma poitrine et s'exclame : «À tout poète, il manque un vers.»

***

Nei miei ritratti infantili sempre mi colpisce uno sguardo di rimprovero, che non può essere diretto che a me. Sarei stato io la causa della sua futura infelicità, lo presentiva.

Dans mes portraits d'enfant, je suis toujours frappé par un regard de reproche qui ne peut s'adresser qu'à moi-même. Le sujet pressentait que je serais la cause de son futur malheur.







Terenzio mi telefona per chiedermi il numero di telefono di Rodrigo. Mi telefona anche Silvestro per chiedermi due biglietti per qualche teatro : non sono forse giornalista ? Uscendo, incontro Diomiro che mi domanda cosa faccio. Dal marciapiedi opposto, Pancrazio mi saluta festosamente. «Vediamoci !» dice Faustino, che incontro poco dopo. Vuol sapere se il mio pastrano è nuovo, il nome del sarto, quanto ho speso complessivamente. Alessandro mi raggiunge di corsa, mi dice che sto ingrassando. Lasciandomi, promette che telefonerà domani.
Quasi ogni giorno, con lievi variazioni, da anni.

Terencio me téléphone pour me demander le numéro de téléphone de Rodrigo. Silvestro me téléphone également pour me demander deux billets pour aller voir une pièce de théâtre : ne suis-je pas journaliste ? En sortant, je rencontre Diomiro qui me demande ce que je fais. Sur le trottoir d'en face, Pancrazio me salue gaiement. «Voyons-nous un de ces jours» me dit Faustino que je rencontre peu après. Il veut savoir si mon pardessus est neuf, le nom du tailleur, combien je l'ai payé en tout. Alessandro me rejoint au pas de course et me dit que je grossis. En me quittant, il me promet de me téléphoner le lendemain.
Et ce, chaque jour, avec de légères variations, depuis des années.

***

Si ritiene che il Colosso di Rodi sia crollato durante un terremoto. Questa non è tutta la verità. Il Colosso di Rodi rovinò per le frasi che i turisti, insieme ai loro nomi, vi incidevano alla base e che, nei secoli, aumentando sempre di numero e di volgarità, ne minarono la resistenza. Il terremoto fece soltanto quel poco che restava da fare.

On considère que le Colosse de Rhodes s'est écroulé au cours d'un tremblement de terre. Ce n'est qu'une partie de la vérité. Le Colosse de Rhodes s'est effondré à cause des inscriptions que les touristes gravaient à sa base, pour accompagner leur nom. Le nombre et la vulgarité des graffitis augmentant sans cesse avec les siècles, ils finirent par le miner. Le tremblement de terre ne constitua que la chiquenaude finale.






Una signora in visita ad un illustre critico se ne va dimenticando l'ombrello sul tavolo. «Lo recensirà.» dice F. a cui il piccolo incidente viene riferito.

Une dame en visite chez un célèbre critique s'en va en oubliant son parapluie sur la table. «Il en fera le compte-rendu.» dit F. à qui est rapporté le petit incident.

***

Illustre Professore, in questa lettera troverà accluso un assegno di lire 50.000, che mi permetto inviarLe a saldo del Suo onorario. Mentre la ringrazio per le Sue attente cure, che mi hanno grandemente giovato a superare il mio deplorevole esaurimento psichico, La prego di credermi, per sempre, il Suo riconoscente e devotissimo Napoleone IV.

Illustre Professeur, vous trouverez dans cette lettre un chèque de 50 000 lires que je me permets de vous faire parvenir pour solde de vos honoraires. Vous remerciant pour vos soins attentifs qui m'ont grandement aidé à dépasser ma déplorable dépression, je vous prie de me considérer éternellement comme votre reconnaissant et très dévoué, Napoléon IV.

***

Viene a mettere il tubo della stufa e lo mette storto. Gli faccio osservare che è storto. Nega. Con un filo a piombo gli dimostro che ho ragione. Allora guarda sorpreso il tubo, il filo e me : «Perché, lo voleva proprio diritto ?» ; e tenta di convincermi che, un pochino storto, il tubo tira meglio. Non mi convinco. Si incupisce : «Non poteva dirlo prima ? Adesso dovrei ributtarlo giù.» «Non si può fare ?» «Ma sì, si può fare !» risponde calmo e serio. Dalla tasca gli esce il giornale del suo partito. Ha imparato a esprimersi come i polemisti del suo giornale. Quando gli chiedo se ha ricordato al muratore di portare il gesso, mi risponde, grave : «L'ho inchiodato alle sue responsabilità.»

L'ouvrier vient mettre en place le tuyau du poêle et l’installe de travers. Je le lui fais remarquer. Il nie. Muni d'un fil à plomb, je lui démontre que j'ai raison. Alors, surpris, il observe le tuyau, le fil à plomb, puis me regarde :«Pourquoi, vous le vouliez vraiment droit ?» ; et il tente ensuite de me convaincre que lorsque le tuyau est légèrement penché, le poêle tire mieux. Je ne suis pas convaincu. Son visage s'assombrit : «Vous ne pouviez pas le dire avant ? Maintenant, il va falloir que je le redémonte.» «Ce n'est pas possible ?» «Mais oui, c'est possible !» répond-il calmement, sérieusement. Le journal de son parti dépasse de sa poche. Il a appris à s'exprimer comme les polémistes de son journal. Lorsque je lui demande s'il a rappelé au maçon d'apporter du plâtre, il me répond gravement : «Je l'ai mis devant ses responsabilités.»

Ennio Flaiano  Diario notturno  Ed. Adelphi  (pour la traduction française : Journal nocturne, Editions du Promeneur, traducteurs : Soula Aghion et Christian Paoloni)








Images : (1) Stefano Teseo  (Site Flickr)

(2)  Wiki Commons

(3)  Giuseppe Mannarà  (Site Flickr)

(4)  Alessandra Di Pietro  (Site Flickr)




jeudi 5 janvier 2012

Il silenzio della notte (Le silence de la nuit)




Quelques extraits, choisis (presque) au hasard, du Diario degli errori (Journal des erreurs), d'Ennio Flaiano :

Un libro sogna. Il libro è l'unico oggetto inanimato che possa avere sogni.

Un livre rêve. Le livre est le seul objet inanimé qui puisse avoir des rêves.

Cercava la verità e quando la trovò rimase male, era orribile, deserta, ci faceva freddo.

Il cherchait la vérité, et quand il la trouva, cela le désola ; elle était horrible, déserte, il y faisait froid.

Non chiedete alle bottiglie di Morandi che cosa contenevano e perché stanno insieme, ora sono vuote, e nemmeno recipienti, sono l'idea di un mondo possibile, di soluzioni possibili.

Ne demandez pas aux bouteilles de Morandi ce qu'elles contenaient et pourquoi elles sont réunies, maintenant elles sont vides, ce ne sont même plus des récipients, elles sont devenues l'idée d'un monde possible, de possibles solutions. 




È un poeta così cattivo che sette città si rinfacciano il disonore di avergli dato i natali.

C'est un si mauvais poète que sept villes se renvoient le déshonneur de l'avoir vu naître.

Chi vive nel nostro tempo è vittima di nevrosi. Per vivere bene non bisogna essere contemporanei.

Qui vit à notre époque est victime de névroses. Pour bien vivre, il ne faut pas être contemporains.

Il borghese capisce tutto, afferra tutto, compra tutto.

Le bourgeois comprend tout, saisit tout, achète tout.

E pensare che questa farsa durerà ancora miliardi d'anni, dicono.

Et quand on pense que cette farce, à ce qu'on dit, va durer encore des milliards d'années. (1)

Preludi di Debussy. Meravigliosi confini raggiunti dalla cultura europea. Non esisteva che l'Europa, il resto del mondo incivile o coloniale o esotico. Oggi che l'Europa è finita si capisce la disperazione di questa musica che è arrivata all'estremo della malinconia e della grazia.

Les Préludes de Debussy. Perfection ultime à laquelle la culture européenne est parvenue. Il n'existait alors que l'Europe, le reste du monde était incivil, colonial ou exotique. Maintenant que l'Europe est finie, on comprend le désespoir de cette musique qui est parvenue au sommet de la mélancolie et de la grâce.




Il silenzio della notte. Finito l'abbaiare dei cani. Finito il ritorno dei gruppi che cantano in coro. Il mare si sente appena come un treno lontano nella notte. La luna è ancora nascosta.

Le silence de la nuit. Les chiens n'aboient plus. Les groupes qui chantaient en chœur dans la rue sont rentrés chez eux. On entend à peine le bruit de la mer, comme un train au loin dans la nuit. La lune est encore cachée.

Ennio Flaiano, Diario degli errori Ed. Adelphi, 2002 (Traduction personnelle)


(1) Ce fragment me rappelle une anecdote racontée par l'astrophysicienne Margherita Hack : au cours d'une conférence où il était question de la disparition de la Terre en raison de l'expansion du Soleil, une auditrice l'interrompit en lui demandant : 
«Pardon, je n'ai pas bien compris, vous avez bien dit que cela devrait arriver dans cinq millions d'années ? 
– Non, madame, dans cinq milliards d'années.
– Ah bon, je préfère ça, vous m'avez fait peur !»





Images : en haut, I Vitelloni, de Federico Fellini 

au centre, Giorgio Morandi, Natura morta, 1956

vendredi 30 décembre 2011

Sous-le-Vent



«Et ils vécurent éternellement malheureux.» C'est ainsi qu'il termine les contes qu'il écrit pour ne pas berner son fils.





Les Îles-Sous-le-Vent ! C'est comme si l'on vivait dans un aquarium, ou qu'on baignait dans l'huile. Tout y est paix ; la fumée du village s'élève en volutes vers le ciel, et son panache se reflète dans la mer. En traversant ces rues tranquilles, vous entendez le craquement des fleurs qui posent pour les natures mortes et se dessèchent dans la tiède torpeur de midi. Çà et là, un chantonnement étouffé, vous tombez sur un personnage drapé qui marmonne entre ses dents à la recherche d'une rime ; sur le seuil d'une maisonnette une inconnue vous invite à vous reposer, plus bas une autre vous appelle pour vous offrir une glace à la pistache. Je le répète, tout est paix ; la vie a rejoint ses limites.




Mais, au bout de quelques mois, par une nuit d'insomnie, résonne à votre oreille l'aigu grincement des rails du tramway au coin de la place du Risorgimento, et vous songez à la sciure de bois éparse sur le carrelage des bars, par les jours de pluie.

Ennio Flaiano Journal nocturne, Editions du Promeneur (Traduction : Soula Aghion et Christian Paoloni)






Images : en haut et au centre, Site Flickr

en bas, Fabiana (Site Flickr)