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mercredi 5 février 2014

Venise se noie



"Sorge l'irato nembo
e la fatal tempesta,
col mormorar dell'onde
ed agita e confonde
e Cielo e Mar."





Parfois, je cherche à me faire saigner, en m'imaginant que Venise meurt avant moi, qu'elle s'engloutit, n'ayant finalement rien exprimé, sur l'eau, de sa figure. S'enfonçant, non pas dans des abîmes, mais de quelques pieds sous la surface ; émergeraient ses cheminées coniques, ses miradors, où les pêcheurs jetteraient leur ligne, son campanile, refuge des derniers chats de Saint-Marc. Des vaporetti penchés sous le poids des visiteurs sonderaient la surface où se délaie la fange du passé ; des touristes se montreraient du doigt l'or de quelque mosaïque, entre cinq ballons de water-polo flottants : les dômes de Saint-Marc ; la Salute servirait de bouée aux cargos ; au-dessus du Grand Canal des bulles monteraient, dégagées par les hommes-grenouilles cherchant à tâtons les bijoux des Américaines dans les coffres d'un Grand Hôtel immergé. « Quelle prophétie a jamais détourné un peuple du péché ? » dit Jérémie. 
Venise se noie ; c'est peut-être ce qui pouvait lui arriver de plus beau ?

Paul Morand  Venises  Éditions Gallimard, 1971








Images : en haut, Marco Gusella  (Site Flickr)

en bas, (1) et (2) : Evan Chakroff  (Site Flickr)



mardi 4 février 2014

Italie, 1907




Lors de ma première évasion, je me jetai sur l’Italie comme sur un corps de femme, n’ayant pas vingt ans. Ma grand-mère, au Cap Martin, me faisait de loin admirer son idole l’impératrice Eugénie en promenade (« Quelles épaules ! ») ; je la suivais à la roulette de Monte-Carlo, n’entrant dans la salle de jeu qu’en passant sous la balustrade, faute d’avoir l’âge légal. Avec quatre ou cinq pièces d’or en poche, mon premier et dernier gain, je profitai d’une réduction de tarif en l’honneur du Simplon, tunnel récemment perforé, et courus à Naples attendre le paquebot italien de Giraudoux, à son débarquer d’Harvard. 

À Naples je devais retrouver la même ivresse physique et morale qu’à Caux ; ce fut au cours d’un déjeuner solitaire sous la treille, au-dessus de Saint-Elme ; la rumeur du travail des hommes montait jusqu’à moi, qui les regardais faire. Il ne se passait rien, je n’espérais rien, je ne donnais rien, je recevais tout. Des millions d’années m’avaient attendu pour m’offrir ce cadeau suprême : une matinée sous une treille. Aucune raison pour que cela ne continuât pas. Une tradition d’origine très lointaine assurait à toute chose, à moi-même, une place prédestinée. J’entrais dans la vie pour toucher mon dû : Titien, Véronèse n’avaient peint que pour se faire admirer de moi, ils m’attendaient ; l’Italie se préparait depuis des siècles à ma visite. 

Il me semblait tout naturel de récolter ce que d’autres avaient semé. Au-dessus du linge pavoisant les rues napolitaines je flottais dans l’irréel d’un ciel qui lampait les fumées du Vésuve. Ce détachement, cet égotisme contemplatif, cette passivité ne m’ont pas épargné les ennuis ; les raccourcis ont singulièrement allongé ma route, même si la paresse allongea ma vie. Je voltigeais autour des gens, je voletais autour des choses, je ricochais sur les surfaces dures, fuyant tout attachement, peu affermi dans mes sentiments, tout dévoué à moi-même. Pèlerin passionné, tout m’éblouissait. « Il va falloir que je rentre en France, MALHEUREUSEMENT », dit une carte postale retrouvée, alors adressée à ma mère. 

Paul Morand  Venises  Editions Gallimard, 1971






Images : en haut,Vincenzo Di Nuzzo  (Site Flickr)

en bas, Gustavo Oliveira  (Site Flickr)

samedi 1 février 2014

Venise(s), 1931




– Pourquoi dix mille gondoles, il y a quatre siècles, et cinq cents, aujourd’hui ? 
– Le métier est fichu ! (On croit entendre un taxi, à Paris.) La saison trop courte... Une gondole coûte un million de lires... Vaporetti et lance, avec leurs remous, vous cassent les bras... On risque sa vie à chaque coin... Ils vous débouchent sur le Grand Canal comme une vache dans le magasin de lustres... 
– Mais vous chantiez ? 
– Pour oublier... 
Le gondolier m’apprend que le fer de la gondole a six dents, depuis le dix-septième siècle ; sur les eaux damassées de soleil et d’essence, la gondole fait trembler son reflet






Trois heures du matin.
À cette heure-ci, Venise est un Guardi, sans personnages.
Plus de funiculi... 
N’étaient les antennes de T.V., on se croirait au dix-huitième siècle. 
Rien ne ride l’eau, sauf un friselis sulfureux, devant la Douane, surface crêpée par un courant d’air qui n’arrive pas jusqu’à moi. 
Dans dix minutes passera la péotte des boueux, en route vers la Giudecca. Avec ses ordures, Venise construit de nouvelles îles, mettant à profit ses excréments. 
Les poteaux d’amarre, au passage de la première embarcation rapide, voient leur reflet vertical se changer en colonnes torses, salomoniques.

Paul Morand  Venises  Editions Gallimard, 1971 






Images : en haut, Giulia Fiori  (Site Flickr)

au centre, Barbara Rich  (Site Flickr)

en bas, Luca Fiore  (Site Flickr)