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dimanche 12 août 2018

Bertolucci, années soixante




Un extrait de la "petite autobiographie" que publie en Italie Adriana Asti (Un futuro infinito (Un futur infini), aux éditions Mondadori) ; elle évoque ici sa relation avec Bernardo Bertolucci et le rôle de Gina dans Prima della Rivoluzione, le deuxième film de Bertolucci (et son chef d'oeuvre, d'une fulgurante beauté) :

En 1963 Bernardo Bertolucci me proposa le rôle de l'héroïne de Prima della Rivoluzione, son deuxième film comme metteur en scène. Naturellement, j'acceptai, mais ce fut pour moi un psychodrame. Bernardo a capturé mon âme dans ce film : mon personnage me ressemblait trop. Et quand une chose te touche de façon aussi directe, cela peut devenir répugnant. Ce n'est qu'après l'avoir vu terminé que j'ai compris combien ce film était beau. 

Bernardo a été aussi mon compagnon pendant cinq ans. Je l'avais rencontré par l'intermédiaire de Pier Paolo [Pasolini]. Je le vis pour la première fois en 1962, quand il tournait La Commare secca, son premier film, sur un scénario de Pasolini. Avant lui, j’avais connu son père, le poète Attilio Bertolucci. Bernardo avait dix ans de moins que moi et c'était vraiment un jeune garçon : je me suis en quelque sorte spécialisée dans les hommes plus jeunes, les seuls avec lesquels j'ai réussi à avoir des relations durables. À cette époque, une telle différence d'âge était scandaleuse, mais par pour notre cercle d'amis qui dès le début nous apportèrent leur soutien. Nous étions les plus jeunes dans le groupe et tous, Pier Paolo, Moravia, Elsa Morante, Natalia Ginzburg, approuvaient chaleureusement notre union. Nous étions entourés d'affection.

Bernardo a toujours été le contraire de moi : dans son enfance, il n'a jamais été un enfant insignifiant et ignoré. Il a grandi dans la compréhension et l’harmonie familiale, ce qui a fait de lui un homme parfaitement libre : il n'a pas de doutes, il suit uniquement son inspiration. Il a commencé très jeune à écrire des poésies. Quand il a publié son recueil In cerca del mistero (En quête du mystère), il me l'a dédié.

Bernardo n'est pas quelqu'un de cynique. Il est direct comme peut l'être un poète. Comme son père Attilio. Il réalise ce qui lui passe par l'esprit, il ne juge pas et ne censure pas. C'est la faiblesse mais aussi la beauté de ses films. Mais la qualité qu'il avait dans sa jeunesse de ne jamais se censurer lui a parfois fait perdre sa perfection et sa grâce. Lui toutefois n'a jamais été guidé par autre chose que par la conviction de son absolue singularité.

Adriana Asti  Un futuro infinito, piccola autobiografia  Mondadori, 2017  (Traduction personnelle)











jeudi 9 août 2018

Une Vie violente (Una Vita violenta)




Il y a tout juste un an sortait sur les écrans le film de Thierry de Peretti Une vie violente, désormais disponible en VOD et DVD. A cette occasion, je republie ici cet article de l'été dernier...

Une Vie violente, sorti le 9 août sur les écrans, est le deuxième long-métrage de Thierry de Peretti, après Les Apaches en 2013 ; cette fois-ci, il est encore question de la Corse (plus tout à fait la même toutefois : on est à Bastia et plus dans l’extrême-sud de l’île, comme dans le premier film) et de la violence, mais l’ambition est plus ample, comme le cadre de l’écran qui s’est élargi (Les Apaches était tourné en format 4/3). 
La dimension politique qui était à peine effleurée dans le premier film prend dans celui-ci une place prépondérante : le spectateur se retrouve plongé au cœur des années quatre-vingt dix, qui ont vu les différentes tendances (certains diront les différents clans) du mouvement nationaliste se déchirer et s’entretuer, avec parfois une limite bien difficile à discerner entre la revendication politique et le banditisme pur et simple. On retrouve d’ailleurs cette confusion dans la forme du film où les pistes sont souvent brouillées, le spectateur ayant parfois du mal à saisir les motivations des personnages, surtout s’il relâche un moment son attention, mais ce brouillage reflète surtout la perte de repères et la dérive des jeunes militants (et de leurs chefs) que l’on voit sur l’écran. 
Le titre est bien sûr emprunté à Pasolini, l’une des inspirations majeures du cinéma de Thierry de Peretti, comme l’on pouvait déjà s’en apercevoir à la vision des Apaches, mais cette parenté n’a rien de littéral, c’est plutôt dans l’esprit que l’on peut trouver des passerelles avec l’œuvre du maître italien, en particulier dans la confrontation entre une modernité aveuglante et déstabilisante et la persistance de repères archaïques très forts, issus d’une ruralité encore très présente en Corse.





Une vie violente est construit autour d'un long flash-back central, qui va nous permettre de suivre la trajectoire chaotique d’un jeune étudiant, Stéphane, issu de la bonne bourgeoisie bastiaise (sa mère est notaire, et elle l’a élevé seule), que l’on découvre d’abord à Paris en 2001, avant qu’il ne retourne en Corse pour assister aux funérailles de Christophe, l’un de ses plus proches amis, victime d’un attentat ; on va alors remonter quelques années en arrière, au moment où Stéphane, peu politisé, va accepter de cacher des armes pour aider un ami, ce qui va lui valoir d’être arrêté et de se retrouver en prison, où il va rencontrer un militant plus âgé, François, qui va devenir un mentor politique (il lui fait lire Frantz Fanon, et les théoriciens de la lutte contre le colonialisme, alors qu’il était au départ plutôt porté sur la littérature, on le voit par exemple plongé dans Les Démons de Dostoïevski) et peut-être aussi une sorte de père de substitution. 
Tous ces passages dans la prison peuvent évoquer le film de Jacques Audiard Un prophète, et on pourrait d’ailleurs penser aujourd’hui en les voyant à la question de la "radicalisation" qui est au cœur de la problématique du terrorisme djihadiste, mais les deux situations sont évidemment très différentes, et le rapprochement ne doit pas être poussé trop loin. En sortant de prison, il va donc suivre François dans le mouvement clandestin qu’il a créé avec son ami Marc-Antoine pour s’opposer à ce qu’il considère comme les dérives de ses anciens frères d’armes. Stéphane engage alors ses amis, originellement plutôt versés dans le petit banditisme, à les rejoindre, et très vite, on va assister à l’engrenage d’une violence de plus en plus déchaînée, sur le principe de la loi du talion. 
Le scénario du film est en prise directe avec les événements réels de cette époque : la création d’Armata Corsa par François Santoni et Jean-Michel Rossi, que l’on reconnaît facilement derrière les personnages de François et Marc-Antoine, les nuits bleues, l’impôt révolutionnaire, porte ouverte à la justification du racket et à la dérive vers le banditisme, les règlements de compte entre factions rivales, les collusions entre les nationalistes purs et durs et les représentants de l’État (c'est l’époque des fameux "accords de Matignon", et il y a une scène très drôle où l’on voit la femme du maire de Paris (l'inénarrable Xavière Tiberi dans la réalité) tenir à tout prix à se faire prendre en photo dans un grand restaurant parisien en compagnie du sulfureux chef nationaliste Marc-Antoine, envers qui elle multiplie les manifestations d’affection), l’assassinat de François lors d’une fête de mariage, comme ce fut le cas pour Santoni...




Tout cela est représenté, et pourtant Une Vie violente n’est pas seulement une chronique de cette époque et pas du tout un film "engagé" défendant une thèse ! C’est une œuvre beaucoup plus singulière et beaucoup plus universelle ; elle tire d’abord son originalité d’un filmage nerveux, toujours très près des corps des acteurs (alors que les scènes de violence sont filmées de beaucoup plus loin, évitant ainsi tout effet de complaisance), avec la plupart du temps des plans-séquences qui permettent aux acteurs d’exister formidablement sur l’écran en développant des scènes ou des conversations que l’on croirait improvisées tant elles paraissent vraies et spontanées. On parle en effet beaucoup dans ce film, et cette ivresse du verbe (à laquelle correspond l'ivresse des armes à feu et de la volonté de puissance qu'elles représentent) est une constante de la personnalité de ces militants corses qui ne s’aperçoivent même plus du gouffre qui se creuse entre leurs aspirations identitaires, leurs convictions idéologiques et la réalité de plus en plus sordide de leurs actions.




Stéphane, le héros (ou anti-héros) du film est d’ailleurs emblématique de ce décalage : il semble toujours à côté du réel auquel pourtant il participe ; les valeurs qui le font agir (l’amour de sa terre, le sens de l’amitié et d’une certaine fraternité dans la lutte) sont très ancrées en lui, mais il ne fait rien pour arrêter la spirale mortifère dans laquelle il s’est engagé, avec candeur et détermination tout à la fois. Tous les acteurs du film (pour la plupart des amateurs choisis sur castings) sont magnifiques, mais Jean Michelangeli, qui n’est pas non plus un acteur professionnel, se révèle particulièrement remarquable : il donne à ce personnage complexe une force intérieure et une grâce qui frappent le spectateur (j’ai pensé souvent en le voyant à Christian Patey, le "modèle" bressonien de L’Argent, le dernier film du maître : il y a entre eux une proximité physique, mais surtout le même détachement, la même capacité à être à la fois ailleurs et incroyablement présent dans le plan) ; ce qu'il fait est vraiment très fort !





Le film rejoint aussi l’universel par la façon dont tous les thèmes qu’il aborde sont traités : cette intrigue puisée dans la réalité parfois la plus triviale rejoint en fait la tragédie la plus archaïque, avec ces frères qui s’entretuent (on pense à Goodfellas, par exemple dans la scène du café où il est question d'une dette à rembourser, mais aussi aux affrontements fratricides de La Notte di San Lorenzo des Taviani), ces personnages sur lesquels pèse un fatum qui va les écraser et les détruire. Il y a même une évocation des Parques dans un hallucinant plan fixe de plusieurs minutes vers la fin du film, où la mère de Stéphane va se retrouver dans une tablée de femmes proches des ennemis de son fils, et dont elle espère obtenir la protection ; or, ces dernières, occupées à déchiqueter tranquillement des langoustes, vont multiplier les sarcasmes, les allusions, les moqueries, complètement insensibles à la détresse de celle qui est venue les implorer : elles la renvoient impitoyablement à la loi du sang et du destin, avec la même insensibilité et le même cynisme que mettaient leurs époux ou leurs amants à accomplir leurs règlements de comptes. 
On est loin ici de la Corse des cartes postales, et au cœur d’une vérité humaine qui glace le sang. Pourtant, et le paradoxe est beaucoup moins évident quand on a vu le film, Une Vie violente n’est pas un film sordide ou désespéré ; il y règne une jubilation et une grâce dans le filmage que l’on ne retrouve pas souvent aujourd’hui au cinéma. La vie y triomphe finalement, et la force de l’art, comme dans ce long travelling final où l’on suit Stéphane tandis qu'il arpente les rues de Bastia : on devine sous son tee-shirt la forme du gilet pare-balles qu’il porte, mais il paraît tranquille, presque serein ; il marche seul dans le soleil et plus rien ne semble compter pour lui que cette vérité ultime : là, maintenant, que ce soit pour quelques minutes encore ou pour l’éternité, il est vivant...





Les dernières lignes du roman de Pasolini, Una vita violenta

(Traduction personnelle : "Mais puisqu'il fallait mourir, il avait décidé que ce serait dans son lit : et dans les circonstances actuelles, on lui donna très facilement la permission de retourner à la maison. C'était une belle journée, très douce, vers la fin septembre, le soleil brillait dans un ciel immaculé, et les gens bavardaient ou chantaient dans les rues aux immeubles neufs.
Quand Tommaso se retrouva dans son petit lit, il lui sembla qu'il se sentait mieux. En fin de compte, l'heure de l'extrême-onction n'était pas encore venue ; depuis quelques heures la toux avait cessé, et il avait même réclamé à sa mère un peu de ce vin de Marsala que lui avait apporté Irène. Mais ensuite, avec la tombée de la nuit, il se sentit de plus en plus mal : il se remit à vomir du sang, il toussa, toussa sans pouvoir reprendre son souffle, et adieu Tommaso.")


La page Facebook du film

Un très bon article de blog sur le film (cliquez pour lire)







samedi 10 décembre 2016

La giornata balorda




La giornata balorda (L'étrange journée, mais le film est sorti en France sous le titre C'est arrivé à Rome) (1960) est le cinquième et dernier film marqué par la collaboration de Mauro Bolognini avec Pasolini, qui en est le scénariste et le dialoguiste ; l'histoire s'inspire de deux nouvelles d'Alberto Moravia (qui a aussi participé à l'adaptation cinématographique) : Il Naso (Le Nez) et La Raccomandazione (La Recommandation). Le personnage central du film, Davide Saraceno, est un jeune homme désœuvré au caractère velléitaire, vivant dans l'un des immeubles surpeuplés de la banlieue romaine. Il vient d'avoir un enfant avec une jeune voisine qu'il refuse d'épouser et il continue passivement à vivre aux crochets de sa famille. On le suit pendant une journée, à la recherche d'expédients divers pour survivre ; il se rend chez son oncle qui doit le faire "recommander" auprès d'un avocat influent pour trouver un travail, mais ce dernier le mène en bateau en lui fixant des rendez-vous illusoires. Ballotté par les événements qu'il subit plus qu'il ne les affronte, il va rencontrer Marina, une jeune prostituée ; en la suivant, il se retrouve dans la maison d'un député qui vient de mourir, et Davide finira par voler la bague précieuse que le défunt porte au doigt (on retrouve un épisode assez semblable dans Le Decaméron de Pasolini, quelques années plus tard...). Il se trouvera ensuite embarqué dans un trafic d'huile d'olive frelatée, et le film se terminera par une boucle narrative, puisque Davide reviendra dans son appartement pour consigner à sa fiancée une partie de l'argent qu'il a pu rafler pendant la journée, tout en espérant utiliser le reste pour acheter un poste de commissionnaire. Le film s'achève d'ailleurs comme il a commencé, sur un long travelling arrière dans la cour de l'immeuble, avec le linge qui pend et les locataires devisant sur leurs balcons. Retour à la case départ, comme le destin du jeune homme qui fait du surplace, puisqu'il reste englué dans un désespoir existentiel qui le paralyse, empêchant toute révolte et toute prise de conscience libératrice. C'est évidemment déjà, sous une apparence plus lissée et une élégance formelle typique de Bolognini, le même fatalisme qui caractérise les premiers films de Pasolini : Accattone, Mamma Roma ; on se souvient des derniers mots d'Accattone juste avant de mourir : "Mo sto bene..." ("Maintenant, je me sens bien...")






La grande originalité du film naît justement de la rencontre entre le style très soigné de Bolognini, proche parfois d'un certain maniérisme, et l'univers beaucoup plus brutal de Pasolini. Davide ressemble beaucoup au personnage d'Accattone, que Pasolini s'apprête à tourner au moment où sort La giornata balorda, mais Bolognini choisit Jean Sorel pour l'interpréter, c'est-à-dire un jeune acteur français aux traits fins et à l'allure très sage, plutôt que Franco Citti, un jeune ouvrier issu des mêmes borgate que le film décrit... C'est ce décalage esthétique qui intrigue et séduit le spectateur dans ce film, comme dans La Notte brava (Les Garçons), tourné peu avant et qui forme avec La Giornata une sorte de diptyque. Il faut également souligner le fait que Bolognini fait lui-même derrière la caméra le cadrage de ses films, et il réussit à ne pas trahir l'univers de Pasolini tout en imposant sa manière personnelle de créer des images très belles et très fortes, dans un noir et blanc splendide, en évitant toutefois l'écueil du formalisme ; il parvient à une sorte de réalisme distancié (où les corps, surtout ceux des garçons, sont très érotisés, comme on le verra dans les captures d'écran ci-dessous), loin du néo-réalisme rossellinien (dont Pasolini va au contraire s'inspirer dans ses premiers films, avant de trouver une voie plus strictement personnelle), mais tout de même authentique et ne masquant rien du tragique de cet univers où règne le désespoir, social mais aussi existentiel. Pour éclairer cet aspect, je citerai cet extrait du dialogue entre Bolognini et Jean Gili, un des meilleurs connaisseurs du cinéma italien, et singulièrement de celui de Bolognini : 

"Jean Gili : Dans La notte brava et dans La giornata balorda apparaît très fortement le sentiment pasolinien du désespoir.

Mauro Bolognini : Je crois que ce sentiment était quelque chose de congénital pour Pasolini et moi. Cela nous rapprochait, c'était vraiment comme une colle qui nous liait l'un à l'autre.

J.G. : Ce désespoir est à la base de l'univers de Pasolini.

M.B. : Je crois que Pasolini est arrivé jusqu'au plus profond de son désespoir, un désespoir qu'en un certain sens je lui envie beaucoup."

(Entretien réalisé en décembre 1976, recueilli dans l'ouvrage Le cinéma italien, collection 10/18, 1978)










Captures d'écran : La Giornata balorda, de Mauro Bolognini, DVD A&R Productions, 2014




A lire aussi sur La Notte brava : La Nuit complice 

et sur le blog Mes couleurs du temps

dimanche 4 décembre 2016

Come neve al sole (Comme neige au soleil)




À propos de Giovani mariti, de Mauro Bolognini

Dans l’abondante filmographie de Mauro Bolognini, un réalisateur toujours sous-estimé, les cinq films qu’il a réalisés à partir de scénarios de Pier Paolo Pasolini (Marisa la civetta [titre français : Marisa la coquette], Giovani mariti [titre français : Les Jeunes maris], La notte brava [titre français : Les Garçons], La Giornata balorda [titre français : C’est arrivé à Rome], Il Bell’Antonio [d’après le roman de Brancati, titre français : Le Bel Antonio]) frappent aujourd’hui encore par leur audace et leur originalité. Au moment de leur sortie, ces films laissèrent souvent perplexes les spectateurs, mais aussi les collègues de Bolognini, comme il le raconte à Jean Gili à propos des Jeunes maris : 
« À cette époque, Pasolini ne faisait pas encore le scénariste. Les premières années, j’ai travaillé avec lui contre l’hostilité de tous, non seulement des producteurs mais aussi des amis. Les dialogues de Giovani mariti étaient insolites, peut-être littéraires, ils avaient quelque chose de particulier — je ne saurais même pas dire quoi, je n’ai pas vu le film depuis longtemps — ; quoi qu’il en soit ces dialogues étaient très différents du "ronron" habituel. Pasolini était différent et ses dialogues avaient un son très étrange. Je me souviens que lorsque l’on fit la première projection de Giovani mariti à Cinecittà, beaucoup de gens étaient venus, des acteurs, des actrices, des metteurs en scène importants : il y avait Antonioni, Fellini, d’autres encore. Normalement, pendant ces années, on invitait les amis et à la fin de la projection il y avait des applaudissements. Ce soir-là, le film terminé, il n’y eut aucun applaudissement ; personne ne sortait pour éviter de me rencontrer. Ils n’avaient pas le courage de me dire quelque chose, rien, c’était tragique. Moi, j’ai dû quitter le fond de la salle où je me tenais pour qu’ils se décident à sortir. Je crois que cet accueil était dû en partie à ces dialogues inhabituels. Des amis me prirent par le bras dans les allées de Cinecittà, par exemple Fellini qui me dit : « Mais pourquoi fais-tu ces choses-là ? ». Ce soir-là, ils m’ont beaucoup démoralisé. Cependant, je sentais que c’était ma collaboration avec Pasolini qui les ennuyait. Alors, j’ai tout de suite choisi de continuer à travailler avec Pier Paolo... » (entretien avec Jean Gili, in Le cinéma italien, 10 / 18, 1978). 






Quand on revoit aujourd’hui Giovani mariti, on comprend que ce qui a pu désarçonner les spectateurs ne concernait pas seulement les dialogues, leur aspect littéraire et poétique étant limité aux passages où intervient la voix off du narrateur (qui dit des choses comme : « Giorni della gioventù, si sciolgono come neve al sole. » [Jours de la jeunesse, ils fondent comme neige au soleil]) ; ce qui a pu surprendre vient aussi des situations, souvent très audacieuses, même si l’on reste toujours dans un non-dit prudent. Le film raconte l’adieu à la jeunesse — à leur vie de garçon, comme on a l’habitude de dire — d’un groupe de cinq jeunes hommes de la bourgeoisie provinciale (nous sommes à Lucques, merveilleusement filmée, souvent dans la brume et dans la nuit, magnifiée par le noir et blanc de la photographie d’Armando Nannuzzi). Le film est construit de façon cyclique, les scènes du début (la fête nocturne, le bain dans le fleuve) se répétant à la fin sur le mode du ratage et de la déception, comme si le charme de la jeunesse, de l’amitié et de la complicité masculine était à jamais rompu, remplacé par les contraintes de la vie adulte : le travail, le mariage, le conformisme social... 
Il est très frappant de constater la séparation radicale qu’opère ici Bolognini (et d’abord Pasolini, l’auteur du scénario) entre les sexes : les filles sont toujours strictement habillées et sur un perpétuel quant-à-soi, tandis que les corps des garçons sont souvent dévêtus et érotisés, à l’occasion de baignades dans le fleuve ou à la piscine, ou de douches après des parties de tennis. Bien sûr, ces garçons ne parlent entre eux que de drague et de conquêtes féminines, mais on a sans cesse l’impression qu'ils obéissent ainsi à une sorte d’impératif social, qu’ils s’empressent aussitôt de transgresser pour se retrouver entre eux, et que c’est à ce moment-là qu’ils sont pleinement heureux. Rien n’est dit ouvertement, mais l’image suggère beaucoup, et c’est sans doute aussi ce trouble et cette ambiguïté sexuelle qui ont dû gêner certains spectateurs, même si Bolognini feint de ne pas le voir dans son entretien (quinze ans plus tard) avec Gili. 




Je terminerai en reprenant un très joli témoignage de Bernadette Lafont, qui était présente sur le tournage de Giovani mariti, où elle accompagnait Gérard Blain (l’un des interprètes principaux du film) qu’elle venait d’épouser. Ce petit texte est extrait de l’ouvrage Bernadette Lafont, une vie de cinéma, un magnifique album réalisé par Bernard Bastide, et édité par une petite maison d’édition nîmoise, Atelier Baie ; j’en recommande vivement la lecture : 
« Le tournage a dû se caser en septembre ou octobre 1957, juste avant que ne commence celui du Beau Serge. Là-bas, j’ai rencontré des gens merveilleux, très raffinés : Mauro Bolognini bien sûr, mais aussi Piero Tosi, le costumier attitré de Visconti, Laura Betti, qui était alors la copine de Bolognini avant de s’attacher à Pasolini. Etant donné que Gérard tournait presque tous les jours, je m’embêtais pas mal. Puis un jour, quelqu’un de la production lui a dit : « Il y a un peu de figuration à faire. Ta femme est vraiment bien, il faut qu’elle fasse quelque chose ! » Gérard, qui ne voulait toujours pas que je fasse de cinéma, a fini par céder en disant que cela nous ferait un peu d’argent de poche. Autre avantage : on a fabriqué pour moi, sur mesure, une magnifique robe en velours noir que j’ai portée bien après le film. Quant à mon engagement, il se réduisit à deux ou trois jours, perdue au milieu de la foule des figurants. (...) Se trouver à Rome à l’époque de la dolce vita, c’était fascinant. Je faisais de longues marches autour du Colisée. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était les photos de films dans les vitrines, aux devantures des cinémas. Mon cœur chavirait à la vision de ces visages familiers, au point que j’avais envie de rentrer dans toutes les salles. Imitant les ragazze affranchies, je m’empressais de donner rendez-vous à de jeunes garçons dans les jardins publics. Je me rappelle notamment d’un petit jeune homme, passionné de cinéma, âgé de dix-sept ou dix-huit ans. Un jour, alors que l’on se promenait, il m’a pris la taille et m’a embrassé sur la bouche, ce qui nous a valus d’être hélés par un agent de police. Tout cela avait beau être d’une grande chasteté, les Italiens ne plaisantaient pas avec la morale. »





Il n'existe pas d'édition française de ce film, mais on peut se le procurer en DVD dans une édition italienne de très bonne qualité (sans sous-titres français).

lundi 28 mars 2016

Ragazzi di vita (Les Ragazzi)




Une nouvelle traduction du premier roman de Pasolini Ragazzi di vita (1955) vient de paraître aux éditions Buchet Chastel, sous le titre Les Ragazzi. Je reprends à cette occasion l'incipit de l'ouvrage dans la version originale italienne, puis dans l'ancienne traduction de Claude Henry, parue en 1958, et enfin dans la toute nouvelle version proposée par Jean-Paul Manganaro. On remarquera que la première cherchait de façon beaucoup trop systématique à donner un équivalent du romanesco (la langue des quartiers populaires de Rome), très présent dans l'ouvrage, en ayant recours à des tournures familières ou argotiques. Claude Henry traduisait aussi systématiquement les surnoms des personnages : Riccetto devenait le Frisé, Caciotta Fromegi, Capellonne Chapeau-Pointu ou er Picchio le Coucou... Tous ces parti-pris, certes défendables, donnent malheureusement aujourd'hui au texte un aspect très daté, et l'on a souvent l'impression de lire un livre de Carco, de Simonin ou de Boudard plutôt qu'un ouvrage de Pasolini. 
Si l'on regarde de près le texte italien, on se rend compte que Pasolini utilise surtout le romanesco dans les dialogues, alors que le récit est écrit dans un italien courant, même si l'on peut y rencontrer par moments des tournures dialectales. Une nouvelle traduction était donc tout à fait nécessaire pour retrouver une approche moins biaisée de l'écriture de Pasolini et la saveur de cette langue si évocatrice. En ce sens, le travail de Jean-Paul Manganaro doit être salué et il permet enfin au lecteur français de lire ce très beau livre de Pasolini dans une version beaucoup plus fidèle et beaucoup plus proche de l'original italien. Je me suis amusé à traduire à mon tour cet incipit et on trouvera à la fin de ce billet ma version personnelle de ce texte. 

1- Il ferrobedò

Era una caldissima giornata di luglio. Il Riccetto che doveva farsi la prima comunione e la cresima, s’era alzato già alle cinque ; ma mentre scendeva giú per via Donna Olimpia coi calzoni lunghi grigi e la camicetta bianca, piuttosto che un comunicando o un soldato di Gesú pareva un pischello quando se ne va acchittato pei lungoteveri a rimorchiare. Con una compagnia di maschi uguali a lui, tutti vestiti di bianco, scese giú alla chiesa della Divina Provvidenza, dove alle nove Don Pizzuto gli fece la comunione e alle undici il Vescovo lo cresimò. Il Riccetto però aveva una gran prescia di tagliare : da Monteverde giú alla stazione di Trastevere non si sentiva che un solo continuo rumore di macchine. Si sentivano i clacson e i motori che sprangavano su per le salite e le curve, empiendo la periferia già bruciata dal sole della prima mattina con un rombo assordante. Appena finito il sermoncino del Vescovo, Don Pizzuto e due tre chierici giovani portarono i ragazzi nel cortile del ricreatorio per fare le fotografie : il Vescovo camminava fra loro benedicendo i familiari dei ragazzi che s’inginocchiavano al suo passaggio. Il Riccetto si sentiva rodere, lí in mezzo, e si decise a piantare tutti : uscí per la chiesa vuota, ma sulla porta incontrò il compare che gli disse : 
— Aòh, addò vai ? 
— A casa vado, fece il Riccetto, tengo fame. 
— Vie’ a casa mia, no, a fijo de na mignotta, gli gridò dietro il compare,  che ce sta er pranzo.
Ma il Riccetto non lo filò per niente e corse via sull’asfalto che bolliva al sole. Tutta Roma era un solo rombo : solo lí su in alto, c’era silenzio, ma era carico come una mina. Il Riccetto s’andò a cambiare. 
Da Monteverde Vecchio ai Granatieri la strada è corta : basta passare il Prato, e tagliare tra le palazzine in costruzione intorno al viale dei Quattro Venti : valanghe d’immondezza, case non ancora finite e già in rovina, grandi sterri fangosi, scarpate piene di zozzeria. Via Abate Ugone era a due passi. La folla giú dalle stradine quiete e asfaltate di Monteverde Vecchio, scendeva tutta in direzione dei Grattacieli : già si vedevano anche i camion, colonne senza fine, miste a camionette, motociclette, autoblinde. Il Riccetto s’imbarcò tra la folla che si buttava verso i magazzini. 
Il Ferrobedò lí sotto era come un immenso cortile, una prateria recintata, infossata in una valletta, della grandezza di una piazza o d’un mercato di bestiame : lungo il recinto rettangolare s’aprivano delle porte : da una parte erano collocate delle casette regolari di legno, dall’altra i magazzini. Il Riccetto col branco di gente attraversò il Ferrobedò quant’era lungo, in mezzo alla folla urlante, e giunse davanti a una delle casette. Ma lí c’erano quattro Tedeschi che non lasciavano passare. Accosto la porta c’era un tavolino rovesciato : il Riccetto se l’incollò e corse verso l’uscita. Appena fuori incontrò un giovanotto che gli disse: 
— Che stai a fà? 
— Me lo porto a casa, me lo porto, – rispose il Riccetto. 
— Vie’ con me, a fesso, che s’annamo a prenne la robba piú mejo. 
— Mo vengo, – disse il Riccetto. 
Buttò il tavolino e un altro che passava di lí se lo prese.

Pier Paolo Pasolini  Ragazzi di vita, Garzanti Editore, 1955)





1- Le Ferro-Bedon

La chaleur de juillet était accablante. Comme c’était le jour de sa première communion et de sa confirmation, à cinq heures du matin, le petit Frisé était déjà debout. Fallait le voir maintenant descendre la via Donna Olimpia dans son falzar gris et sa chemisette blanche ! mais plus que d’un premier communiant, plus que d’un soldat du Christ, il avait l’allure d’un de ces titis qui s’en vont sur leur trente et un lever un type le long du Tibre. 
Au milieu d’une bande de gamins de son acabit, il descendait donc à l’église de la Divine Providence, où Don Pizzuto le fit communier à neuf heures et à onze heures, l’évêque le confirma. Il s’embêtait ferme, le petit Frisé, et il se demandait comment il allait faire pour mettre les voiles. De Monteverde à la gare du Trastévère, parvenait une rumeur ininterrompue de voitures, et les klaxons, les grincements de moteurs dans les rampes ou dans les virages remplissaient d’un grondement assourdissant la périphérie déjà brûlée par le soleil du grand matin. A peine le bout de sermon de l’évêque terminé, don Pizzuto et deux ou trois séminaristes emmenèrent les gamins dans la cour de récréations pour les photographier. Entre deux haies de communiants, l’évêque bénissait les parents qui s’agenouillaient sur son passage. Le petit Frisé qui en avait plus que marre décida de tout plaquer, mais comme il sortait de l’église vide, il retrouva son parrain de confirmation qui lui demanda où il allait.
— J’m’en vais chez nous. J’la saute depuis ce matin, moi ! 
— Faut venir à la maison, enfant d’putain, cria le parrain derrière son dos, puisque c’est moi qu’offre la croûte ! 
Mais le petit Frisé s’en fichait comme de sa première chemise et courait déjà sur l’asphalte qui bouillait au soleil. Rome n’était qu’un grondement sourd ; en haut seulement régnait le silence, un silence aussi chargé qu’une mine. Le petit Frisé alla se changer. 
De Monteverde Vecchio à la caserne des Grenadiers, le chemin est bref : on n’a qu’à prendre le pré au milieu des villas en construction autour de l’avenue des Quattro Venti, puis à se frayer un passage entre des avalanches d’ordures et de détritus, des maisons inachevées et déjà en ruines, des excavations bourbeuses, des remblais enduits de saletés. La via dell’Abbate Ugo était à deux pas. Une foule descendait en direction des Gratte-Ciel, le long des petites rues si calmes de Monteverde Vecchio ; on apercevait déjà des colonnes sans fin de camions entremêlées de camionnettes, de motocyclettes, d’autos blindées. Le petit Frisé s’incorpora à la foule qui fonçait vers les magasins. 
En contrebas, le Ferro-Bedon, de la superficie d’une place ou d’un marché à bestiaux, ressemblait à une immense cour, à une prairie clôturée et encaissée au fond d’une vallée. Dans la clôture rectangulaire, s’ouvraient plusieurs portes ; d’un côté, des maisonnettes en bois s’alignaient, uniformes ; de l’autre, des magasins. 
Le petit Frisé et son équipe traversèrent le Ferro-Bedon d’un bout à l’autre au milieu d’une foule hurlante, et parvinrent à la hauteur d’une des maisonnettes. Mais là, quatre Fridolins interdisaient le passage. A côté de la porte, on apercevait une table renversée : le petit Frisé se la coltina sur le dos et se sauva en courant vers la sortie. A peine dehors, un gars qu’il venait de croiser l’apostropha : 
— Qu’est-ce tu fiches avec c’te carante ? 
— J’l’emporte chez nous, pardi ! 
— T’es pas dingue ! Laisse tomber ! Amène-toi, qu’y a d’autres trucs que ça ! 
— D’acc ! J’arrive, fit le petit Frisé, qui jeta sa table et qu’un individu qui passait s’adjugea.

(Traduction : Claude Henry, reprise dans la collection 10 / 18)





1- Le Ferrobéton

C'était une très chaude journée de juillet. Riccetto, qui devait faire sa première communion et sa confirmation, était déjà levé à cinq heures, mais pendant qu'il descendait via Donna Olimpia dans ses pantalons longs gris et sa chemisette blanche, plus qu'à un communiant ou à un soldat du Christ, il ressemblait à un gamin qui s'en va draguer tout fringant le long des quais du Tibre. En compagnie de garçons pareils à lui, tous habillés de blanc, il descendit jusqu'à l'église de la Divina Provvidenza, où à neuf heures, Don Pizzuto lui donna la communion et à onze heures l'évêque le confirma. Riccetto était pourtant pressé de se débiner : de Monteverde jusqu'à la gare de Trastevere on n'entendait qu'un même bruit continu de voitures. On entendait les klaxons et les moteurs qui poussaient dans les montées et les virages, remplissant la périphérie déjà brûlée par le soleil du premier matin d'un vrombissement assourdissant. Dès que le petit sermon de l'évêque fut terminé, Don Pizzuto et deux ou trois jeunes clercs emmenèrent les garçons dans la cour du patronage pour les prendre en photo : l'évêque marchait parmi eux en bénissant les parents des garçons qui s'agenouillaient sur son passage. Riccetto bouillait sur place, là, au milieu des autres, et décida de plaquer tout le monde : il traversa l'église vide, mais sur le seuil il rencontra son parrain qui lui dit :
— Hé, toi, où c'que tu vas ?
— Chez moi, j'vais, fit Riccetto, j'ai faim.
— Viens chez moi, hein, fils de pute, cria le parrain derrière lui, y'a l'déjeuner.
Mais Riccetto, sans l'écouter, s'éloigna en courant sur l'asphalte qui bouillait au soleil. Tout Rome n'était qu'un même vrombissement : seulement là, en haut, régnait un silence aussi chargé qu'une mine. Riccetto alla se changer.
De Monteverde aux Granatieri le chemin est court : il suffit de traverser le Prato, et de couper au milieu des petits immeubles en construction autour du boulevard des Quattro Venti : des avalanches d'ordures, des maisons encore en chantier et déjà en ruine, de grands déblais boueux, des talus pleins de saletés. Via Abbate Ugone était à deux pas. La foule descendait en masse les petites rues tranquilles et goudronnées de Monteverde Vecchio en direction des Gratte-ciel : on apercevait déjà des colonnes sans fin de camion, entremêlées de camionnettes, de motocyclettes, d'autos blindées. Riccetto s'embarqua dans la foule qui se jetait vers les magasins.
Le Ferrobéton était là, en bas, comme une immense cour, une prairie clôturée, au creux d'une petite vallée, de la taille d'une place ou d'un marché à bestiaux : le long de l'enclos rectangulaire des portes s'ouvraient : d'un côté des maisonnettes en bois alignées, de l'autre, les magasins. Riccetto traversa avec le troupeau le Ferrobéton dans toute sa longueur, au milieu de la foule hurlante, et parvint devant une des petites maisons. Mais il y avait là quatre Allemands qui ne laissaient passer personne. À côté de la porte, il y avait une petite table renversée : Riccetto la chargea sur son dos et courut vers la sortie. À peine dehors, il rencontra un jeune homme qui lui dit :
— Qu'esse tu fais ?
— J'l'emporte chez moi, j'l'emporte, répondit Riccetto.
— Vins 'vec moi, couillon, qu'on va s'prendre les meilleurs trucs.
— J'arrive, dit Riccetto — il lâcha la petite table et un quidam qui passait par là la prit.

(Traduction : Jean-Paul Manganaro, éditions Buchet Chastel, 2016)





1- Le Fer-et-béton

C’était une très chaude journée de juillet. Riccetto, qui devait faire sa première communion et sa confirmation, était déjà levé à cinq heures ; mais tandis qu’il descendait la rue Donna Olimpia, avec ses pantalons gris et sa chemisette blanche, il ressemblait davantage à un gamin endimanché qui s’en va draguer au bord du Tibre qu’à un premier communiant ou à un paladin du Christ. Entouré de garçons semblables à lui, tous habillés de blanc, il descendit à l’église de la Divine Providence, où à neuf heures Don Pizzuto lui donna la communion et à onze heures l’évêque le confirma. Mais Riccetto était pressé de se débiner : depuis Monteverde jusqu’à la gare de Trastevere, ce n’était plus qu’un bruit permanent de voitures. On entendait les klaxons et les moteurs qui cravachaient dans les montées et les tournants, remplissant le quartier déjà brûlé par le soleil du début de matinée d’un fracas assourdissant. Le petit sermon de l’évêque à peine terminé, Don Pizzutto et deux ou trois séminaristes emmenèrent les garçons dans la cour du patronage pour prendre des photographies : l’évêque circulait parmi eux en donnant la bénédiction aux parents des garçons qui s’agenouillaient sur son passage. Riccetto en avait marre de rester planté là, et il se décida à s’éclipser : il sortit par l’église vide mais à la porte, il rencontra son parrain qui lui lança :
— Où tu vas ?
— A la maison, répondit Riccetto, j’ai faim
— Mais putain, c’est chez moi qu’on va manger ! lui cria le parrain.
Mais Riccetto fit comme s’il n’avait rien entendu et se mit à courir sur l’asphalte qui bouillait au soleil. Rome tout entière n’était qu’un immense vrombissement : là seulement, tout en haut, régnait un silence chargé comme une mine. Riccetto alla se changer.
De Monteverde Vecchio aux Granatieri, le chemin était court : il suffisait de traverser le Prato, et de passer par les petits immeubles en construction autour du boulevard des Quattro Venti : des avalanches d’ordures, des maisons encore en chantier et déjà en ruine, de grands déblais boueux, des talus pleins de détritus. La rue Abate Ugone était à deux pas. La foule qui déboulait des petites rues paisibles et asphaltées de Monteverde Vecchio se dirigeait en masse vers les Gratte-ciel : on voyait même déjà les colonnes interminables de camions, mélangées aux camionnettes, motocyclettes et autos blindées. Riccetto se mêla à la foule qui se ruait vers les magasins. Le Fer-et-béton, en contrebas, ressemblait à une cour immense, une prairie clôturée, enchâssée dans une petite vallée, de la taille d’une place ou d’un marché aux bestiaux : tout au long de l’enclos rectangulaire s’ouvraient des portes ; d’un côté étaient rangées des maisonnettes en bois toutes semblables, de l’autre les magasins. Au milieu de la foule hurlante, Riccetto traversa le Fer-et-béton sur toute sa longueur, et il arriva devant l’une des maisonnettes. Mais là se trouvaient quatre Allemands qui bloquaient le passage. Près de la porte, il y avait une table renversée : Riccetto la chargea sur le dos et courut vers la sortie. À peine dehors, il tomba sur un jeune homme qui lui dit :
— Qu’est-ce tu fous ?
— Comme tu vois, j’la ramène à la maison ! répondit Riccetto.
— Tu déconnes, viens avec moi, on va trouver mieux qu'ça !
— Bon, j'te suis ! dit Riccetto.
Il jeta la table et un type qui passait par là s’empressa de la ramasser.

(Traduction personnelle)



mardi 23 février 2016

L'alba dei tram (L'aube des tramways)




 Une chanson de Remo Anzovino et Giuliano Sangiorgi, dédiée à P.P. Pasolini :



L'ALBA DEI TRAM

Case e periferia
fumo che non va via
copre ogni voglia che ho
di rialzarmi e andar giù.

Facce in attesa di un tram
lunghe
quanto la notte che ormai
non c’è più
son donne appese a finestre
le ombre che guardano in su,
l’alba è qui già da un po’
ma dove sei tu.
Là dove si sta liberi di non aver paura,
di dir la verità,
di vivere la vita.

E tra queste strade bianche
un uomo, con parole stanche,
ammira, come fosse d’oro,
quest’alba che sa di nuovo.
Là dove si sta
liberi di non aver paura
di vivere la vita.
Come si fa,
liberi di non aver paura
di dir la verità,
di far la verità
per vivere la vita.
Di dir la verità
per vivere la vita. 

Des maisons et une banlieue
de la fumée qui ne se dissipe pas
et recouvre chacune de mes envies
de me relever et de redescendre.

Des visages qui attendent un tram
longs
comme la nuit qui désormais
a disparu
ce sont des femmes accoudées à des fenêtres
ces ombres qui regardent en haut,
il y a un moment que l'aube s'est levé
mais toi, ou es tu ?
Là où l'on est libre de ne pas avoir peur
de dire la vérité,
de vivre sa vie.

Et dans ces rues blanches
un homme, avec des mots las,
admire, comme si c'était de l'or,
cette aube qui paraît nouvelle.
Là où l'on est 
libre de ne pas avoir peur
de vivre sa vie.
Comme si c'était possible,
libres de ne pas avoir peur
de dire la vérité,
de faire la vérité
pour vivre sa vie.
De dire la vérité
pour vivre sa vie. 

On entend cette chanson dans le générique d'un des plus beaux documentaires que l'on ait consacrés à Pasolini : Pasolini, maestro corsaro, d'Emanuela Audisio. On peut le voir sur le site du journal La Repubblica, pour quelques jours encore. Cliquez ici.



samedi 6 février 2016

Le fond et le paysage (Lo sfondo e il paesaggio)




Ce texte, écrit par Pasolini lors du tournage de Mamma Roma (1962), a été publié dans Mamma Roma, di Pier Paolo Pasolini, éditions Rizzoli, 1962. Je cite ici la traduction qu'en a faite Stefano Bevacqua dans le numéro hors série des Cahiers du cinéma consacré à Pasolini (Pasolini cinéaste, avril 1981).

« Mon goût cinématographique n'est pas d'origine cinématographique, mais pictural. Les images, les champs visuels que j'ai dans la tête, ce sont les fresques de Masaccio, de Giotto – les peintres que j'aime le plus, avec certains maniéristes (comme, par exemple, Pontormo). Je n'arrive pas à concevoir des images, des paysages, des compositions de figures, en dehors de ma passion fondamentale pour cette peinture du Trecento, qui place l'homme au centre de toute perspective. Quand mes images, donc, sont en mouvement, elles sont en mouvement un peu comme si l'objectif se déplaçait devant un tableau : je conçois toujours le fond comme le fond d'un tableau, comme un décor, c'est pour cela que je l'attaque toujours de front. Et les figures se déplacent sur cette toile de fond de façon symétrique, à chaque fois que c'est possible : gros plan contre gros plan, panoramique-aller contre panoramique-retour, rythmes réguliers (ternaires, si possible) des plans, etc. Il n'y a presque jamais de montage gros plans / plans généraux.






Je cherche la plasticité, avant tout la plasticité de l'image, en suivant la voie jamais oubliée de Masaccio : son fier clair-obscur, son blanc et noir – ou bien, si vous voulez, en suivant la voie des Primitifs, en un curieux mélange de finesse et de grossièreté. Je ne peux pas être impressionniste. Ce que j'aime, c'est le fond, pas le paysage. On ne peut pas concevoir un retable avec les figures en mouvement. Je déteste le fait que les figures se déplacent. Et donc, aucun de mes cadrages ne peut commencer par le "champ", c'est à dire le paysage vide. Le personnage, même tout petit, sera toujours là. Tout petit pour un instant seulement, car je crie aussitôt au fidèle Delli Colli de mettre le "soixante-quinze", et ainsi j'arrive sur la figure : un visage en détail. Et derrière, le fond : le fond, pas le paysage.
»




 Extrait de La Ricotta, de P.P. Pasolini (1963)



Sur le même sujet, une étude intéressante de Céline Parant : Les représentations picturales du cinéma pasolinien.


Images
: en haut, Masaccio Il Tributo (détail) (chapelle Brancacci, Florence)

en bas, P.P. Pasolini, L'Evangile selon Saint Matthieu

samedi 12 décembre 2015

L'Odeur de Trévise




La Piste Pasolini est le titre du premier livre d'un jeune écrivain de vingt-trois ans, Pierre Adrian. Je crois bien que c’est l’un des meilleurs ouvrages que l’on ait écrits sur Pasolini en français, parce qu’il n’est pas simplement un essai sur l’œuvre, mais également un passionnant voyage dans l’Italie d’aujourd’hui sur les traces d’un poète profondément aimé. Le prologue nous ramène sur la plage d’Ostie où tout s’est achevé il y a (déjà) quarante ans puis l’on va revenir au point de départ (Casarsa et le Frioul) avant de suivre les autres étapes de la vie de Pasolini : Rome (la stazione Termini, la Piazza Costaguti, le marché du campo de’ Fiori, les bords du Tibre, la via Salaria et le quartier de l’EUR, où Pasolini a habité jusqu'à la fin de sa vie), et enfin la tour de Chia, le dernier refuge, auquel sont consacrées les très belles dernières pages du livre. À Casarsa, l’auteur rencontre les derniers témoins de la jeunesse de Pasolini ; il se rend ensuite à Trévise, où réside Nico Naldini, cousin et biographe du poète, ce qui nous vaut des pages mélancoliques et désenchantées sur l’Italie d’aujourd’hui, dans laquelle Naldini se sent terriblement étranger ; il rencontre également à Rome, dans son appartement de la via Alessandria, le critique et cinéaste Carlo di Carlo, qui fut l’assistant de Pasolini pour Mamma Roma et le documentaire La Rabbia ; toujours à Rome, l’auteur se rend au cimetière acattolico, sur la tombe de Gramsci (là où Pasolini alla lui-même, comme en témoigne une célèbre photographie), ce qui lui permet de se livrer à plusieurs considérations passionnantes sur les nombreux thèmes qui unissent les œuvres de ces deux grands auteurs (on se souvient bien sûr des vers des Cendres de Gramsci, parmi les plus beaux qu’a écrits Pasolini). Pour donner une idée du ton très personnel de cet ouvrage et de la familiarité de ce jeune auteur avec la pensée de Pasolini, je cite ici un passage où il évoque le scénario sur saint Paul que le cinéaste ne parvint pas à réaliser, et le désert moderne que constitue pour lui la ville de Trévise qu’il visite un soir d’hiver : 

Pasolini a voulu tourner un film sur saint Paul. Je n’ai pas été étonné de l’apprendre. Il y a dans les écrits de Pasolini une similitude avec le converti de Damas. « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » demande Dieu. Pasolini demande à Dieu : « Seigneur, pourquoi suis-je persécuté ? » Saint Paul, Pasolini... Deux figures molestées, tuées aux portes de Rome. 

[...] 

Pasolini transpose saint Paul au cœur du monde moderne. New York, épicentre du monde de l’après-guerre, remplace Rome. Comme si Pasolini s’accordait avec Chesterton, lequel écrit déjà en 1926 que « la folie de demain n’est pas à Moscou, mais plutôt à Manhattan ». Les Pharisiens sont les intellectuels et les journalistes de notre époque, et Paul intervient dans les conférences et les tables rondes au milieu de nos grandes métropoles. C’est au pied des buildings new-yorkais que Pasolini imagine son assassinat, dans le même hôtel que Martin Luther King. Le film n’a pas trouvé de financement. Il ne s’est jamais fait. Publié, le scénario se lit facilement. Plus de quarante ans après cet avortement, qui devait être la suite de L’Évangile selon Saint Matthieu, les mots de Pasolini sont encore actuels. J’ai aussi retenu ceux-ci : 

« Aucun désert ne sera jamais plus désert qu’une maison, une place, une rue où vivent les hommes mille neuf cent soixante dix ans après Jésus-Christ. Ici, c’est la solitude. Coude à coude avec ton voisin qui s’habille dans les mêmes grands magasins que toi, fréquente les mêmes boutiques que toi, lit les mêmes journaux que toi, regarde la même télévision que toi, c’est le silence. » (extrait de Saint Paul, de PPP)




La ville moderne a son désert. Et au moment d’entrer à Trévise à une grosse heure de Casarsa, je découvre un désert plus aride encore que celui des années 70. Entourée de remparts, Trévise est un rectangle qui renferme quelques canaux ; presque chaque rue débouche sur une place, un campo. Elle a tous les attributs d’une charmante ville de province, charme balayé par le fric. Ce dimanche après-midi, Trévise dégoûte en ses ruelles, et la métaphore du désert est là, plus vraie qu’ailleurs. Les boutiques sont toutes ouvertes, dégueulant sur la rue la même musique sans émotion, les chariots de cintres qui trimbalent les dernières frusques à la mode. « Saldi, saldi, saldi. » Temps béni des soldes, où les magasins ne connaissent plus d’horaires. La foule court parmi les boutiques, entre et sort, elle se bouscule comme des têtards dans un bocal. Je suis surpris. Je m’attendais à l’ambiance d’un village, et je découvre un ghetto de nouveaux riches, avec leurs doudounes luisantes, leurs jeans délavés, toute cette gomme dans leurs cheveux et cette crème sur leur peau. L’odeur de Trévise est celle qu’on respire à l’approche des parfumeries. Un mélange salace et nauséeux de climatisation moite et d’arômes de grandes marques. Le contraste à Trévise est plus fort encore car la ville, qui repose sur ses vestiges, paraît fatiguée par la fierté petite-bourgeoise de ses habitants. Fierté de porter la dernière doudoune Moncler, fierté de serrer contre soi cette femme gavée de fond de teint. Elle joue l’équilibriste sur les pavés avec ses talons hauts.




Dimanche après-midi, moment sacré de la consommation, du lèche-vitrines. Moment sacré de l’absence de sacré. Retrouver cette sensation, là, dans une petite ville délicieuse de la plaine du Pô, montre encore plus l’absurdité de ce système de consommation. Réservé aux grandes villes ? Non. Des métropoles aux villes, il dégouline jusqu’aux villages, où la municipalité s’offre parfois le luxe de disséminer des enceintes dans ses rues pour que la musique soit là, partout et tout le temps. « Il n’y a pas d’autre métaphore du désert que la vie quotidienne. » écrit toujours Pasolini dans Saint Paul.

Pierre Adrian  La Piste Pasolini  Éditions des Équateurs, 2015






Images : en haut, Marina  (Site Flickr)