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vendredi 10 octobre 2014

Pour ne pas se perdre




Presque onze heures du soir. Quand il se trouvait seul chez lui, à cette heure-là, il ressentait souvent ce qu'on appelle un « passage à vide ». Alors, il allait dans un café des environs, ouvert très tard, la nuit. La lumière vive, le brouhaha, les allées et venues, les conversations auxquelles il avait l'illusion de participer, tout cela lui faisait surmonter, au bout d'un moment, son passage à vide. Mais depuis quelque temps il n'avait plus besoin de cet expédient. Il lui suffisait de regarder par la fenêtre de son bureau l'arbre planté dans la cour de l'immeuble voisin et qui conservait son feuillage beaucoup plus tard que les autres, jusqu'en novembre. On lui avait dit que c'était un charme, ou un tremble, il ne savait plus. Il regrettait toutes les années perdues au cours desquelles il n'avait pas fait assez attention aux arbres ni aux fleurs. Lui qui ne lisait plus d'autres ouvrages que l'Histoire naturelle de Buffon, il se rappela brusquement un passage des Mémoires d'une philosophe française. Celle-ci était choquée de ce qu'avait dit une femme pendant la guerre : « Que voulez-vous, la guerre ne modifie pas mes rapports avec un brin d'herbe. » Elle jugeait sans doute que cette femme était frivole ou indifférente. Mais pour lui, Daragane, la phrase avait un autre sens : dans les périodes de cataclysme ou de détresse morale, pas d'autre recours que de chercher un point fixe pour garder l'équilibre et ne pas basculer par-dessus bord. Votre regard s'arrête sur un brin d'herbe, un arbre, les pétales d'une fleur, comme si vous vous accrochiez à une bouée. Ce charme — ou ce tremble — derrière la vitre de sa fenêtre le rassurait. Et bien qu'il soit presque onze heures du soir, il était réconforté par sa présence silencieuse.

Patrick Modiano  Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier  Éditions Gallimard, 2014








Images : en haut, Site Flickr

en bas, Paulette Chevrin  (Site Flickr)




dimanche 12 août 2012

Dimanche d'août




Un rêve ? Plutôt la sensation que les journées s’écoulaient à notre insu, sans la moindre aspérité qui nous aurait permis d’avoir une prise sur elles. Nous avancions, portés par un tapis roulant et les rues défilaient et nous ne savions plus si le tapis roulant nous entraînait ou bien si nous étions immobiles tandis que le paysage, autour de nous, glissait par cet artifice de cinéma que l’on appelle : transparence.

Quelquefois, le voile se déchirait, jamais le jour, mais la nuit, à cause de l’air plus vif et des lumières scintillantes. Nous marchions le long de la Promenade des Anglais, nous retrouvions le contact de la terre ferme. L’hébétude qui nous avait saisis depuis notre arrivée dans cette ville se dissipait. Nous nous sentions encore maîtres de notre sort. Nous pouvions faire des projets. Nous tenterions de franchir la frontière italienne. Les Neal nous y aideraient. Ce serait à bord de leur voiture immatriculée CD que nous passerions de France en Italie, sans subir de contrôles et sans attirer l’attention. Et nous descendrions vers le sud de Rome, notre but, la seule ville où j’imaginais que nous puissions nous fixer pour le reste de notre vie, Rome qui convenait si bien à des natures aussi indolentes que les nôtres.

Le jour, tout se dérobait. Nice, son ciel bleu, ses immeubles clairs aux allures de gigantesques pâtisseries ou de paquebots, ses rues désertes et ensoleillées du dimanche, nos ombres sur le trottoir, les palmiers et la Promenade des Anglais, tout ce décor glissait, en transparence. Les après-midi interminables où la pluie tambourinait contre le toit de zinc, nous restions dans l’odeur d’humidité et de moisissure de la chambre avec l’impression d’être abandonnés. Plus tard, je me suis fait à cette idée et je me sens à l’aise aujourd’hui dans cette ville de fantômes où le temps s’est arrêté. J’accepte, comme ceux qui défilent en procession lente le long de la Promenade, qu’un ressort se soit cassé en moi. Oui, je flotte avec les autres habitants de Nice. Mais à l’époque de la pension Sainte-Anne, cet état était nouveau pour nous et contre la torpeur qui nous gagnait, nous nous révoltions encore, par soubresauts. La seule chose dure et consistante de notre vie, le seul point inaltérable, c’était ce diamant. Nous a-t-il porté malheur ?

Patrick Modiano
Dimanches d'août Gallimard, 1986






Images : en haut, dmcantrell (Site Flickr)

en bas, Juliette Fontvieille  (Site Fickr)



dimanche 2 mai 2010

Rue La Pérouse



C’étaient les mois de septembre et d’octobre. Oui, il respirait un air léger pour la première fois de sa vie. Il faisait encore clair quand il quittait les éditions du Sablier. Un été indien dont on se disait qu’il se prolongerait pendant des mois et des mois. Pour toujours, peut-être.

Avant de monter chez Simone Cordier, il entrait dans un café de l’immeuble voisin, au coin de la rue La Pérouse, pour corriger les pages qu’il lui donnerait et, surtout, les mots illisibles. Le dactylogramme de Simone Cordier était parsemé de signes curieux : des O barrés d’un trait, des trémas à la place des accents circonflexes, des cédilles sous certaines voyelles, et Bosmans se demandait s’il s’agissait d’une orthographe slave ou scandinave. Ou tout simplement d’une machine de marque étrangère, dont les touches avaient des caractères inconnus en France. Il n’osait pas lui poser la question. Il préférait que cela soit comme ça. Il se disait qu’il faudrait conserver de tels signes, au cas où il aurait la chance d’être imprimé. Cela correspondait au texte et lui apportait ce parfum exotique qui lui était nécessaire. Après tout, s’il tentait de s’exprimer dans le français le plus limpide, il était, comme la machine à écrire de Simone Cordier, d’origine étrangère, lui aussi.

Quand il sortait de chez elle, il faisait de nouveau des corrections dans le café, cette fois-ci sur les pages dactylographiées. Il avait toute la soirée devant lui. Il préférait rester dans ce quartier. Il lui semblait atteindre un carrefour de sa vie, ou plutôt une lisière d’où il pourrait s’élancer vers l’avenir. Pour la première fois, il avait dans la tête le mot : avenir, et un autre mot : l’horizon. Ces soirs-là, les rues désertes et silencieuses du quartier étaient des lignes de fuite, qui débouchaient toutes sur l’avenir et l’HORIZON.

Il hésitait à reprendre le métro pour faire le chemin inverse jusqu’au quatorzième arrondissement et sa chambre. Tout cela, c’était son ancienne vie, une vieille défroque qu’il abandonnerait d’un jour à l’autre, une paire de godasses usées. Le long de la rue La Pérouse dont tous les immeubles semblaient abandonnés – mais non, il voyait une lumière là-haut à une fenêtre d’un cinquième étage, peut-être quelqu’un qui l’attendait depuis longtemps –, il se sentait gagné par l’amnésie. Il avait déjà tout oublié de son enfance et de son adolescence. Il était brusquement délivré d’un poids.

Patrick Modiano L'Horizon éditions Gallimard, 2010

Le réseau Modiano

Image : Patrick Chartrain (Site Flickr)