Un extrait d'Assise de François Cheng, un livre bref mais dense et profond, comme le montre ce passage, une belle façon de célébrer la fête de saint François :
Nous avons
essayé de pénétrer l’espace intérieur de François. Avons-nous une idée de sa
physionomie ? De cet homme qui a vécu sur terre il y a huit cent ans, il
existe, comme par miracle, un portrait peint par Cimabue dans une fresque
consacrée à la Vierge qui se trouve dans la basilique inférieure d’Assise. Ce
portrait, impressionnant de vérité, est digne de la plus haute tradition
occidentale. Chronologiquement, il devrait être à la première place, puisqu’il
a été peint avant même l’avènement de Giotto. Pourtant, le personnage
représenté là nous apparaît si proche, si actuel, qu’on serait tenté de le
qualifier d’« éternel contemporain ». Appellation heureuse, nous
semble-t-il, quand on la couple avec celle de « frère universel ».
On
y voit un homme de taille plutôt petite, un peu tassé sous le poids des ans. Le
visage, ourlé d’une barbe négligemment taillée en collier, est sculpté lui
aussi par une vie éprouvée. Les yeux grands ouverts nous fixent d’un regard
empreint de mansuétude. Toutefois, la lueur de lucidité qui les baigne nous
avertit qu’il serait inutile de tricher avec lui. Plus exactement, son regard
nous enveloppe et nous pénètre jusqu’au plus intime, nous invitant à nous
débarrasser d’inutiles oripeaux et à revenir à la simplicité. Les oreilles décollées,
étonnamment larges, sont tout ouïe. Elles tendent vers nous leur pavillon,
prêtes à nous écouter jusqu’au bout, jusqu’à ce que, entre nous, advienne
l’infini. Le nez, presque charnu, est droit. Très parlante est la bouche. Elle
suggère qu’elle est sensible, voir sensuelle, comme pour nous montrer que la
vie de privations menée par François ne naît pas d’un besoin morbide
d’ascétisme, mais de la passion même de la vie, d’une vie faite de partage. Car
pour lui, la vraie vie n’est autre que l’amour absolu, sans réserve, sans
calcul, sans la moindre compromission ni dégradation. Par la pratique de toute
une vie, il a pu vérifier la force mystérieuse, d’apparence si faible, de ce
principe de vie, seul capable en réalité de triompher de tout. Lui qui se lamente
que « l’amour n’est pas aimé », il se réfère résolument à la source même
de l’amour qui est son Dieu.
À partir de ce portrait, si je veux revenir sur
certains détails concrets de sa vie, je pense pouvoir ajouter ceci, sous peine
de quelques redites. Nous sommes très nombreux aujourd’hui, et pas seulement en
Occident, à qualifier François de « grand saint », au risque de
l’enfermer dans une image certes glorieuse, mais un tant soit peu convenue.
Pour ma part, dès que j’ai appris à mieux le connaître, je l’ai intuitivement
appelé « le Grand Vivant ». Je crois que cette appellation dépeint
plus justement sa singularité.
Le Grand Vivant — à ne pas confondre avec le
« bon vivant » — est celui qui va au devant de la Vie, sans
prévention et sans restriction, avec un courage désarmant et une confondante
générosité. Comme tout un chacun, il va au devant de ce qui est agréable,
bénéfique, gratifiant. Cependant, lui ne se dérobe pas face à ce qui est
hostile, éprouvant, nuisible : privations, intempéries, bêtes sauvages
prêtes à dévorer, brigands prompts à tuer, êtres atteints de maladies contagieuses que tous fuient, offensés et humiliés dont la souffrance vous
écrase. Le Grand Vivant se doit de dévisager toute la souffrance terrestre, car
ce qui est impliqué à travers l’ensemble des êtres, c’est bien cette immense
aventure de la Vie.
À l'occasion de la fête de saint François, voici ma traduction d'un bel
apologue de Dacia Maraini, lu en juin dernier dans le cadre de
La Milanesiana, un festival organisé par Elisabetta Sgarbi, et publié quelques jours plus tard dans le Corriere della sera :
Il y a un tableau qui représente un saint François encore jeune mais déjà éprouvé par la maladie qui, les yeux mi-clos, assis sur un rocher dans le petit jardin de San Damiano, semble perdu dans ses pensées. La légende raconte que c’est justement à cet endroit-là, un matin de l’année 1224, après une nuit de grandes souffrances physiques passée dans une cellule curieusement "envahie par les rats", que François a écrit les vers de l’un des plus beaux poèmes de la littérature italienne.
François, épuisé par la fièvre et par les douleurs dont il est perclus, est étendu sur son lit dans la petite cellule nue. Soudain, il perçoit un léger bruissement qui monte du sol. Il tourne la tête et voit des petits animaux noirs et silencieux qui sortent par dizaines d’un trou dans le mur et envahissent le sol. Personne n’ignore qu’il y a des rats dans le couvent, mais est-il possible qu’ils se soient tous donnés rendez-vous dans sa cellule ? Quand il les découvre, noirs et velus, accroupis sur le sol, indifférents à sa présence, François a un mouvement de dégoût. Non seulement, ils ne se préoccupent pas de lui, mais ils semblent tellement absorbés dans leurs activités qu’ils poussent de petits cris, se heurtent, sautillent, soulevant et abaissant leurs petites queues noires sans se préoccuper le moins du monde de son corps accablé par la douleur, allongé sur le grabat. François ferme les yeux, murmure une prière entre ses lèvres et rouvre les yeux en espérant que tout cela ne soit qu’un rêve. Mais non, les rats sont toujours là, et ils se sont même entre temps multipliés. Le sol est couvert de petits animaux laineux qui semblent s’être réunis pour une assemblée.
François tressaille. « Et s’ils montent sur le lit et m’attaquent ? » s’interroge-t-il épouvanté. Mais il s’agit certainement d’un délire provoqué par la fièvre. Il se dit qu’il a des visions, que tout cela est le fruit de son imagination. Et pour se rassurer, il se pince le bras. Mais il doit admettre que non, il n’est pas en train de rêver ou de délirer. Les rats sont bien là et ils continuent à entrer depuis un trou qui se trouve au fond de la cellule. Plus qu’un trou, c’est une fissure à peine visible qui s’ouvre entre le sol et le mur. Ils entrent par deux ou par trois et vont rejoindre les autres. Mais que voulez-vous de moi ? hurle François, épouvanté, tandis que la vision de ce spectacle accentue les douleurs qui lui traversent le corps.
Mais ensuite, sa nature douce et contemplative reprend le dessus. Il se soulève sur le côté, et appuyé sur un coude pour soutenir sa tête douloureuse, il se met à les observer avec attention. Eux aussi sont des créatures de Dieu, se dit-il. Et tout doucement, en les observant attentivement, il comprend que ces petits animaux sont organisés en familles : un père replet et une mère un peu plus menue, s’aidant de leurs dents et de leurs queues, traînent après eux les petits qui viennent de naître : de petits rats gris avec une queue rose. Mais pourquoi sont-ils venus dans sa cellule ? Les lèvres gracieuses s’ouvrent sur un tendre sourire : ces petites bêtes ont peut-être entendu parler de lui, de son affection pour les animaux. Ne dit-on pas qu’il s’est longuement entretenu avec un loup ? Qu’il a prêché pour les oiseaux sur les branches ? Par conséquent, sa cellule n’est-elle pas le lieu le plus sûr pour y tenir une grande réunion familiale ? On le sait, les rats se reproduisent rapidement et chaque nouveau-né se retrouve entouré d’au moins trois-cents cousins et trois-cents cousines. Et puis, il y a aussi les oncles, les grands-pères, les tantes, les grands-mères. Et tout cela fait beaucoup de créatures.
Mais pourquoi se sont-ils réunis aujourd’hui ? Pour festoyer ou pour piller ? François les observe avec une attention passionnée et il s’aperçoit qu’ils ont petit à petit formé un cercle au milieu duquel ils ont posé un paquet de la grosseur d’une pomme. Quand tous les rats sont assis, l’un deux va soulever avec les dents et les petites pattes le chiffon qui enveloppe le paquet. Les autres rats suivent attentivement ces gestes rapides et efficaces. Finalement, le chiffon tombe à terre et au milieu du cercle apparaît un gros morceau de fromage à peine taché par la moisissure qui lui donne sur les côtés une couleur entre le bleu et le rose évoquant une aube printanière. Quelle merveille, ce fromage ! Obéissant à l’ordre de celui qui semble être le chef, la première rangée de rats s’approche du mets et avec leurs dents acérés en découpe une part. Les autres observent et surveillent dans un silence absolu. Même les plus petits restent là immobiles et muets, les yeux fascinés fixés sur l’appétissant morceau de fromage. Dès que le premier cercle a terminé, il regagne sa place en s’écartant un peu et c’est au tour du deuxième cercle, qui s’approche à son tour, en ordre, pour ronger la part qui lui revient. Et ainsi de suite, jusqu’au cinquième, au sixième cercle. Sans qu’aucun des rats, les grands comme les petits, ne cherche à s’imposer pour emporter une plus grande part que celle qui lui revient. Enfin, quand tous ont achevé de ronger et de mâcher, les voilà qui se dirigent en ordre vers l’ouverture dans le mur et patiemment, sans aucune bousculade, disparaissent de l’autre côté de la paroi, en se faisant tout petits pour passer à travers la fissure.
Un seul rat est demeuré dans la chambre, et maintenant il s’approche délicatement du lit du malade, tel un vieux sage. Il soulève sa petite tête où de longues moustaches tremblent légèrement sur son museau humide et il se tourne vers le saint en lui jetant un regard attentif. Il le regarde exactement de la même façon que l’avait fait le loup : avec amitié et gratitude. Les mots sont superflus. Ces yeux petits et écarquillés, étincelants de joie de vivre, lui disent que la nature est belle, que le soleil est un frère, comme sont des sœurs la lune et les étoiles, que l’eau et le feu sont les amis de l’homme, mais aussi ceux des rats. Puis, après avoir esquissé une légère et gracieuse révérence, comme pour lui dire « excusez nous pour le dérangement, nous ne sommes pas obsédés par la nourriture, nous avons seulement faim », le rat disparaît à son tour de l’autre côté du mur. Par terre, il n’est rien resté, même pas une miette de nourriture. Même le chiffon qui enveloppait le fromage a disparu. Dans l’air, il ne subsiste qu’une légère odeur musquée. François sourit et sent que les douleurs ont mystérieusement abandonné son corps fiévreux. Il quitte donc son lit et sort dans le petit jardin de San Damiano, où, assis sur une pierre au soleil tiède du nouveau printemps, il se met à écrire ces mots clairs et délicats, beaux et frais, qui aujourd’hui encore nous communiquent un sentiment de fraternité avec la nature. Faut-il en remercier les rats d’Assise ?
Dacia Maraini Francesco e i topi di Assisi (texte lu le 27 juin dans le cadre de La Milanesiana, un festival conçu et dirigé par Elisabetta Sgarbi. Le texte a été publié dans le Corriere della sera du 29 juin) (Traduction personnelle)
Très haut tout-puissant, bon Seigneur, à toi sont les louanges, la gloire et l’honneur et toute bénédiction. À toi seul, Très-haut, ils conviennent Et nul homme n’est digne de te mentionner.
Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,
spécialement, monsieur frère Soleil, lequel est le jour et par lui tu nous illumines. Et il est beau et rayonnant avec grande splendeur, de toi, Très-Haut, il porte la signification.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Lune et les étoiles, dans le ciel tu les as formées claires, précieuses et belles.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Vent et par l’air et le nuage et le ciel serein et tout temps, par lesquels à tes créatures tu donnes soutien.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Eau,
laquelle est très utile et humble et précieuse et chaste.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère feu
par lequel tu illumines dans la nuit,
et il est beau et joyeux et robuste et fort.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur notre mère Terre, laquelle nous soutient et nous gouverne et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par ceux qui pardonnent pour ton amour et supportent maladies et tribulations. Heureux ceux qui les supporteront en paix, car par toi, Très-Haut, ils seront couronnés.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur notre mort corporelle, à laquelle nul homme vivant ne peut échapper. Malheur à ceux qui mourront dans les péchés mortels. Heureux ceux qu’elle trouvera dans tes très saintes volontés, car la seconde mort ne leur fera pas mal.
Louez et bénissez mon Seigneur, et rendez-lui grâce et servez-le avec grande humilité.
Images : en haut, Rainer Michael Hawlicek (Site Flickr)
Les dernières lignes du très beau François d'Assise de Joseph Delteil :
Pauvre François ! C'est un vaincu comme les autres (sans cigüe ou bûcher). On a dénaturé sa Portiuncule, violenté son cadavre. Sa vraie Règle (la Regula Prima de 1210) est ignorée, perdue. « Il n'y a jamais eu qu'un seul franciscain, dit mélancoliquement Chesterton, c'est saint François. »
Pauvre François !
C'est un scandale de voir la pauvre Portiuncule joliment "enjolivée", emboîtée, encagée comme un oiseau dans cette baroque bâtisse de porphyre et d'or : Sainte-Marie-des-Anges.
C'est un sacrilège d'avoir enseveli la dépouille du Petit Pauvre dans cette merveilleuse basilique d'Assise, faite pour les Papes et les Rois. Au mépris de sa volonté. François désire reposer à jamais dans sa Portiuncule, ce sont ses "dernières volontés". On a abusé de son cadavre : un détournement de cadavre... Ni piété ni chef-d’œuvre ne justifient ça. C'est insupportable !
« Si on vous chasse par la porte, rentrez par la fenêtre ! » nous a dit saint François. Nous y veillerons !
Nous ?... toute une bande de conjurés, toute une Camorra, les maquisards de saint François... Le suprême vœu de saint François, la suprême revendication de Claire, qui sur son lit de mort a voulu serrer dans ses mains d'agonie, comme pour la défendre jusqu'à la tombe et par-delà la tombe, la Bulle de Pauvreté... (qui la lui arrachera de ses mortes mains ?...) Nous voulons libérer saint François. C'est juré ! c'est notre Pacte !
Un beau jour, un de ces quatre matins... Après tout, un tremblement de terre nous donne l'exemple, ce tremblement de terre en 1832 qui rasa Sainte-Marie-des-Anges de fond en comble, ne laissant miraculeusement debout que la vieille petite Portiuncule de saint François... n'y voyez-vous pas malice, bonnes gens, pas la "main de Dieu" ?... Nous étions plusieurs centaines, armés de pics, de marteaux, de plastic, par une grasse nuit sans histoire... nous la ferons sauter à la dynamite votre Sainte-Marie-des-Anges, à la dynamite, rasibus. François le veut !... On força les portails à la hache, on bascula les piliers à bout de bœufs... tout s'écroula comme un château de cartes, par voûtes et parois, dans une triangulation parfaite... on déblaya les décombres au bull-dozer... jusqu'à ce qu'apparût dans son nid de richissimes ruines l'adorable petite Portiuncule de saint François...
Égide et Léon se faisaient la courte échelle dans leur tombe pour voir ça. Masseo s'en dandine d'aise, plus tambour-major que jamais...
Pendant ce temps, les autres conjurés opèrent à la basilique d'Assise. Ils ont fracturé la crypte à grand attirail, soustrait le Reliquaire de saint François. Et voici qu'ils nous l'apportent à grands pas d'aplomb par la vaste nuit processionnelle, sur leurs épaules d'amour. Ce Reliquaire étrangement léger et volage ce soir, comme s'il était de la conjuration. Le vent fera rage, il est de connivence. Les hiboux feront le guet, ils ont le mot d'ordre. L'Italie dormait dans son sommeil de coquillage. Quelque part là-haut à la latitude de Saint-Damien, sainte Claire souriait...
Nous nous hâtions, pleins de sueur et de volupté, le cœur plus palpitant que les palpitantes étoiles. Nous frayant un chemin à bec et ongles à travers les blocs de pierre. Enfin nous voici dans la Portiuncule. Il suffit de soulever trois dalles dans le chœur, de creuser trois pieds. C'est là que nous ensevelirons saint François... là dans sa Portiuncule, là où il veut dormir... À la françoise !
Joseph DelteilFrançois d'Assise Grasset, 1960 (repris dans Œuvres complètes, Grasset, 1961
Je cite ici un deuxième extrait de l'ouvrage de Yannick Haenel Je cherche l'Italie (Le titre est une citation de l'Énéide (I, 380), au moment où Énée, après avoir abandonné Troie en flammes, fait naufrage : il débarque sur une île et ses premiers mots sont pour demander son chemin. Il dit "Italiam quaero" ["Je cherche l'Italie"]). Dans un chapitre intitulé Approche de la fissure (Une sainteté), Haenel évoque le lieu franciscain de La Verna, situé à l'est de la Toscane, sur une colline boisée au pied des Apennins. Il s'y livre aussi à une belle méditation sur l'idéal de pauvreté et la liberté franciscaine :
Au sommet, à un peu plus de mille mètres d’altitude, s’ouvre le sanctuaire : c’est «la montagne des Stigmates», comme l’annonce une pancarte. Je garai la voiture sur un petit parking, à l’entrée duquel se dresse une statue de François qui demande à un enfant de laisser s’envoler les tourterelles qu’il allait vendre.
J’empruntai le chemin creusé dans la pierre, qui mène vers la solitude de l’ermitage. Ce chemin, ces grands hêtres, ces falaises, Ghirlandaio les a peints pour la chapelle Sassetti à Florence. Tout en haut, encastrés au fil des siècles autour des lieux où saint François séjourna, il y a une basilique, un campanile, un couvent, une série de cloîtres, une petite église et de multiples chapelles qui forment un ensemble voué à la méditation. (...)
François s’est retiré ici, à la Verna, en 1224, deux ans avant sa mort. Il est affaibli par la maladie, fatigué par les dissensions qui affectent son ordre, qu’il n’aura cessé jusqu’au bout de réorganiser et dont il récrira maintes fois la règle, afin de l’adapter aux rigueurs de l’idéal de pauvreté qui l’habite et aux exigences de la curie romaine, qui voit la réalisation intégrale de L’Évangile comme un scandale — un défi à son pouvoir temporel.
Dans la vie de François, le séjour à la Verna relève d’une décision de solitude. Car seul, il l’a rarement été : la solitude ne s’accorde pas avec le règlement de la communauté. (...) Comment se tenir dans la vérité d’une telle présence ? J’essaie de comprendre. L’espace, le volume, le mouvement se concentrent en un point qui tourne sur lui-même. Une telle pensivité s’ouvre à un amour infini, c’est une image de l’indemne. Voilà : l’indemne est une étendue de pensée bleue et blanche — le contraire de l’enfer. Et précisément, l’enfer se définit comme le lieu où l’amour n’existe pas. En enfer, on n’aime pas ; ainsi l’indemne est-il un visage de l’amour.
Je suis descendu par un escalier vers le Sasso Spico, ce gouffre humide qui s’ouvre dans le bloc des rochers. Je me glisse à travers un passage étroit qui fend la montagne en deux, je pénètre à l’intérieur de la grotte. Ici, l’abîme est aussi un refuge : l’équilibre des roches appuyées les unes sur les autres forme une percée de vide. Une telle percée relève-t-elle du «lieu» — c’est-à-dire de cet abîme qui accueille la divinité ? (...)
Saint François s’émerveillait de ces grottes et anfractuosités : à ses yeux, elles rendaient présentes les plaies et les blessures du Christ au creux desquelles il se réfugiait pour y vivre la Passion.
Je suis sorti de la grotte et m’assieds sur un banc, entre les roches. Le calme donne forme à la pensée — ou est-ce la pensée qui accueille le calme ? Quelque chose se retire sans se cacher, en pleine lumière : l’instant s’offre comme source.
Ce paysage de trous, de fissures, cet espace de la béance ne parlent que du vide : ils en offrent une approche vivante. La Verna se déploie ainsi comme un espace idéal pour une pensée de la pauvreté. Car se tenir vide de toute chose, c’est cela la pauvreté, celle que saint François appelait sa «Dame».
Il y a un sermon de Maître Eckhart consacré à la «pauvreté en esprit» ; il y médite la parole de Jésus recueillie par Matthieu : «Heureux les pauvres en esprit, car le royaume du ciel est avec eux.» C’est par cette pauvreté qui est un abîme — à travers le néant où l’on n’est plus, à travers une disponibilité que le néant ouvre en nous — qu’on se dégage des conditions faciles, que s’anéantit en nous toute condition, même la condition humaine ; et qu’en se tenant dans ce «libre rien», on s’accorde à une expérience où le feu qui nous perce nous offre enfin d’être, c’est-à-dire de recevoir la béatitude.
Dans la règle de 1221, François écrit : «Nous ne devons pas accorder plus d’utilité à l’argent et aux pièces de monnaie qu’aux cailloux.» Il est amusant de voir que Jacques Le Goff, après avoir cité cette phrase dans son Saint François d’Assise, qualifie le franciscanisme de «réactionnaire» et s’écrie : «N’est-ce pas une dangereuse sottise ?» Beau symptôme : on voit que la surdité au message évangélique mène à l’égarement. Car la pauvreté volontaire des franciscains ne relève pas de la sottise, mais au contraire d’une espérance, c’est-à-dire d’une alternative spirituelle et politique ; elle déjoue — conjure — le danger qui, dès le treizième siècle, commence d’arraisonner le monde occidental dans la logique unique du calcul.
Est-il possible d’exister en dehors de la comptabilité ? Au fond, il n’y a pas d’autre question politique. La réponse franciscaine plaide pour une gloire du minoritaire : sortir du discours capitaliste, c’est tendre vers le saint.
Saint François d’Assise aimait se comparer à une «petite poule noire» : celle que le poulailler sacrifie. Celle qui est à l’écart, ne fait pas nombre, accuse le clivage. L’économie monétaire qui se met en place à l’époque de François est fondée sur un sacrifice : dès l’origine, les pauvres en incarnent le reste — les «balayures du monde, le rebut de tous les hommes», comme disent les Écritures. Ce reste du sacrifice, François en accentue la gloire.
La solitude franciscaine se propose comme expérience qui fonde la vie en dehors de l’appropriation. En tant que telle, cette expérience s’oppose au destin historique de l’économie occidentale. (...)
Le «lieu» franciscain, dont la Verna est l’un des noms, s’offre ainsi comme une expérience qui tranche avec l’accomplissement global du monde. Il met en jeu, en dehors des logiques qui structurent la société, une autre manière d’être vivant : une autre liberté. Le nom même de saint François ne signifie-t-il pas : le Libre ?
Un poème de Paul Celan, daté du début 1954 et publié dans le volume Von Schwelle zu Schwelle [De seuil en seuil] (1955) :
Assisi
Umbrische Nacht.
Umbrische Nacht mit dem Silber von Glocke und Ölblatt.
Umbrische Nacht mit dem Stein, den du hertrugst.
Umbrische Nacht mit dem Stein.
Stumm, was ins Leben stieg, stumm.
Füll die Krüge um.
Irdener Krug.
Irdener Krug, dran die Töpferhand festwuchs.
Irdener Krug, den die Hand eines Schattens für immer verschloß.
Irdener Krug mit dem Siegel des Schattens.
Stein, wo du hinsiehst, Stein.
Laß das Grautier ein.
Trottendes Tier.
Trottendes Tier im Schnee, den die nackteste Hand streut.
Trottendes Tier vor dem Wort, das ins Schloß fiel.
Trottendes Tier, das den Schlaf aus der Hand frißt.
Glanz, der nicht trösten will, Glanz.
Die Toten – sie betteln noch, Franz.
Paul Celan
Paul Celan lit son poème Assisi
Assise Nuit d'Ombrie. Nuit d'Ombrie avec l'argent de la cloche et de la feuille d'olivier. Nuit d'Ombrie avec la pierre portée jusqu'ici par toi. Nuit d'Ombrie avec la pierre. Muet, ce qui montait à la vie, muet. Fais passer d'une cruche dans l'autre. Cruche de terre. Cruche de terre où la main du potier s'est greffée. Cruche de terre que la main d'une ombre a pour toujours scellée. Cruche de terre avec le sceau de l'ombre. Pierre, où tu regardes, pierre. Fais entrer le grison. Bête traînarde. Bête traînarde dans la neige que la main la plus nue épand. Bête traînarde devant le mot qui s'est brusquement refermé. Bête traînarde, qui vient manger le sommeil dans la main. Splendeur qui n'arrive pas à consoler, splendeur. Les morts — les morts mendient encore, François. Traduction : Jean-Pierre Lefebvre Note pour le dernier vers : François, bien sûr pour le saint d'Assise, mais il faut se souvenir que Franz était également le prénom du premier fils de Celan, mort le lendemain de sa naissance, le 8 octobre 1953.
Assisi
Notte umbra.
Notte umbra con l'argento di ulivo e di campana.
Notte umbra con la pietra che portasti fin qui.
Notte umbra con la pietra.
Muto ciò che pervenne alla vita, muto.
Travasa le urne.
Urna di terra,
Urna di terra, cui la mano del vasaio crebbe tenace.
Urna di terra, che la mano di un'ombra chiuse per sempre.
Urna di terra col sigillo dell'ombra.
Pietra, ovunque guardi, pietra.
Fa entrare l'asinello.
Trotterellante.
Trotterellante nella neve sparsa da nudissima mano.
Trotterellante davanti alla parola che si richiuse da sé.
Trotterellante asinello, che bruca il sonno dalla mano.
Splendore, che non sa confortare.
I morti implorano ancora, Francesco.
Traduzione : G. Bevilacqua
Note sur la traduction italienne : on remarquera que, pour le mot Krug, le traducteur italien choisit le terme urna [urne], beaucoup plus évocateur (et connoté)que le plus neutre (et plus exact littéralement) cruchepréféré par le traducteur français.
Images : en haut, grazie a Alessandro Mari per questo splendido sguardo verso Assisi (Site Flickr)
"Vegnendo adunque il dì
ordinato a ciò, santa Chiara uscì del monistero con una compagna, e accompagnata
dai compagni di san Francesco, venne a santa Maria degli Angeli, e salutata
divotamente la Vergine Maria dinanzi al suo altare, dov’ella era stata tonduta e
velata, sì la menarono vedendo il luogo, infino a tanto che e’ fu ora di
desinare. E in questo mezzo, san Francesco fece apparecchiare la mensa in sulla
piana terra, siccome era usato di fare. E fatta l’ora di desinare, si pongono a
sedere insieme san Francesco e santa Chiara, e uno delli compagni di san
Francesco colla compagna di santa Chiara, e poi tutti gli altri compagni
s’acconciarono alla mensa umilmente. E per la prima vivanda, san Francesco
cominciò a parlare di Dio sì soavemente, sì altamente, sì maravigliosamente che,
discendendo sopra di loro l’abbondanza della divina grazia, tutti furono in Dio
ratti. E stando così ratti, con gli occhi e colle mani levale in cielo, gli
uomini d’Ascesi e da Bettona, e qua’ della contrada d’intorno, vedeano che santa
Maria degli Angeli e tutto il luogo e la selva ch’era allora allato al luogo ardevano fortemente, e parea che fosse un fuoco grande che occupava la chiesa e
il luogo, e la selva insieme: per la qual cosa gli Ascesani con gran fretta
corsero laggiù per ispegnere il fuoco, credendo veramente che ogni cosa ardesse.
Ma giugnendo al luogo e non trovando ardere nulla, intrarono dentro e trovarono
san Francesco con santa Chiara, e con tutta la loro compagnia ratti in Dio per
contemplazione, e sedere intorno a quella mensa umile. Di che essi certamente
compresero, che quello era stato fuoco divino, e non materiale, il quale Iddio
avea fatto apparire miracolosamente, a dimostrare e significare il fuoco del
divino amore del quale ardeano le anime di questi santi frati e sante monache;
onde e’ si partirono con grande consolazione nel cuore loro e con Santa
edificazione."
Sur sa petite
terrasse, où un jeune cyprès et trois pots de fleurs enivrées font un jardin,
Claire immobile vole à François : son regard abolit l’espace : elle
est avec lui ; elle le voit dans sa hutte de feuilles aux bois de
Sainte-Marie des Anges. Elle distingue entre toutes cette ombre frêle et
brûlante qu’entoure une auréole, l’épée mince et brune de ce corps, tison de
bure, épi de feu. Elle se prosterne sur ses mains et les baise ; tête
basse, les yeux baissés, elle le voit tout entier : elle le sent vivre et
mourir : elle vit et meurt en lui, comme elle rêve qu’il meurt en elle. Et
lui, fait bien plus que de la voir : il la comble de son cœur ; il
bat dans son sein, le pigeon pourpre ; il l’emplit de son âme en sang à
rouges bords.
La petite demi-lieue de ciel qui palpite entre eux, cette onde
bleue sous une résille d’or ne les sépare pas : elle les unit plutôt :
elle les filtre l’un à l’autre. Elle ne laisse plus en eux que l’espace comblé
d’un ineffable amour.
Claire est aux pieds de cet amour comme aux pieds de la
croix. Mais lui est la croix même. Tout son corps est croix : il est le
bois et Jésus est dans son âme.
Ses pieds saignent, ses mains saignent, percés
des clous invisibles qu’on ne retire pas. Et son flanc saigne, sous la lance.
Il sue par tous les pores le mystère du sang. Ici, il faut comprendre. Claire
comprend. C’est qu’elle prend ce sang : il coule de François en elle,
comme de Jésus à François.
François se roule sur les épines aigres du rosier
d’hiver ; il se râpe et s’étrille à ce buisson qui n’est tout que bois
aigu et cruelles aiguilles. Mais de chaque égratignure naît une touffe de
roses, qui sont marquées à son signe, qui parfument l’air de la vallée, et
l’embaument de l’éternel encens.
Ni la distance, ni le sable du temps, ni les
lois immuables qui régissent les changeantes apparences de la nature n’ont ici
un souverain empire. Aveugle qui ne se rend pas à l’évidence de la puissance
cachée, intérieure et divine, qui élève si haut une nature épurée et plus libre
au-dessus de la matière serve, cristal de la réalité.
André SuarèsVoyage du condottiere, Sienne la bien aimée
Images : Francesco, giullare di Dio, de Roberto Rossellini
Les historiens sceptiques ont beau jeu pour récuser ce qu’on
appelle l’élément onirique des biographies traditionnelles, car, demandent-ils,
où est la preuve que tout cela n’a pas été inventé après-coup ?
Ce serait
singulièrement méconnaître la psychologie de l’homme du Moyen Âge qui agissait
si souvent par prémonition et voyait dans le rêve un moyen choisi par Dieu pour
communiquer avec lui et parfois lui signifier sa volonté. Il en allait de même
des visions. Intellectuelles sans doute, mais se présentant avec une précision
telle que l’homme avait la certitude de voir une image extérieure à lui-même. À
ses yeux, l’illusion n’était pas possible et l’action suivait, tout
raisonnement écarté. La psychanalyse n’existait pas pour déranger ce système d’idées
forces venues d’un autre monde. Pour l’humanité de ces temps lointains, le
sommeil offrait une source d’énergie spirituelle et même de révélations d’ordre
mystique. Avons-nous tous beaucoup changé sur ce point ?
Les explorations
scientifiques dans les profondeurs du cerveau de l’homme endormi nous livrent
des constatations intéressantes sur les intermittences du rêve. On peut priver
un homme de ses rêves en le réveillant à l’instant où le songe commence, mais,
au bout d’un certain nombre de nuits sans rêves, il mourra. Nous avons besoin
de nos rêves pour vivre. Cette vérité magnifique est une découverte de notre
temps, mais elle laisse entier le secret de cette vie étrange où l’âme se meut
pendant près d’un tiers de notre expérience terrestre. Ayant accompli leur
rôle, les rêves s’effacent. Ceux qui restent gardent parfois une apparence de
réalité hallucinatoire. L’homme du Moyen Âge n’en faisait pas mystère et se
laissait diriger par eux lorsqu’il les croyait venus d’en haut, mais, pour
nous, cette imagerie un peu fantomatique est comme une série de souvenirs d’un
voyage fait par un irresponsable et nous récusons le témoignage d’un voyageur
que ne guide pas la déesse Raison. Il n’en reste pas moins vrai que cette
fantasmagorie vitale prend sa place dans notre destinée.
Le rêveur des douzième
et treizième siècles, plus près que nous d’un monde instinctif, savait
peut-être mieux que nous le croyons faire la part du charnel et du spirituel
dans ces confrontations nocturnes de lui-même avec lui-même. Des exemples que
nous tenons encore pour historiques lui étaient fournis avec surabondance par
des textes de l’Ecriture. Le songe de Jacob qui vit des anges montant et
descendant sur une échelle qui atteignait le ciel, celui de Pharaon qui rêva de
vaches grasses suivies de vaches maigres et que Joseph élucida. Ces songes
révélateurs font irruption dans la nuit de l’Histoire, et cela jusque dans les
Temps modernes. Il est intéressant de savoir que, la veille de sa mort
tragique, le président Lincoln fit à une réunion de ses ministres le récit du
rêve qu’il avait eu la nuit précédente, se voyant dans une barque qui l’emportait
en haute mer « sans rames, sans gouvernail, sur un océan sans limites. Je n’ai
aucun secours. Je vais à la dérive, à la dérive, à la dérive ! » Et il conclut : « Mais,
messieurs, cela n’a rien à voir avec notre travail, voyons les affaires du
jour. » Cinq heures plus tard, il mourait au théâtre du coup de revolver d’un
fanatique.
Entre Innocent III et François d’Assise, l’échange se passe de vision à vision, l’une répondant à l’autre, comme des bateaux qui se croisent,
la nuit, en pleine mer.
Julien GreenFrère François Editions du Seuil, 1983
Images : en haut et au centre : Giotto, Il Sogno di Innocenzo III (dettagli) (Basilica di Assisi)
Ce poème dédié à François d'Assise a été écrit par Giosuè Carducci en souvenir d'un séjour en Ombrie, sur les lieux franciscains (ici la basilique de Sainte-Marie-des-Anges, construite à l'endroit où mourut saint François), en juillet 1877. Les deux derniers vers sont évidemment une citation littérale du Cantique des créatures (connu aussi en italien sous le titre Cantico di Frate Sole). Le poème est extrait du recueil Rime nuove :
"Depuis mon enfance, aux jours lointains de la rue de Passy où nous habitions, j'entendais parfois prononcer son nom avec cette tendresse qui l'accompagne toujours. Ma mère surtout, toute protestante qu'elle fût, lui vouait une affection qui me faisait croire qu'elle l'avait connu. Il était et reste encore l'homme qui passe au-dessus de nos tristes barrières théologiques. Il est à tout le monde, comme l'amour qui nous est sans cesse offert. On ne pouvait le voir sans l'aimer, disait-on de lui de son temps, et cet amour n'a jamais bougé."
Julien Green Frère François
Angelo Branduardi canta L'infinitamente piccolo (L'infiniment petit) :
Intra Tupino e l'acque che discende del colle eletto dal beato Ubaldo, fertile costa d'alto monte pende, onde Perugia sente freddo e caldo da Porta Sole ; e di rietro le piange per grave giogo Nocera con Gualdo. Di questa costa, là dov'ella frange più sua rattezza, nacque al mondo un sole, come fa questo talvolta di Gange.
Ma perch'io non proceda troppo chiuso, Francesco e Povertà per questi amanti prendi oramai nel mio parlar diffuso. La lor concordia e i lor lieti sembianti, amore e maraviglia e dolce sguardo facieno esser cagion di pensier santi ; tanto che'l venerabile Bernardo si scalzò prima, e dietro a tanta pace corse e, correndo, li parve esser tardo.
Né li gravò viltà di cuor le ciglia per esser fi' di Pietro Bernardone, né per parer dispetto a maraviglia ; ma regalmente sua dura intenzione ad Innocenzio aperse, e da lui ebbe primo sigillo a sua religione. Poi che la gente poverella crebbe dietro a costui, la cui mirabil vita maglio in gloria del ciel si canterebbe...
E poi che, per la sete del martiro, ne la presenza del Soldan superba predicò Cristo e li altri che'l seguiro, nel crudo sasso intra Tevero e Arno da Cristo prese l'ultimo sigillo...
Quando a colui ch'a tanto ben sortillo piacque di trarlo suso a la mercede ch'el meritò nel suo farsi pusillo, a frati suoi, sì com'a giuste rede, raccomandò la donna sua più cara, e comandò che l'amassero a fede ; e del suo grembo l'anima pleclara mover si volle, tornando al suo regno, e al suo corpo non volle altra bara.
Entre le Tupino et l'eau qui descend du puy élu par le bienheureux Hubald, un haut mont forme une côte fertile, d'où Pérouse sent le froid et le chaud par la Porte au Soleil ; et derrière pleurent sous un rude joug Nocera et Gualdo. De cette côte, à l'endroit où s'adoucit sa raideur, au monde naquit un soleil comme celui-ci parfois sur le Gange.
Mais pour ne pas poursuivre en étant obscur, je dis ces amants François et Pauvreté, ainsi qu'il faut l'entendre en mes discours. Leur harmonie et leur joyeuse guise faisaient que merveille, amour et doux regards devenaient la source de saintes pensées ; tant que d'abord le vénérable Bernard se déchaussa, pour courir derrière telle paix : et courant, il crut être en retard.
Et lâcheté de cœur ne lui fit pas baisser les cils, né d'un Pier Bernardone et paraissant méprisable hors de mesure ; mais royalement, de sa dure intention il s'ouvrit à Innocent et en obtint le premier sceau pour sa congrégation. Puis, quand se fut accrue la pauvre gent derrière celui dont l'admirable vie serait mieux chantée en la gloire du ciel...
Après que, mû par la soif du martyre, en l'orgueilleuse présence du Sultan il eût prêché Christ et ceux qui le suivirent, sur l'âpre roc entre Tibre et Arno lui fut accordé le dernier sceau du Christ...
Quand, à qui l'avait élu pour un tel bien il plut de l'appeler à la récompense qu'il mérita en se faisant chétif, aux frères siens, comme à de justes hoirs, il recommanda sa dame la plus chère et fidèlement de l'aimer commanda ; en s'élevant de son sein, l'âme éclatante voulut partir et rejoindre son royaume sans vouloir que son corps n'eût d'autre bière.
(Extraits du onzième chant du Paradis de Dante, traduction : Jean-Charles Vegliante)