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lundi 6 juin 2016

La Torre di Vicenza (La Tour de Vicence)



Per Vincenzo





[1939] À Vicence, De Pisis loge au vieil hôtel Cavalletto, où il invite son ami Raimondi à le rejoindre, «à deux pas de l'admirable Basilique de Palladio». Il prend ses repas dans les trattorie voisines de la Piazza delle Erbe, profitant de la douceur retrouvée d'une province joyeuse et volubile. Quand il est à table, son regard est toujours aussi mobile, mais les choses qui l'enchantent restent les mêmes. Sur une table à moitié blanche et à moitié verte, il y a un vase en verre avec quelques fleurs fanées. Un œillet rouge vif à la longue tige vibre dans l'air comme s'il était saisi d'un tic nerveux, un bouquet d'asters blancs, comme de petites étoiles venues d'un monde irréel... Le maestro pense aux traits qu'il aurait pu esquisser sur une feuille blanche pour fixer un peu – «oh, rien qu'un tout petit peu, je le savais bien!» – de la grâce, de la mélancolie de ces fleurs.

Nico Naldini  De Pisis, vita solitaria di un poeta pittore, Ed. Einaudi, 1991 (Traduction personnelle)



La Torre di Vicenza

In un ora di dubbio
e tèdio amaro
mi sei comparsa in un ciel clemente
rossa, rosea torre
leggera consolatrice,
miracoloso equilibrio !
e il cuor mi ha detto :
«Vedi questo bel cumulo di pietre
ha sfidato bufere
e tu le fiere lotte vincerai».
Anche la mia vita
contro la perfidia umana
ha bisogno d'incanto
e come su un precipizio io cammino.
Bella, pura, leggera
rossa, rosea torre,
tu mi sorridi da cieli sognati
e il cuor ti manda un saluto
tra lacrime e canto.

Filippo De Pisis  Poesie, Ed. Garzanti 



 



La Tour de Vicence

Dans un moment de doute
et d'ennui amer
tu m'es apparue dans un ciel clément
rouge, rose tour
légère consolatrice,
miraculeux équilibre !
et mon cœur m'a dit :
«Regarde ce bel ensemble de pierres
il a bravé les tempêtes
et toi, dans les terribles combats, tu vaincras».
Ma vie aussi
contre la perfidie des hommes
a besoin d'enchantement
et comme au bord d'un précipice, j’avance.
Belle, pure, légère
rouge, rose tour,
tu me souris du haut de ciels rêvés
et mon cœur te salue
entre les larmes et le chant.

(Traduction personnelle)



 




Images : en haut et au centre, Andra Moclinda-Bucuta (Site Flickr)

en bas : Site Flickr

lundi 4 novembre 2013

« J'entre en Italie. »




J’entre en Italie. Terre faite à mon âme, je reconnais un à un les signes de son approche. Ce sont les premières maisons aux tuiles écailleuses, les premières vignes plaquées contre un mur que le sulfatage a bleui. Ce sont les premiers linges tendus dans les cours, le désordre des choses, le débraillé des hommes. Et le premier cyprès (si grêle et pourtant si droit), le premier olivier, le figuier poussiéreux. Places pleines d’ombres des petites villes italiennes, heures de midi où les pigeons cherchent un abri, lenteur et paresse, l’âme y use ses révoltes. La passion chemine par degrés vers les larmes. Et puis, voici Vicence. Ici, les journées tournent sur elles-mêmes, depuis l’éveil du jour gonflé du cri des poules jusqu’à ce soir sans égal, doucereux et tendre, soyeux derrière les cyprès et mesuré longuement par le chant des cigales. Ce silence intérieur qui m’accompagne, il naît de la course lente qui mène la journée à cette autre journée. Qu’ai-je à souhaiter d’autre que cette chambre ouverte sur la plaine, avec ses meubles antiques et ses dentelles au crochet. J’ai tout le ciel sur la face et ce tournoiement des journées, il me semble que je pourrais le suivre sans cesse, immobile, tournoyant avec elles. Je respire le seul bonheur dont je sois capable – une conscience attentive et amicale. Je me promène tout le jour : de la colline, je descends vers Vicence ou bien je vais plus avant dans la campagne. Chaque être rencontré, chaque odeur de cette rue, tout m’est prétexte pour aimer sans mesure. Des jeunes femmes qui surveillent une colonie de vacances, la trompette des marchands de glaces (leur voiture, c’est une gondole montée sur roues et munie de brancards), les étalages de fruits, pastèques rouges aux graines noires, raisins translucides et gluants – autant d’appuis pour qui ne sait plus être seul (1). Mais la flûte aigre et tendre des cigales, le parfum d’eaux et d’étoiles qu’on rencontre dans les nuits de septembre, les chemins odorants parmi les lentisques et les roseaux, autant de signes d’amour pour qui est forcé d’être seul (2) ; Ainsi, les journées passent. Après l’éblouissement des heures pleines de soleil, le soir vient, dans le décor splendide que leur fait l’or du couchant et le noir des cyprès. Je marche alors sur la route, vers les cigales qui s’entendent de si loin. A mesure que j’avance, une à une, elles mettent leur chant en veilleuse, puis se taisent. J’avance d’un pas lent, oppressé par tant d’ardente beauté. Une à une, derrière moi, les cigales enflent leur voix puis chantent : un mystère dans ce ciel d’où tombent l’indifférence et la beauté. Et, dans la dernière lumière, je lis au fronton d’une villa : « In magnificentia naturae, resurgit spiritus. » C’est là qu’il faut s’arrêter. La première étoile déjà, puis trois lumières sur la colline d’en face, la nuit soudain tombée sans rien qui l’ait annoncée, un murmure et une brise dans les buissons derrière moi, la journée s’est enfuie, me laissant sa douceur.

(1) C'est-à-dire tout le monde.

(2) C'est-à-dire tout le monde.


Albert Camus L'envers et l'endroit, éditions Gallimard, 1958






Images
: en haut, Site Flickr

en bas, Andrea Mantia (Site Flickr)