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samedi 24 mars 2018

« Italia bella »




Ce texte d'Antonio Tabucchi a été publié en 1991, dans le numéro 26 de la revue Italienisch. Il a été repris en 2010 dans le recueil Viaggi e altri viaggi, paru aux éditions Feltrinelli.

« Va dans le jardin pour chercher un chou, dit sa mère à la jeune fille, on en a besoin pour la soupe. »
La jeune fille sortit de la chaumière en regardant autour d’elle avec circonspection. Elle n’aimait pas sortir de la maison au coucher du soleil. Les Allemands avaient occupé les étables et les granges du couvent et à cette heure-là, il y avait toujours le risque de tomber sur un soldat qui cherche à l’importuner. Au moment de leur retraite, les nazis avaient fait quelques prisonniers, des soldats russes et anglo-indiens qu’ils maintenaient prisonniers dans la réserve de blé. Devant la porte, se trouvait toujours une sentinelle armée d’une mitraillette et elle n’avait jamais vu les prisonniers. Pour aller au jardin, elle devait passer devant la réserve.
La jeune fille s’y dirigea à contrecœur en essayant de se donner du courage. Quand elle passa devant la sentinelle, elle lui dit bonsoir. L’Allemand marmonna quelque chose dans sa langue sans faire aucun mouvement. 
C’était un petit jardin que son père, le jardinier du couvent, entretenait avec amour. On y trouvait des choux, des épinards, des  salades et des pommes de terre. La jeune fille se dirigea vers la rangée des choux. C’étaient de grosses plantes sombres, de l’espèce des choux frisés. Elle parcourut la rangée des choux, ne sachant pas lequel choisir. Puis elle en aperçut un bien robuste, qui curieusement lui sembla plus haut que les autres. C’était ce qu’il lui fallait. Elle s’était muni d’un couteau pour le trancher, mais la tige était trop grosse, il était peut-être plus simple de l’arracher avec ses racines. 
Elle le saisit par les feuilles et tira, et à sa grande stupeur, le chou lui resta dans la main sans opposer la moindre résistance. La jeune fille regarda au sol et elle vit un trou d’un mètre de largeur, recouvert par une couche de roseaux et de feuilles. Elle déplaça les roseaux avec le pied et aperçut un homme. C’était un petit homme corpulent avec des traits mongols, qui la fixait avec des yeux écarquillés. Il portait un uniforme qu’elle ne connaissait pas et son visage était plein de terre. 




« Qu’est-ce que tu fais-là ? » lui demanda la jeune fille. Le mongol leva les bras comme s’il se trouvait devant un ennemi et dit « Italia bella ». Puis il sortit de la poche de sa veste un portefeuille et lui tendit une photographie. La jeune fille l’examina rapidement dans la lumière déclinante du crépuscule. Elle réussit à voir une grande tente de forme arrondie au milieu d’une plaine. Devant la tente, il y avait un homme, celui-là même qui se trouvait devant elle. À ses côtés se trouvait une femme coiffée d’un étrange chapeau qui lui recouvrait les oreilles, et puis, par ordre décroissant de taille, quatre enfants. C’était une photo de famille
Le soldat porta une main à sa gorge comme s’il voulait s’étrangler et se mit à sangloter. Il pleurait en silence et ses larmes dessinaient des sillons clairs sur son visage recouvert de terre. « Qu’est-ce que tu fais, tu pleures ? », dit la jeune fille, « Ne pleure pas, je t’en prie, ne pleure pas, sinon je vais pleurer aussi ». 
Le soldat frotta ses mains sur son ventre. Puis il ouvrit la bouche en y introduisant sa main. « Italia bella », dit-il avec un air plaintif. « Mon Dieu, mais c’est tout ce que tu sais dire ? » s’exclama la jeune fille. Le soldat frappa de nouveau son ventre comme s’il battait sur un tambour. 
« J’ai compris, j’ai compris », dit la jeune fille, « tu as faim, mais ce soir, c’est impossible, essaie de tenir jusqu’à demain, je t’apporterai à manger demain soir, mais tu dois savoir une chose : si les Allemands te trouvent ici, ils te fusilleront, et ils me fusilleront aussi. Alors maintenant, bonsoir ! » 
« Italia bella » répéta le soldat. « Va te faire voir ailleurs ! » répliqua la jeune fille. Pendant plus d'un mois, tous les soirs, elle apporta au soldat du pain et de la soupe au chou. Jusqu’au moment où les Allemands, en se retirant vers le nord, abandonnèrent le couvent. Alors le soldat fut accueilli dans la maison et il y demeura jusqu’à l’arrivée des troupes alliées. 




Cette histoire est authentique. Elle m’a été racontée par Rita, une dame qui habite près de chez moi. Elle s’est déroulée dans un petit village de Toscane, dans les environs de Pise, pendant l’hiver 1944-1945.

Pendant très longtemps, Rita n’eut plus aucune nouvelle de ce soldat mongol. Dans les années soixante-dix, une lettre arriva pour elle au couvent, malgré l’adresse très approximative qui se trouvait sur l’enveloppe. À l’intérieur, il n’y avait qu’une photographie. Devant une tente, un homme et une femme âgés, et autour d’eux leurs enfants et petits-enfants. Rita eut du mal à reconnaître en ce vieil homme le soldat mongol. Derrière la photographie était écrit : « Italia bella ».  

Antonio Tabucchi  Dalle parti della Mongolia (in Viaggi e altri viaggi  Feltrinelli Editore, 2010)  Traduction personnelle 






Images : (1) Tommaso Marchioro  (Site Flickr)

(2) Lino Cannizzaro  (Site Flickr

samedi 31 décembre 2016

Scherzo di Capodanno (Une blague du Jour de l'an)




Pour terminer avec un sourire une année qui ne fut pas des plus joyeuses, je cite ici un exemple de blague du Jour de l'an typique de l'humour toscan, tel qu'on le retrouve par exemple dans la série des films de Monicelli Amici miei (Mes chers amis). Il s'agit d'un extrait d'une nouvelle de Marco Malvaldi qui, avec sa série du BarLume, exprime aussi parfaitement cette comicità toscane liée à la bischerata, c'est-à-dire à la farce souvent ravageuse et révélatrice des ridicules d'une époque, comme cette directive de l'Union Européenne, plus vraie que nature dans son bureaucratisme tatillon, qui est censée réglementer les réveillons du Jour de l'an :  




Deux ou trois ans auparavant, Massimo avait envoyé à tous les restaurateurs de la commune une fausse directive de la Communauté Européenne, intitulée "Normes européennes pour le Réveillon du Jour de l’an", dans laquelle étaient énumérées de façon pointilleuse et bureaucratique toutes les conditions qu’un repas servi le soir du 31 décembre devait remplir pour être considéré et promu comme "Réveillon du Jour de l’an", selon les normes européennes en vigueur. 




Le document, divisé en plusieurs articles, concernait les divers plats et les moments où ils devaient être servis (Art. 12 : «Les lentilles, obligatoirement de provenance européenne et de préférence issues de l’agriculture biologique, doivent être servies dans un plat de service apporté sur la table seulement au moment de la dégustation, et non pas déposées directement dans l’assiette de chacun des convives. Le plat de service en question, d’une dimension comprise entre 29 et 50 centimètres de diamètre, doit être impérativement apporté sur la table entre 23h00 et 23h30, et même quand tous les convives ont été servis, il ne doit pas être ramené en cuisine, mais doit demeurer sur la table jusqu’à 23h45.»). La durée et le déroulement des festivités faisaient également l’objet d’unes stricte réglementation (Art. 21 : «La formation d’une éventuelle farandole de convives, communément appelée petit train, ne peut avoir lieu qu’après minuit, après une demande d’autorisation auprès des autorités responsables de l’ordre public. Un tel petit train doit être obligatoirement conduit par un membre du personnel habilité détenteur d’un contrat de travail à temps indéterminé dans le local où se déroulent les festivités.»). D’autre part, certaines dispositions à caractère général étaient également stipulées (Art. 26 : «La nature des chansons reproduites, transmises ou exécutées sur place au cours de la soirée doit être conforme aux critères suivants : 50% de ces chansons doivent être l’œuvre d’auteurs ou de groupes ayant participé au moins une fois à une fête nationale, quelle que soit l’année de cette participation ; 25% de ces chansons doivent être l’œuvre d’auteurs ou de groupes appartenant à des minorités ethniques, religieuses ou culturelles ; et parmi ces 25%, au moins la moitié émanera d’auteurs ou de groupes officiellement homosexuels ; pour les 25% restants, il sera fait appel à des groupes appartenant au panorama culturel traditionnel — ou folk — de la Nation en question. Au moins la moitié des dites chansons devra être en langue anglaise.»). 

Beaucoup avaient immédiatement compris que cette directive était une blague ; hélas, "beaucoup" ne veut pas dire "tout le monde", ce qui signifie que certains l’avaient prise au sérieux, avec des conséquences plutôt grotesques.

Marco Malvaldi  L'esperienza fa la differenza (in Sei casi al BarLume, Sellerio editore, 2016) (Traduction personnelle)






Images : Site Flickr



lundi 2 mars 2015

Pise, la boudeuse




Agliano toujours, mercredi 11 août, midi. [...] Lundi soir nous fûmes à Pietrasanta, où la sculpture joue depuis des siècles un rôle considérable, non loin des carrières de Carrara. Sur la place principale se dressaient une vingtaine de sculptures de Folon. Je me suis intéressé davantage à une statue de Léopold de Toscane, l'ultime grand-duc, si je ne me trompe – un prince dont l'effigie n'est pas fréquente.

Madeleine proposait que nous prenions un verre sur cette place, qui n'est pas laide ; mais j'ai suggéré que nous roulions jusqu'à Pise, qui me semblait d'un tout autre intérêt pour Pierre, dont c'est le premier voyage en Italie.

Là-bas, malheureusement, la cathédrale était de pied en cap revêtue d'échafaudages, et la moitié du baptistère aussi. Les autorités veulent que ces monuments se présentent sous leur meilleur jour l'année prochaine, pour le jubilé. C'était la première fois que je voyais la tour penchée protégée de la chute par d'énormes câbles. Un vilain grillage, d'autre part, barrait à hauteur d'oeil, de l'avenue qui le longe, la totalité de l'ensemble monumental, sur sa pelouse. Et bien qu'il fût alors près de huit heures du soir, il y avait encore un monde fou, une foule bigarrée de touristes d'été. Bref, c'était un peu décevant.

Ce qui ne l'est pas, en revanche, c'est la place des Chevaliers, et surtout les quais de l'Arno, que nous avons longés dans la nuit qui venait. Ou peut-être sont-ils la déception même, au contraire – mais une déception faite grandeur et sagesse, art de vivre et beauté.

Le fleuve est si plat, à Pise, son cours est si lent, qu'on croirait toujours ces photographies du dix-neuvième siècle où les rivières ont l'air de parquets vernis, dans l'attente de bals improbables. Toutefois, l'humeur de Pise n'est pas au bal. Elle se tourne le dos à elle-même. On voit bien qu'elle n'aime pas ce qu'elle est devenue. Elle boude, comme lord Byron dans son palais, que signale une plaque que j'allai saluer en courant : c'est là qu'il écrivit six chants de son Don Juan, de l'automne 1821 à l'été 1822.

Dans une curieuse église octogonale, sur l'autre rive, Marie Mancini dort son dernier sommeil. Devenue princesse Colonna elle est morte à Pise en 1715, la même année que Louis XIV. Depuis longtemps sa vie n'était qu'errance, apparemment, et la misère même la guettait.

Après un agréable dîner au pied d'une tour, à l'enseigne du Campano (c'était la cloche qui appelait les étudiants à l'étude), nous avons découvert, dans la lumière des phares, et de nouveau sur la rive gauche, une merveilleuse église de style romano-pisan, étroite et blanche, si vieille qu'elle passe pour l'ancienne cathédrale, si j'en crois le Guide bleu, a posteriori consulté. C'est aussi lui qui me renseigne sur Marie Mancini. Mais pour aimer à Pise les quais de l'Arno la nuit, je n'ai besoin de personne.

Renaud Camus Retour à Canossa, Journal 1999 éditions Fayard, 2002






Images : en haut, Orlando (Site Flickr)

en bas, Site Flickr

mercredi 7 mai 2014

Voir les anges (Vedere gli angeli)




Ce texte d'Antonio Tabucchi est paru pour la première fois en 1993, dans l'ouvrage collectif Feltrinelli per Firenze, et repris en 2010 dans le recueil Viaggi e altri viaggi [Voyages et autres voyages]. Je le cite ici dans une traduction personnelle :

Quand j’étais enfant, j’avais un oncle qui m’emmenait à Florence. Je garde de lui un très beau souvenir. C’était un jeune homme joyeux et curieux, il aimait l’art et la littérature et écrivait en secret des comédies. Il avait décidé qu’il devait donner une éducation esthétique à ses neveux, et il se trouve que j’étais son unique neveu.

Nous venions de la campagne autour de Pise, et en ce temps-là, aller à Florence était un vrai voyage. On se levait à l’aube, on prenait un vieil autobus qui nous conduisait jusqu’à Pise et là, on attendait le train pour Florence. Je me souviens encore de ces matinées de voyage, le café au lait que l’on buvait dans la cuisine avec la lumière allumée, parce que l’hiver il faisait encore nuit, le sandwich que l’on mangeait dans le train, les choses que mon oncle me racontait pendant que le paysage défilait derrière la fenêtre du compartiment. 

Il prononçait des noms qui pour moi étaient magiques, il me parlait des choses que nous allions voir pendant cette journée. Et il disait: Beato Angelico, Giotto, Caravaggio, Paolo Uccello. Tout en mangeant mon sandwich, je pensais à ce Beato qui peignait des anges et qui avait décoré de fresques les cellules du couvent pour le bonheur de ses confrères. Giotto, c’était aussi la marque de mes crayons, et j’allais enfin voir l’O de Giotto, qui était la chose la plus parfaite au monde.





Et puis l’on arrivait à Florence, et nous nous promenions dans la ville à pied. Je regardais les immenses plafonds des Offices, ces toiles mystérieuses, ces tableaux impressionnants. En donnant la main à mon oncle, je parcourais le corridor de Vasari. Il me disait que c’était un lieu sacré. Ensuite, nous allions via Ghibellina, dans une vieille trattoria. Et mon oncle me demandait si je voulais goûter les tripes. En sortant, nous prenions la direction de San Marco, pour aller voir le Beato. Je me disais que Bienheureux (1), il l’était certainement, lui qui voyait les anges. Pour ma part, je n’avais même pas réussi à apercevoir mon ange gardien ; et pourtant, le soir, avant de me coucher, je me retournais rapidement pour essayer de le surprendre, ou je me regardais de dos dans un miroir. Je demandais à mon oncle s’il y avait un moyen de voir les anges. Et il me répondait qu’il fallait savoir tenir un pinceau pour voir les anges. Quelle phrase mystérieuse ! Je ne cessais d'y penser, tandis que je parcourais les cellules du couvent de San Marco. 

(1) "Beato" signifie aussi "bienheureux".

Antonio Tabucchi  Viaggi e altri viaggi  Feltrinelli Editore, 2010 (Traduction personnelle)






 Images : en haut, Fra Angelico  L'Annonciation, couvent de San Marco, Florence (1442-1443)

en bas, Fra Angelico  Annonciation, couvent de San Marco, cellule 3, Florence (1438)

au centre, 1 et 2 : Patrick Castelli  (Site Flickr)



dimanche 18 mars 2012

All'Arno




"...e cento miglia di corso nol sazia." 







Sulla sponda che frena il tuo pallore
cercando nel tuo passo profondo
la forza che ti fa sempre discendere
noi sentivamo tremare in cuore
la nostra purezza, senza credervi
più, come un povero velato da un sogno
sorride di quella sfuggente carezza.

da La Barca (1935) di Mario Luzi


À l'Arno



Sur la rive qui freine ta pâleur
cherchant dans ton profond passage
la force qui toujours te fait descendre,
nous sentions trembler au cœur
notre pureté, sans plus y croire,
comme un pauvre qu'un songe voile
sourit de cette fuyante caresse.



 


Images : en haut, Guillaume (Site Flickr)

en bas,  Site Flickr