Un deuxième (et dernier) extrait de Nel più bel sogno, le roman de Marco Vichi. Ici, le commissaire Bordelli assiste en 1968 au Moulin Rouge, un local situé au fond du célèbre parc des Cascine de Florence, à un concert de Don Backy, un chanteur très en vogue dans les années soixante et même un peu au-delà. Il est accompagné par sa vieille amie Rose, ex-prostituée et l'un des personnages "récurrents" les plus sympathiques de la série des aventures de Bordelli. Il est question dans ce passage de Canzone, le grand tube de Don Backy dont les premières paroles sont reprises dans le titre de l'ouvrage : Nel più bel sogno [Dans le plus beau des rêves]. L'avantage d'Internet est que l'on peut faire également entendre la chanson au milieu du texte, ce qui ajoute certainement à l'émotion et à la nostalgie que suscitent ce passage chez le lecteur :
Après une heure de musique Don Backy annonça le dernier morceau, What'd I Say, un rythm and blues de Ray Charles, et le groupe se déchaîna comme il faut. Le final se déroulait dans une sorte de dialogue complice entre Don Backy et le public :
Eeee... Eeee...
Oooo... Oooo...
Eeee... Eeee...
Ooo...
Ooo...
Tell me what'd I say...
Tell me what'd I say...
Bordelli aurait voulu se lancer dans la mêlée sur la piste de danse, mais le démon de la vieillesse le retenait par les oreilles. A l'inverse, Rose ne laissa pas passer l'occasion, elle alla sous la scène et se mit à bouger ses très expertes hanches devant Don Backy qui lui souriait, ce qui la mettait dans un état second. La chanson semblait ne vouloir jamais finir, pour le plaisir de tout le public, et après un long roulement de batterie arriva l'explosion finale. Don Backy et les membres de son groupe répondirent au délire d'applaudissements avec des saluts, et ils disparurent derrière une porte. Mais le public n'était pas d'accord, et une forêt de sifflets se leva pour exiger un bis.
« Il n'a pas chanté ma préférée » protesta Rose, comme une enfant qui n'a pas reçu pour Noël le jouet qu'elle avait demandé à l'Enfant Jésus.
« Alors je dois l'arrêter » dit Bordelli, en croisant ses poignets.
« Oh oui ! Comme ça, je le ramène à la maison ! »
« Et qu'est-ce que tu en ferais ? »
« Ne me le fais pas dire... »
« Il n'est pas trop jeune pour toi ? »
« Et c'est toi qui dis ça ? » dit Rose, en levant sa coupe pour se faire resservir du champagne. Bordelli ne pouvait pas répliquer, et il fit semblant de ne pas avoir entendu. Mais qu'y pouvait-il si la femme qu'il désirait le plus au monde avait trente ans de moins que lui ?
Les applaudissements ne furent pas vains. Dans la fumée des cigarettes apparut de nouveau Don Backy, tout seul, déchaînant de nouveaux applaudissements nourris. On entendit une base enregistrée de violons mélancoliques, et Rose posa sa main sur son cœur... Les violons se turent en laissant place à un piano...
Nel più bel sogno ci sei solamente tuuu... [Dans le plus beau des rêves, il n'y a que toi...]
Le silence se fit dans toute la salle. Sei come un'ombra che non tornerà mai piùùù... [Tu es comme une ombre qui ne reviendra jamais plus...]
Dans l'obscurité on voyait briller des dizaines d'yeux, et les jeunes filles les plus effrontées étaient les plus émues de toutes. Rose la connaissait par cœur, et elle la murmurait du bout des lèvres en essuyant de temps en temps une larme avec ses doigts.
Bordelli suivait la mélodie et les paroles comme s'il avait lui-même écrit cette chanson. Combien de temps lui faudrait-il pour se remettre de cette soirée ? Il ne s'aperçut qu'à cet instant qu'il n'avait pas encore fumé la première cigarette de la journée, et il en profita pour en allumer une... Encore qu'avec toute cette fumée, c'est comme s'il en avait déjà fumé plusieurs.
Cette chanson pénétrait dans son âme à force d'émotions, en l'obligeant à penser à Eléonore, à désirer la serrer dans ses bras. La foule dans la salle était immobile, tous les regards étaient braqués sur ce garçon maigre à la voix dramatique et au visage de voyou sympathique, capable de t'arracher les tripes avec ses chansonnettes. Il n'était pas facile de comprendre pourquoi ce morceau était si beau, c'était même impossible. C'était comme ça et voilà tout...
Quand la dernière note s'évanouit dans le néant, tout le public se mit debout en frappant des mains, même les plus jeunes, même les jeunes filles effrontées. Don Backy esquissa un salut, envoya des baisers aux femmes et disparut. Les projecteurs braqués sur la scène s'éteignirent et les lumières plus douces de la salle s'allumèrent. Il y eut une tentative de révolte, pour demander encore un bis, mais hélas le concert était terminé, et peu à peu les applaudissements se transformèrent en bavardages, en éclats de rire et en commentaires enthousiastes.
Marco VichiNel più bel sogno Guanda Editore, 2017 (Traduction personnelle)
Un extrait de Nel più bel sogno [Dans le plus beau des rêves] le dernier ouvrage de la série consacré au commissaire Bordelli, dont Marco Vichi nous conte régulièrement les aventures dans la Florence des années soixante, et que l'on aime davantage pour son sens de la digression et de la flânerie narrative que pour la rigueur de ses enquêtes. Ici, il réfléchit à la nature ambivalente du caractère florentin, sur les marches de la magnifique basilique de San Miniato al Monte :
Il monta jusqu'à la basilique de San Miniato, son église préférée, qu'il avait vue juste avant depuis les fenêtres du palais de la Bourse. Il demeura longtemps appuyé au muret devant la façade, observant ces marbres ornés de figures géométriques et en même temps si émouvants. Puis il se retourna pour regarder Florence, la belle et cruelle Florence, capable d'engendrer de grands esprits et une sinistre ignorance. Il aimait la belle ironie florentine, qui riait de tout, y compris d'elle-même et de ses propres souffrances. La féroce ironie frondeuse qui ne courbait jamais la tête devant rien ni personne. Pendant la présence de Napoléon, les Florentins appelaient les Français « i nuvoloni » (« les gros nuages »), en raison de leurs proclamations qui commençaient par Nous voulons... Et quand en 1870 Victor-Emmanuel II, après un séjour de cinq ans à Florence, capitale provisoire du Royaume, s'en alla finalement dans la Rome si convoitée, les Florentins inventèrent une comptine, qu'ils placardèrent sur les murs de la ville :
Turin pleure quand le monarque s'en va.
Rome exulte quand le monarque arrive.
Mais Florence, ville-berceau de l'art,
se moque de son arrivée comme de son départ.
Toutefois, Florence avait aussi une autre âme, sinistre, lâche, flagorneuse, peureuse, méfiante, capable de sourire à celui qu'elle s'apprête à poignarder dans le dos, et qui n'hésitait pas à démolir en groupe une personne sans défense à coups de répliques vulgaires. C'était peut-être dans cette contradiction que résidait la fascination exercée par cette ville ? La belle ironie et la lâcheté entremêlées ? Quoi qu'il en soit, il n'était pas facile de grandir à Florence, sous les coups d'épée des paroles tranchantes. mais c'était au moins un entraînement à l'auto-défense, ce qui pouvait toujours être utile dans la vie.
Marco VichiNel più bel sogno Guanda Editore, 2017 (Traduction personnelle)
Mardi 9 juin [1987], 9 heures et demie. Ce fut d’abord, plus tôt, une illumination sur l’autoroute, comme j’entrais en Toscane, samedi soir : beau soir de juin sur les campagnes blondes, lumière qui s’allonge sur les champs de coquelicots, belles fermes et beaux villages sur les collines. Voici les inévitables, Bourget quand il s’aggrave de Debussy : Lorsqu’au soleil couchant les rivières sont roses / Et qu’un pâle rayon court sur les champs de blés / Un conseil d’être heureux semble sortir des choses / Et monter vers les cœurs troublés...
Entrée dans la ville : un bonheur de conducteur, c’est l’intimité maline avec le réseau des sens interdits. Pour décourager les étrangers, celui de Florence est particulièrement retors. Il a pour principe de vous renvoyer sans cesse hors les murs. Mais je m’en joue comme d’une vieille connaissance machiavélique, dont tous les tours les plus perfides vous sont de longue date familiers, et je peux arriver jusqu’à deux pas de la Seigneurie sans cesser un instant de chantonner : Un conseil de goûter le charme d’être au monde / Cependant qu’on est jeune et que le soir est beau... Je dîne au Cavallino, lisant Vittorini entre les plats. Quel plaisir de rêver à Piazza Armerina en face du Palais Vieux ! Mais, c’est avec la statue équestre de Cosme Ier que j'ai les meilleures relations, sans que je puisse bien démêler si mon commerce le plus heureux est avec le cheval ou avec le grand-duc lui-même. Les statues équestres sont toujours de hauts lieux de l’esprit, surtout quand elles se détachent sur le ciel, comme celle d’Henri IV au Pont-Neuf, ou qu’on mange des tortellins à la panne contre leur socle. Vittorini, lui, déraille un peu, cependant. Comment se fait-il que les grands discours, et les propos les plus discrets, même, les plus poétiques et distanciés, sur la solidarité humaine et la grande communauté des humbles dans la souffrance, ne sont, littérairement, plus supportables ? Ou bien si ce n’est que pour moi, par l’effet de mon insigne sécheresse de cœur ? Heureusement, Shakespeare s’obstine entre les pages jusqu’à la fin, dans Conversation en Sicile. Le père cheminot donnait à lui tout seul des représentations dans les salles d’attente des gares de montagne. Et le cavalier des statues équestres, c’est toujours un peu le vieil Hamlet, doublé du Commandeur. Allons, tout se tient. Une demi-bouteille de chianti doit y être un peu pour quelque chose. La symbolique du vin tient d’ailleurs un rôle très important, dans le livre. Ce soir, c’était mon habituel rosé Antinori. Il m’en faut peu.
Claude Michel Cluny a vingt-six ans quand il consigne dans son journal intime ces quelques notes laconiques mais vibrantes d’enthousiasme et de ferveur à propos de sa découverte de l'Italie, via la Corse. Elles ne seront publiées que près de cinquante ans plus tard, en 2002, dans le premier volume de son journal littéraire, Le Silence de Delphes (dix tomes déjà publiés aux éditions de la Différence) :
– Juillet. [1956]– Avons embarqué à Marseille, des amis et moi, pour la Corse. Il fait si beau que j'abandonne ma cabine pour passer la nuit sur le pont, dans une chaise longue. Bastia. L'or des pierres. Et trois vieilles femmes séchant comme des aubergines sur les marches de l'église.
– L'ébauche d'un bateau sur son berceau : naissance de l'harmonie.
– J'embarque, seul, à Bastia pour Livourne : enfin l'Italie !
26 août, Arezzo. – Ce n'est pas « le rêve de Constantin » qui nous intéresse, c'est celui du peintre. L'art s'est libéré des lois qui ne sont pas les siennes. Notre passion va au génie des peintres, pas au monde qu'ils sont censés avoir eu (?) sous les yeux. Diderot juge Greuze par le sentiment, il ne l'apprécie que pour son rendu – le mot dans sa justesse est affreux – de l'anecdote.
– 7 septembre, Fiesole. – Une telle harmonie partout (sauf les hurlements de la radio dans les rues, les klaxons, les Vespas...), qu'on s'attend à voir les anges peigner leurs ailes entre les cyprès. Et combien de jeunes Toscans pourraient sortir de l’atelier de Cellini, ou de son lit !
Benozzo Gozzoli peignait le cortège des Rois mages à la lumière des bougies, comme Van Gogh peindra les étoiles. Mais comment La Tour travaillait-il ?
– Sans date. – Parti de Florence la mort et la beauté dans l'âme. Milan, Musée de la Brera d'abord. La cathédrale, énorme vaisseau échoué sous une forêt d'agrès, de haubans gothiques ! Sur le toit, les Italiens, qui ne perdent jamais l'occasion de faire de l'argent, ne vendant pas des cierges mais du Coca-Cola ; c'est la buvette du ciel ?
Je repars pour Orly en Vickers Viscount. Nous avons un peu d'avance sur l'horaire et le commandant de bord nous offre un tour du massif du Mont Blanc spectaculaire.
Claude Michel ClunyLe Silence de Delphes Journal littéraire 1948-1962 Editions de la Différence, 2002
Je cite ici un extrait de l'ouvrage de Francesco M. Cataluccio, plaisamment intitulé L'ambaradan delle quisquiglie (que l'on peut traduire approximativement par Le grand bazar des bagatelles) ; il s'agit d'un abécédaire qui permet à l'auteur de réunir, en une suite d'articles classés par ordre alphabétique, des réflexions, des récits, des souvenirs, apparemment indépendants les uns des autres, mais souvent liés par de mystérieuses correspondances. Plusieurs de ces textes se réfèrent à la culture de l'Europe centrale, dont Cataluccio est un spécialiste (il a notamment participé à l'édition italienne des œuvres de Gombrowicz et de Bruno Schulz) ; l'auteur qu'il cite le plus souvent ici est Milan Kundera, dont il explore de nombreux thèmes (le kitsch, la plaisanterie, la nostalgie, l'immaturité, l'oubli...). L'extrait ci-dessous provient de l'article Inizio (Début) ; Cataluccio y raconte un douloureux souvenir d'enfance : une grave maladie (une sorte de leucémie) qui l'a frappé quelques jours avant Noël, alors qu'il était encore écolier.
J’avais
l’impression de renaître et de périr à chaque heure, dans une sorte de Noël
funèbre. Cette fête tant attendue s’éternisait dans les journées mélancoliques
de la fièvre qui jouait à cache-cache avec mon souffle court, entre mes côtes
désormais saillantes.
Quand la fièvre tombait, en une généreuse tentative pour adoucir l’ennui dans lequel me plongeait
cette grave maladie, on m’administrait des doses massives de musique. Le vieil
et puissant électrophone de mon père, transporté dans ma chambre, diffusait à
jet continu des morceaux de musique classique. Inévitablement, certaines de mes
inexplicables idiosyncrasies musicales datent de cette époque. Une fois,
certainement par mégarde, quelqu’un posa sur le plateau de l’appareil la
Première symphonie de Mahler. Quand s’élevèrent les notes du troisième
mouvement, cette sorte de grotesque marche funèbre, jouée sur la cadence
minaudière d’une chanson enfantine (Frère Jacques), ma mère poussa un hurlement
depuis le salon attenant et se précipita pour arrêter le disque, en le jetant
au sol comme un serpent venimeux. Mon père se mit en colère et ils commencèrent
à se disputer devant moi comme ils ne l’avaient jamais fait, en déversant sur
ce disque brisé toute la tension qu’ils avaient accumuléeen eux pendant toutes ces journées.
Une fois
l’urgence passée, c’est l’ennui qui s’installa. Je ne pouvais pas quitter mon
lit et je me sentais très faible. Je ressemblais, selon l’expression de ma
mère, à un fantôme éclairé par une chandelle. Ainsi, à quatre heures de
l’après-midi, mon père prit l’habitude de rentrer précipitamment à la maison
pour me lire Don Quichotte, comme s’il s’agissait d’un feuilleton à épisodes.
Ce fut probablement mon initiation à la littérature et à la vie. Ce qui pour
moi était le plus agréable, c’était de voir ce père sévère, beaucoup plus âgé
que mon exubérante mère, et toujours plongé dans ses livres et ses journaux,
consacrer la moitié de son après-midi à me lire un livre. C’était un lecteur
enthousiaste et passionné. Il aimait raconter et observer sur mon visage mes
réactions. On sentait que ses ancêtres siciliens s’étaient familiarisés, parmi les
marionnettes et les chariots, avec les histoires des anciens chevaliers. Il
prenait ouvertement le parti du chevalier de la Manche et il prêtait à Sancho
Panzaune voix aigrelette, franchement
antipathique. Il aimait Don Quichotte et s’identifiait à lui. Le retour à la
réalité était pour lui aussi une source de tristesse. Mon père me regardait
alors avec des yeux embués, comme il ne l’a jamais plus fait par la suite.
Jusqu’à la fin de sa vie, mon rapport avec lui a été gâché par la quête de ce
regard, doux et triste, évidemment unique. Je ne l’ai retrouvé que bien des
années plus tard, dans le tableau de Georges de la Tour Saint Joseph Charpentier ; le peintre l’a fixé pour l’éternité, pour nous tous, fils
étranges de pères qui, absorbés par leur travail et par la fatigue de vivre,
n’ont pas été capables de nous faire partager leurs sentiments.
C’est aussi
pour cette raison que Don Quichotte me redonna des forces.
L’année suivante,
peut être pour exorciser cette période, je glissai, parmi les santons en terre
cuite de la Crèche, un chevalier brandissant sa lance, du côté des
moulins et des petites maisons recouvertes de mousse, loin des Rois Mages avançant en cahotant sur leurs chameaux.
«Le vie di questi anni sono sempre
più oscure, nel ricordo : notturne, piovose o caldissime ; ed io e lui
accanto, muti, staccati o uniti col braccio, a trepidare di qualche voce
lontana, di un canto che si alzasse dalle siepi di un giardino o di un
fischio. (Ricordi, Ottone, le tre note modulate di Piazza Mentana che
poi riscoprimmo eguali alzarsi una notte in Piazza Santa Maria Novella
?). Non vi è dolcezza in questi ricordi, anche se fu il tempo della
nostra amicizia più delicata. I nostri spiriti si avvicinavano
probabilmente in nome del loro dolore, oltre ogni più consueta
comprensione.»
Piero Santi Diario (1943-1946)
Je cite ici un extrait du très beau livre que Piero Santi a consacré au peintre florentin Ottone Rosai (Ritratto di Rosai, [Portrait de Rosai]) ; il y évoque l'amitié de près de trente ans qui les a liés, depuis le début des années trente jusqu'à la mort du peintre en 1957. Le passage ci-dessous se situe dans les années 1933-1934, au moment où Rosai s'installe dans son atelier de la Via San Leonardo, une rue des hauteurs de Florence, dans les parages du Forte Belvedere, qu'il représentera très souvent dans ses toiles :
Giungemmo al
Ponte Vecchio e lo attraversammo. Rosai aveva cambiato studio ; abbandonato
quello di Via Villamagna, aveva scoperto una casetta rustica in una delle
strade di più rara bellezza, la via San Leonardo, sulla collina a sud imminente
sul centro cittadino. Scrive Rosai : «Tutto era pronto per l’inizio di
una nuova vita e di un nuovo lavoro. Infatti, le colline, le valli, le strade
di quassù non avevano più niente a che fare con le passate visioni dei caffè,
dei biliardi e delle cànove cittadine né c’era più niente in comune con Via
Toscanella, San Frediano, e il Pian di Ripoli. Le piante, gli uomini, il cielo
più aperto e avvicinato, l’accordo combinato tra campagna e città, questa
fusione perfetta tra archittetura e natura, l’equilibrato ondeggiare delle
colline nel cielo, la luce, il colore nel quale le forme s’involtano : tutto è
nuovo per me quanto la voglia di osservare e sperare che ho negli occhi e in
tutto il mio essere».
(...)
Alla fine giungemmo davanti allo studio. Rosai
trasse fuori dalla tasca posteriore dei pantaloni la chiave, la introdusse
nella serratura e dette molti giri. La porticina si aperse. Ottone entrò e
accese la luce. Di fronte le strette scale erano ripide. Ottone disse : «Sali».
Io salii mentre Ottone mi gridava, dal basso : «Accendi la luce, a destra».
Trovai l’interrutore sul muro rugoso.
Un grande paesaggio era sul
cavalletto : una strada in curva, una Via San Leonardo, rivista attraverso
la fantasia, meglio sarebbe dire inventata : altro che San Leonardo !
Osservavo il quadro e non provavo nessuna emozione. Rosai non era ancora
salito, lo udivo, di sotto, muover qualcosa, poi camminare ; infine silenzio ;
poi di nuovo qualche rumore minuto. Ed io guardai ancora il quadro, il grigio
del cielo illuminato da una pennellata bianca, il rosso cupo dei muri e il
cipresso panciuto che era poi un cipresso per modo di dire : era un
verde-azzurro, era un albero di Rosai o una colonna, che ne sapevo.
Cercavo le
parole che avrei dovuto dire quando Rosai fosse finalmente venuto di sopra.
Udii il suo passo pesante per le scale, poi lo vidi entrare con alcune tele
dipinte sotto il braccio. Ed ecco mi guardò : che sguardo era mai quello :
sembrava assente, vuoto, come dire ?, cieco, un poco lo sguardo di un bambino,
che non sai bene se ancora veda ; ma “sembrava”, perché, nella sostanza, come
imparai in séguito, quello sguardo era piuttosto cupo, quasi cattivo : e lo
aveva quando lo coglieva il timore che l’altro non capisse. Dopo l’oscurità
della strada e le confessioni che mi aveva fatte, quello sguardo mi apparve,
d’improvviso, soltanto ironico ; poi mi parve impudico (non saprei dire per
quale motivo) : le palpebre gli si strinsero sugli occhi diventati più piccoli,
grigiastri (a mo’ dei gatti) ; mi fissò senza dir niente ; era la sua povera
prova contro di me : chi ero ? che capivo della sua pittura ? non ero uno dei
tanti, presuntuoso e grullo, senza amore e senza generosità ?
Infine mi decisi
a parlare, traendo fuori dal groviglio indistinto dei sentimenti e delle parole
che giacevano in fondo alla gola, i più semplici : mi riuscì, e fu un bel fatto
! Presi ardire : acoltavo le mie parole correr via pulite e sincere,
diventavano sempre più oneste, sempre più chiare ; era un bel fatto davvero
esser riuscito a cavarmela rimanendo dentro i confini dell’onestà. Fui certo di
aver vinto la battaglia : non tanto per l’attenzione con la quale Ottone aveva
seguito le mie frasi, quanto per il fatto che ogni timore era scomparso dentro
di me. Ottone aveva lo sguardo umile, ora ; commosso : questo giovinastrello
letterato aveva capito qualcosa della sua ansia ! Stette per un poco zitto, poi
venne fuori l’elogio caloroso : «non ho mai udito nessuno che sia entrato
subito come te dentro quello che volevo esprimere, che abbia avvertito così
alla svelta i miei desideri e le mie ansie». Era commosso fino in fondo ; mi
accorsi di quanto fosse solo. Questa maledetta solitudine ti aggancia sempre
sul più bello o sul più brutto, come vuoi. Io stavo lì, abbastanza grullo : la
mia vittoria stava diventando troppo facile : che groviglio di sensazioni
mediocri mi assaliva ! E subito dopo mi tentò lo specchio d’acqua dove potevo
veder riflesso ciò che sentivo ; ero lì a riscaldare la mia gioia ; ma lo
spirito del bene ti gioca sempre qualche buffo scherzo, ed ecco che, guardando
ancora il quadro, mi accorsi che tutto quel che avevo detto era vero : il
quadro era bello sul serio, il cipresso era l’affermazione di una fede nella
natura, amato dopo che il pittore l’aveva sofferto fino in fondo nella distanza
da sé e magari nell’odio ; Rosai era grande, aveva riversato tutta la sua
commozione, la sua solitudine e la sua gelosia o la sua irritazione, in quei
colori : nelle pennellate violente ed estranee ad una grazia, nella linea con
la quale la strada tentava di raggiungere il cosidetto infinito, che non sai
che sia, che solo i poeti possono vedere, almeno così si dice da secoli, quello
dei sovrumani silenzi e della quiete profondissima.
Piero Santi Ritratto di Rosai Da Donato Editore, Bari, 1966
Nous arrivâmes au
Ponte Vecchio et nous le traversâmes. Rosai avait changé d’atelier ; il
avait abandonné celui de Via Villamagna et avait trouvé une petite maison
rustique dans une des plus belles rues de Florence, la Via San Leonardo, au
sud, sur la colline qui surplombe le centre de la ville. Rosai écrit à ce
propos : «Tout était prêt pour le commencement d’une nouvelle vie et d’un
nouveau travail. En effet, les collines, les vallées, les rues d’ici n’avaient
plus rien à voir avec les cafés, les billards, les estaminets citadins, et
elles n’avaient rien de commun avec la Via Toscanella, San Frediano ou Pian di Ripoli. La végétation, les hommes, le ciel plus ouvert et plus proche, l’accord
réalisé entre la campagne et la ville, cette fusion parfaite entre
l’architecture et la nature, le déploiement harmonieux des collines dans le
ciel, la lumière, les couleurs qui enveloppent les formes : tout est
nouveau pour moi, autant que l’envie d’observer et d’espérer que j’ai dans les
yeux et dans tout mon être.»
(...)
Nous arrivâmes enfin devant l’atelier. Rosai
sortit de l’une des poches de son pantalon la clé, l’introduisit dans la
serrure et donna plusieurs tours. La petite porte s’ouvrit. Ottone entra et
alluma la lumière. Je me trouvai devant un escalier raide. Ottone dit :
«Monte». Je montai tandis que, d’en bas, Ottone me criait : «Allume la lumière,
à droite». Je trouvai l’interrupteur sur le mur rugueux.
Sur le chevalet, il y
avait un grand paysage : une rue qui tournait, une Via San Leonardo, revue
par l’imagination du peintre, ou plutôt réinventée : bien autre chose que
la Via San Leonardo ! Je regardais le tableau sans éprouver aucune
émotion. Rosai n’était pas encore monté, je l’entendais, en bas, déplacer
quelque chose, puis marcher ; enfin, le silence ; puis de nouveau
quelques petits bruits. Et je regardai encore le tableau, le gris du ciel
illuminé par une touche de blanc, le rouge sombre des murs et le cyprès pansu
qui était autre chose qu’un cyprès : c’était un vert-azur,
c’était un arbre de Rosai ou une colonne, je n’en savais rien.
Je cherchais les
paroles qu’il me faudrait prononcer quand Rosai serait finalement monté à
l’étage. J’entendis son pas lourd dans l’escalier, puis je le vis entrer avec
quelques toiles sous le bras. Il me regarda : qu’y avait-il dans ce
regard ? Il semblait absent, vide, comment dire ?, aveugle, un peu le
regard d’un enfant, dont on n’est pas sûr qu’il voie déjà. Mais je dis bien
"semblait", parce qu’en réalité, comme je m’en aperçus par la suite, ce regard
était plutôt sombre, presque méchant : c’est celui qu’il avait quand
s’emparait de lui la crainte que l’autre ne comprenne pas. Après l’obscurité de
la rue et les confessions qu’il m’avait faites, ce regard me sembla, sur le
moment, seulement ironique ; puis il me parut impudique (je ne saurais pas
dire pourquoi) : les paupières recouvrirent les yeux devenus plus petits,
grisâtres (un peu comme ceux des chats) ; il me fixa sans rien dire ;
c’était une façon de me mettre au défi : qui étais-je ? qu’est-ce que
je pouvais bien comprendre à sa peinture ? n’étais-je pas moi aussi comme
tant d’autres, présomptueux et sot, sans amour et sans générosité ?
Je me
décidai enfin à parler, en extrayant de l’enchevêtrement confus de mots et de
sentiments qui se pressaient en moi, les plus simples : cela me réussit,
et ce fut un choix heureux ! Je pris de l’assurance : j’écoutais mes
paroles qui s’écoulaient, nettes et sincères, elles devenaient toujours plus
honnêtes, toujours plus claires ; j’étais vraiment heureux d’avoir réussi
à me tirer d’affaire en restant dans les limites de l’honnêteté. Je fus certain
d’avoir gagné la bataille : pas tellement à cause de l’attention avec
laquelle Ottone avait suivi mon discours, mais plutôt parce que je ne sentais
plus en moi aucune crainte. Ottone avait maintenant un regard humble ; il
était ému : ce petit jeune homme lettré avait compris quelque chose à son
angoisse ! Il resta un moment silencieux, puis se lança dans un éloge
chaleureux : «Avant toi, je n’ai jamais entendu personne qui ait
compris immédiatement ce que je voulais exprimer, qui ait perçu aussi
rapidement mes désirs et mes angoisses». Il était bouleversé ; je compris
à quel point il était seul. Cette maudite solitude qui s’empare toujours de nous
au meilleur moment, ou au pire, selon les cas. Je restai là, comme un
nigaud : ma victoire devenait trop facile ; j’étais assailli par un
amas confus de sensations médiocres ! Et aussitôt après, je fus attiré par
le miroir d’eau où je pouvais voir se refléter mes sentiments ; je me
complaisais à étaler ma joie ; mais l’esprit du bien nous joue toujours de drôles de tours, et voilà que, en regardant encore le tableau, je
m’aperçus que tout ce que j’avais dit était vrai : le tableau était
vraiment beau, le cyprès était l’affirmation d’une foi dans la nature, aimé
après que le peintre en ait épuisé la souffrance dans la distance de soi et
peut-être dans la haine ; Rosai était grand, il avait déversé toute son
émotion, sa solitude, sa jalousie ou son irritation dans ses couleurs :
dans les coups de pinceaux violents et étrangers à toute grâce, dans le tracé
avec lequel la route tentait de rejoindre ce que l'on appelle l'infini, dont onignore ce qu’il est, que seuls les poètes
peuvent voir, c’est au moins ce que l’on dit depuis des siècles, l’infini des
silences surhumains et de la paix la plus profonde.
"A Firenze, vendevano rose : certi giorni, tutta la città ne odorava, passeggiavo ogni sera alle Cascine e la domenica nei giardini di Boboli senza fiori."
Je cite ici un extrait du recueil de nouvelles de Piero Santi Amici per le vie (Amis le long des rues), publié en 1939 et réédité en 1976 dans un joli volume illustré par Renato Guttuso et Ernesto Treccani. L'ouvrage est paru aux éditions de L'Indiano, la galerie que Piero Santi tenait à Florence, 3, Piazza dell'Olio, tout près du Duomo, avec son ami Paolo Marini, mort le douze mars dernier. La nouvelle reprise ci-dessous s'intitule Il Parco (Le Parc) ; il s'agit d'une belle évocation d'une fin de journée d'été, et d'une nuit, dans le parc des Cascine, à Florence :
Antonio gli
strinse la mano e se ne andò. Il ragazzo rimase solo e sperduto. L’indomani
sarebbe andato via. Vide tutte le strade e tutti i paesi che avrebbe
traversato. In mezzo c’erano i monti. A poco a poco il pensiero gli si
annebbiò : alte mura di città azzurre sorgevano in mezzo alle nuvole e lui
camminava leggero. Si addormentò. Sopra, le siepi brillavano ancora al sole del
pomeriggio inoltrato e gli alberi si univano fitti contro il cielo troppo
puro ; si presentiva la fine dell’arsura. Biciclette passavano a
gruppi ; una ragazza insegnava al fratellino a muovere i primi passi, e il
fanciullo camminava tutto gonfio e scuro, guardando fissamente l’erba. Nella
grande vasca del piazzale i pesci si riposavano, fermi nel fondo, ristorati
appena dallo zampillo continuo. Ma la sera calava. Cominciarono ad alzarsi per
prime le donne, raccogliendo fagotti e bambini, poi qualche giovane, infine
qualche soldato che era venuto lì dalle caserne lontane. Qualcuno rimase seduto
sulle panchine. I fiori perdettero a poco a poco lo splendore dei loro colori e
le grandi aiuole rosse intorno alla vasca smuorirono lentamente, incupendo.
Millo si risvegliò. E vedendo il fiume già scuro non comprese lì per lì l’ora.
Poi si alzò incamminandosi verso il piazzale d’ingresso del parco : di
sera, la vita si svolgeva prevalentemente lassù, vicino al ponte. Il buio
calava sempre più fitto, il calore, ancora grande. Ma d’un tratto una brezza
fresca venne giù dai monti e scese a rinfrescare l’asfalto. Le cime degli
alberi cominciarono ad ondeggiare sotto l’alito rinvigorente, le foglie si
aprirono per bere l’inaspettata frescura ; e il fiume s’alleggerì
allargando un po’ lo spruzzo delle sue acque sulle rive. Millo aspirò il vento
e si passò una mano sul volto accaldato. Intanto il parco si popolava di ombre.
Il buio avvolgeva tutto, senza consolazioni pallide di luna. Nell’intrico delle
siepi l’oscurità era assoluta. Il ragazzo non provava ormai più il senso di
paura delle prime notti : ora conosceva quasi tutti i nascondigli, i viali
riposti, gli spiazzati più impensati ; e costituiva per lui un quotidiano
divertimento pensare in qual luogo avrebbe dormito. Ogni sera, quasi, cambiava.
Camminò per il viale centrale. Lumi di biciclette, indagatori e curiosi,
passavano piano accecati spesso dai fari delle automobili ed ogni tanto
qualche lume più piccolo, appena avvertibile, rivelava una sigaretta accesa.
Millo si sedé su una panchina, ma pensando che l’indomani si sarebbe dovuto svegliar
presto, pensò di andare a dormire. Scelse per quella notte l’ippodromo delle
corse al galoppo, dove aveva dormito, a volte con Antonio. Saltò la siepe che
circonda il grandissimo prato e in pochi istanti fu vicino ad una costruzione
in muratura dove erano addossate delle frasche. Si gettò su di esse dopo averle
un po’ accomodate.
Dal cielo cupo si riversava una dolorosa intimità sulla
terra. L’isola verde del parco viveva la sua vita notturna, ritmata dal vento
che muoveva le cime degli alberi più alti. Verso il mattino, i viali erano
vuoti e vuoti i prati e i piazzali. Ad un tratto una persona entrò nel viale
centrale : era Antonio. Scavalcò la siepe e fu nell’ippodromo. Dette une
scrollone a Millo. Il ragazzo aprì i suoi occhi chiari che risplendevano appena
sotto la luce leggerissima dell’alba. Il cielo andava schiarendosi. Sulle
piante, sulle foglie, sulle panchine si era posata la brina umida della notte.
Gli abiti di Millo erano bagnati.
– Andiamo, fece Antonio ; e la sua voce
parve a Millo rauca. Mentre a poco a poco le foglie riprendevano vigore e gli
animali sorgevano dai loro nidi e dalle loro buche, i ragazzi si incamminarono.
Nei viali c’era ancora una luce tepida. Millo strappò un ramo da una siepe di
biancospino e lo portò alla bocca. Nessuno parlò. Al rumore di un’automobile
che passava in fretta, in un’ora così insolita, nessuno dei due pensò a
voltarsi.
Piero SantiAmici per le vie, Galleria L'Indiano, Firenze, 1976 (prima edizione : Circoli, Roma, 1939)
Antonio lui serra la main et s’en alla. Le garçon resta seul et
désemparé. Le lendemain, il serait parti. Il vit toutes les routes et tous les
pays qu’il aurait traversés. Au milieu, il y avait les montagnes. Petit à
petit, ses pensées se brouillèrent : les hauts murs de villes bleues
surgissaient des nuages et il marchait d’un pas léger. Il s’endormit. Au dessus
de lui, les haies brillaient encore au soleil de l’après-midi bien avancée, et
les arbres se réunissaient en files serrées contre le ciel trop limpide ;
on devinait la fin de la sécheresse. Des bicyclettes
passaient en groupes ; une jeune fille aidait son petit frère à faire ses premiers
pas, et l’enfant avançait, concentré et triste, en regardant fixement l’herbe.
Dans le grand bassin de l’esplanade, les poissons se reposaient, immobiles dans
le fond, avec pour seul réconfort le jet d’eau continu. Mais le soir tombait. Les
femmes se levèrent les premières, en rassemblant leurs paquets et leurs
enfants, puis ce fut le tour de quelques jeunes gens, et enfin des soldats,
venus de leurs casernes lointaines. Quelques-uns restèrent assis sur les bancs.
Les fleurs perdirent peu à peu leurs splendides couleurs et les vastes
allées rouges autour du bassin dépérirent lentement, en s’obscurcissant.
Millo
se réveilla. En voyant le fleuve déjà sombre, il ne se rendit pas compte
immédiatement de l’heure. Puis il se leva et se dirigea vers l’esplanade à
l’entrée du parc : le soir, l’activité se concentrait à cet endroit-là,
près du pont. Il faisait de plus en plus noir, et encore assez chaud. Mais tout
à coup, une brise légère descendit des montagnes pour rafraîchir l’asphalte.
Les cimes des arbres commencèrent à ondoyer sous le souffle revigorant, les
feuilles s’ouvrirent pour boire cette fraîcheur inespérée ; le fleuve
s’allégea en éclaboussant le rivage de ses eaux. Millo aspira le vent et essuya
d’une main son visage en sueur. Pendant ce temps-là, le parc se peuplait
d’ombres. Le noir enveloppait tout, sans les consolations pâles de la lune.
Dans l’enchevêtrement des haies, l’obscurité était totale. Le garçon
n’éprouvait plus désormais le sentiment de peur des premières nuits :
maintenant, il connaissait toutes les cachettes, les allées secrètes, les
refuges les plus inattendus ; et réfléchir à l’endroit où il allait
pouvoir dormir était devenu pour lui un divertissement quotidien. Il changeait
presque chaque soir.
Il avança dans l’allée centrale. Des lumières de
bicyclettes, insistantes et curieuses, passaient lentement, souvent aveuglées
par les phares des automobiles ; parfois, une lueur plus faible, à peine
perceptible, révélait une cigarette allumée.
Millo s’assit sur un banc, mais
en songeant que le lendemain il devrait se lever tôt, il pensa à aller dormir.
Il choisit pour la nuit l’hippodrome des courses de plat où il avait déjà
dormi, parfois avec Antonio. Il sauta la haie qui entourait le vaste pré et en
quelques instants il se retrouva près d’une construction en béton où étaient
adossés des branchages. Il se jeta sur eux après les avoir un peu arrangés.
Le
ciel sombre inondait la terre d’une douloureuse intimité. L’île verte du parc
vivait son existence nocturne, rythmée par le vent qui agitait les cimes des
arbres les plus hauts. Au petit matin, les allées étaient vides, comme les prés
et les esplanades. Tout à coup, quelqu’un entra dans l’allée centrale :
c’était Antonio. Il enjamba la haie et se retrouva dans l’hippodrome. Il secoua
Millo. Le garçon ouvrit ses yeux clairs qui brillaient à peine sous la pâle
lumière de l’aube. Le ciel s'éclaircissait. Sur les plantes, sur les
feuilles, sur les bancs s’était déposé le givre humide de la nuit. Les
vêtements de Millo étaient trempés.
– Allons-y, dit Antonio ; et Millo
trouva que sa voix était rauque. Tandis que les feuilles retrouvaient
progressivement leur vigueur et que les animaux sortaient de leurs nids et de
leurs tanières, les deux garçons se mirent en chemin. Dans les allées, la
lumière était encore douce. Millo arracha une branche d’une haie d’aubépines et
la porta à la bouche. Personne ne parla. On entendit le bruit d’une automobile
qui passait rapidement, à une heure aussi insolite, mais aucun des deux ne
songea à se retourner.
Un extrait du très beau livre que Thierry Laget a consacré à Florence, Florentiana, paru en 1993 dans la collection L'Un et l'Autre aux éditions Gallimard.
Quand le chef d’orchestre,
halluciné à son pupitre, écarte les bras comme une grande chauve-souris de
bande dessinée, quand, boulanger qui enfourne son pain en Enfer, il abaisse sa
baguette, telle une banderille prête à crever les yeux du premier violon, quand
il trépigne en frappant l’estrade du talon et tente de se raccrocher aux
portées de sa partition, entraîné par le flux sonore, désormais dévoré par la
bête qu’il a déchaînée, les cuivres ronflants, la peau des tambours crevée, les
cymbales claironnantes, quand le public tétanisé retient son souffle et ses
applaudissements, on entend tout de même une malicieuse fanfare minuscule, au
fond de la salle, qui reprend la mélodie en canon, qui semble accompagner l’orchestre
au loin, dans le foyer, sur le velours de quelque loge, et qui propulse avec
retard de petits sons métalliques, bondissant, des fureurs d’ocarina, de
guimbarde, de crécelle, de castagnettes, comme montées sur ressort. C’est l’écho
du théâtre Communal de Florence.
Il est très virtuose, quoique un peu
paresseux, et ne se dérange que pour les grandes occasions. Au début du
concert, il se montre discret. Les étoiles de la scène sont comme ça :
elles aiment à se faire désirer. Il s’endort aux lentos, somnole aux adagios,
ronfle aux pianissimos, se réveille en sursaut aux fortissimos : il
feuillette alors ses partitions, ébahi, « où en sommes-nous ? où en
sommes-nous ? », il se rattrape au premier fff qui lui tombe sous les yeux et entonne n’importe
quoi, ce qui lui passe par la tête, ce qui hante sa mémoire, le finale de la
Neuvième de Beethoven, par exemple, qu’on jouait la semaine dernière, au milieu
du Stabat Mater qu’on a mis au programme ce soir.
Les chanteurs et les musiciens
le connaissent bien, qui ont dû apprendre à l’apprivoiser : on ne
deviendra pas quelqu’un, ici, si l’on néglige ce paramètre. Le public sourit
lorsqu’il l’entend : cela veut dire que l’orchestre est tonitruant, et le
public aime qu’il en soit ainsi. Les ingénieurs acousticiens, eux, ont cent
fois tenté de piéger cet écho, de l’étouffer, de le tuer : tant qu’il
vivra, ils ne dormiront pas en paix, c’est le déshonneur de leur profession.
Mais ils ont beau installer des moquettes, des systèmes de sonorisation
électrique, des paravents, le petit écho revient régulièrement narguer son
monde au moment des cloches de l’Ouverture 1812 ou pendant l’orage qui précède
les grands crimes dans les opéras de Verdi.
Il est un chef d’orchestre qui va
jusqu’à donner à l’écho le signal de son entrée. C’est Georges Prêtre (il vient
souvent ici), qui dirige à mains nues. La musique, il la prend d’abord entre
ses doigts, la pétrit , l’étire et l’émiette. Puis il est lunaire, bagarreur,
le danseur de tango qui renverse sa partenaire, la paysanne qui lave ses draps
dans la Volga, le gamin qui poursuit des bulles de savon, qui fait rebondir sa
balle sur le sable mouillé, le mendiant en haillons immobile sous la neige, l’oiseau
planant toutes griffes, toutes flammes dehors, le bon Dieu qui tire un seau
plein d’eau du puits, le figaro qui pommade et gomine. Il porte la main à son cœur,
il en tire la musique, lui sourit. Il salue les notes au passage, et tapote
gentiment la tête de celles qui arrivent en retard. Du second balcon, on voit
les crânes qui luisent à l’orchestre, comme des peaux de tambour tendues sur
lesquelles taper. L’écho sautille de l’un à l’autre avant de retomber, tout
confus, le cul sur la scène.
"Dirò altresì, non per migliore chiarezza ma per scolpire meglio con un'immagine la positura, che se in questa terra la collina vi tiene il posto della signora, e quasi sempre signora vera, principessa, la pianura vi tiene quello della serva, della cameriera o ancella ; e che il più benevolo e cortese dei passanti ha per lei quella cordialità di concessione che si usa verso la donna che ci apre la porta allorquando si va per visitare la sua padrona ; o nel più fortunato dei casi della dama di compagnia che mantiene il proprio rango con dignità e compostezza senza permettersi di giudicare, esternando ammirazione bonaria e socchiudendo appena gli occhi o storcendo un po' la bocca alla molta polvere che per colpa dell'altra è costretta a inghiottire dalla mattina alla sera, e alla motriglia che tale scorribanda le produce davanti a casa inzaccherandone l'uscio fino in cima ; e qualche volta infine, della mendicante supplice ai suoi piedi.
Riporterò alcuni nomi di queste colline riuscendo essi, meglio delle parole, a dimostrarsi tale evidenza : Bellosguardo, e notate che molte ve ne sono dove lo sguardo è ancor più bello, Il Gelsomino, Giramonte, Il Poggio Imperiale, Torre del Giallo, San Gersolè, Settignano, Fiesole, Vincigliata e Castel di Poggio, Montebeni, Il Poggio delle Tortore, Montiloro, L'Apparita e L'Incontro, Monte Asinario, Il Giogo, Monte Morello... Sentite invece i nomi della pianura : Rifredi, Le Caldine, Le Panche, Peretola, Legnata, Soffiano, Petriòlo, Brozzi, Campi, Quarto, Quinto, Sesto... anche la fantasia pedestre si spegne, sembrano gli evirati dell'immaginazione."
Aldo Palazzeschi Sorelle Materassi Ed. Mondadori
De Florence, il est souhaitable – ne serait-ce que pour se laver l'esprit de tant de chefs-d'œuvre assemblés en si peu d'espace – de s'éloigner vers les collines en grimpant jusqu'à San Miniato – bien verte, bien blanche, bien romane, bien mignonne – ou en progressant par les terrasses du jardin de Boboli. Ah ! les collines... c'est presque décourageant, elles semblent mises là pour composer le plus harmonieux tableau du monde. On souhaiterait un vague désordre, au moins une discordance. Avec leurs maisons semées au milieu du feuillage, leurs cyprès (seuls arbres que je reconnais à coup sûr), leurs pentes douces, elles ont l'air de dire : ici tout va de soi, moins on se force et plus c'est beau. Aussi je ne m'acharnerai pas à les célébrer, les collines, il y faudrait un art très subtil, celui d'un Aldo Palazzeschi qui, au début des Soeurs Materassi, arrive à restituer leur présence. Voilà un livre à la mesure de ce paysage : faussement simple comme l'âme de ces pauvres sœurs, vieilles brodeuses, qui s'éprennent à la folie de leur charmant neveu dont la beauté physique, qu'elles contempleront en vain, les conduira à leur perte. Un livre superbe, allant de soi lui aussi et dont l'ironie allège et accuse le drame. On me dit que Palazzeschi subit, depuis sa mort, une éclipse en Italie. Les meilleurs font le vide.
Dans le jardin de Boboli, soucieux d'anecdote, je cherche la vasque où Teresa Stich-Randall, alors à l'aube de sa carrière, a plongé après avoir chanté un air d'Obéron. À elle, je demeurerai éternellement redevable. Au festival d'Aix-en-Provence, vers la fin des années cinquante, ses interprétations de Donna Anna et de Pamina me révélèrent un Mozart limpide, épuré comme un dessin à la plume. Je la revois dans la nuit de la cour de l'Archevêché, je revois les décors de Cassandre, de Jean-Denis Malclès : quelques heures de ma jeunesse que je suis certain de ne pas embellir. Des jeunes, j'en croise beaucoup par ici. La plupart vont s'asseoir sur les pelouses du Belvédère tout en haut. Filles et garçons – blue-jeans, chemises claires – bavardent ou lisent, pas Aldo Palazzeschi, des livres de classe et des BD. Quelques-uns écoutent de la musique branchée à leurs oreilles, pas du Mozart. Ils ne se distinguent pas des jeunes de partout, sympathiques, éphémères, un de perdu, dix de retrouvés. Dans ce paysage pourtant, à cause des collines, ils paraissent inaltérables.
Christian GiudicelliQuartiers d'Italie Editions du Rocher, 1993
Le 25 mars, jour de l’Annonciation, Neville Rowley, Caroline Duchatelet — une artiste plasticienne qui désirait filmer l’événement — et moi, nous sommes allés au couvent de San Marco assister à l’arrivée de la lumière, à l’aube, bien avant que n’arrivent les visiteurs. (...)
Il fait encore nuit, il n’y a personne dans les rues, nous arrivons au couvent San Marco. Nous frappons à la porte, on nous mène à travers le cloître jusqu’à l’Annonciation ; nous nous installons face à elle, sur les marches de l’escalier qui mène au corridor.
On éteint les spots. Il fait noir dans l’escalier, la fresque semble lointaine, pâle, voilée. On discerne l’Ange et la Vierge, la forme du portique, l’immense douceur de l’espace. On ne voit pas bien, et pourtant, même dans le noir, il y a de la lumière. Elle semble abritée à l’intérieur de l’ombre. On dirait qu’elle respire. Le mur vibre. (...)
L’Annonciation s’adresse à chacun de ceux qui la regardent, comme elle s’adressait aux moines qui passaient devant elle pour rejoindre leur cellule. En témoigne l’inscription en bas de la fresque : « N’oublie pas de dire l’Ave Maria quand tu passes devant cette fresque. »
Le silence qui habite la fresque se diffuse à nos corps qui se tiennent maintenant dans le calme qu’elle leur prodigue. La partie gauche de la fresque, c’est-à-dire le jardin, sort lentement des ténèbres. La fresque vient ; elle semble se lever doucement depuis la lumière, comme si elle exerçait une poussée dans l’air.
Chaque regard contient une attente, chaque regard mesure son attente. Le corps se dispose en fonction de ce qui l’anime. Je suis maintenant complètement couché dans l’escalier, embusqué, le regard tendu vers l’Ange et la Vierge, comme à la chasse.
Le jardin s’annonce. C’est la lumière qui a fait le ciel, la terre, la mer, les arbres. La lumière de la Genèse qui rejoue le temps de la naissance. Elle vient du jardin, c’est-à-dire du premier temps, celui d’Éden, et s’ouvre à ce nouveau lieu qu’est la parole évangélique. La parole qui traverse un corps fait de celui-ci le lieu d’une naissance. Un tel prodige est valable pour la vie de l’esprit, mais aussi pour l’art.
Voici que les ailes de l’Ange sortent de l’ombre. Leurs couleurs sont celles du jardin : des verts, des rouges, des jaunes. Elles portent la lumière de ce qui vient d’avant — depuis la gauche, depuis le petit jardin clôturé d’Ève ; puis s’ouvrent en dégradé vers ce qui advient de la rencontre avec la Vierge, nouvelle Ève, dont le jardin est maintenant intérieur.
Ce n’est pas encore un rayon qui passe, mais une ouverture de l’intérieur. Les couleurs se lèvent. Toute la fresque est appelée par le corps de la Vierge, par son étrange courbure d’accueil. La lumière se dirige lentement vers elle. Espace ovale où se tient la Vierge, dont le corps lui-même compose une figure ovale. Elle est l’espace qui reçoit la nouvelle que lui apportent l’Ange et la lumière : celle de la fenêtre, celle de la parole de Dieu. (...)
Voici que l’intensité du rayon s’ajuste, on perçoit de nouveau l’Ange. La lumière, plus douce, monte vers le visage de la Vierge.
Présence pure de la courbe éclairée par l’auréole. La lumière la touche, elle est lovée dans le consentement qui la gratifie. Une féminité infinie s’ouvre à l’événement qu’elle accueille. Une immense douceur inonde l’équilibre de la scène. La sensualité est une modalité du repos : lignes, rondeurs — on est dans le monde de la parole qui ouvre sans bruit.
Oui, la Vierge est penchée doucement sur son expérience intérieure. Recueillie, elle coïncide avec la lumière. Elle sait ce qui a lieu en elle et qu’on ne peut pas voir : la naissance d’un dieu. À travers son visage et ses couleurs rose et sable, la lumière s’offre, claire et pensive : elle est l’incarnation de la grâce.
Le rayon atteint l’extrémité droite de la scène, la lumière rejoint la Vierge, son visage, ses mains, son auréole, son tabouret. La parole de l’Ange se transporte en silence jusqu’à cette ombre discrète qu’on remarque sous le tabouret, derrière la Vierge. N’est-il pas écrit qu’elle sera « couverte » par une « ombre » ?
Ce grand silence qui passe entre l’Ange et la Vierge est une voix sans limites, comme celle qui brûle à travers un buisson. L’espace est maintenant entièrement éclairé. L’Annonciation a eu lieu.