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dimanche 26 novembre 2017

Mémoire, mère d'oubli




Note : à l'occasion de la sortie de la traduction française du livre de Maurizio Bettini Contre les racines, aux éditions Flammarion (dans la collection Champs actuel), je republie ici l'article que j'avais écrit à ce propos il y a cinq ans, au moment où le livre était paru en Italie :

Maurizio Bettini, professeur de philologie classique à l’Université de Sienne, vient de publier un petit livre intitulé Contro le radici (Contre les racines, Il Mulino Ed. Collezione Voci, 2012). Il s’agit d’une réflexion polémique, mais très stimulante, sur les thèmes de la tradition, de l’identité et de la mémoire. J’avoue ne pas avoir été convaincu par la manière dont l’auteur critique la métaphore arboricole des "racines", selon lui forcément contraignante pour l’individu puisqu’elle l'enferme dans une identité "verticale", autoritaire et exclusive ; il lui préfère pour sa part la métaphore plus "horizontale" et accueillante des sources, des ruisseaux, des fleuves et des affluents dont les eaux peuvent se répandre et se mêler de façon plus libre. 

On comprend bien le sens de cette substitution, qui veut offrir une vision plus ouverte de l’identité, celle-ci n'étant plus centrée sur la tradition et l’origine, mais située de façon plus diffuse autour du partage et de l’échange. Il y a tout de même ici le risque d’une dilution, d’une sorte de fusion dans un ensemble indifférencié que Bettini ne me semble pas prendre en compte de façon assez nette dans son raisonnement, tout concentré qu’il est sur sa volonté de critiquer le déterminisme des racines, et d'en dénoncer les effets pervers. La réflexion qu’il conduit dans la seconde partie de l’ouvrage m'a semblé beaucoup plus convaincante, puisqu'il s'y arrête sur les paradoxes de la tradition et de la mémoire aux prises avec une certaine modernité qui, en cherchant à en exalter les mérites, ne parvient en fait qu’à les occulter, par exemple à travers le développement du tourisme de masse. Je cite ici à ce propos le dernier chapitre de l’ouvrage : 

«Je voudrais conclure ces réflexions en traitant d’un sujet moins dramatique que le conflit qui a dévasté le Rwanda à la fin du siècle précédent : le rapport entre le tourisme et la mémoire culturelle, en prenant comme exemple une visite que j’ai faite il n’y a pas très longtemps à Corte, en Corse. Cette petite expérience me semble tout à fait appropriée pour mettre en lumière un autre paradoxe lié au thème de la tradition et des racines dans la société contemporaine. 

Je m’étais rendu à Corte poussé par la curiosité de découvrir le lieu qui avait été le berceau de l’indépendance de l’île. C’est en effet dans cette ville qu’a été rédigée la première Constitution corse, quand Jean-Pierre Gaffori fut élu chef de la nouvelle Nation; après l’assassinat de Gaffori, cette même ville devint la capitale de la Corse indépendante pendant la période de Pascal Paoli, le héros des Lumières, l’élève d’Antonio Genovesi et l’homme d’état admiré par Rousseau. Je savais aussi que c’était à Corte que Paoli avait créé la première imprimerie corse et installé l’Université de Corse, fermée par la suite, et pour longtemps, par les Français – en somme, j’imaginais que j’allais découvrir le lieu où la Corse d'aujourd'hui a ses racines, pour utiliser une métaphore bien connue. Cela n’a pas été exactement le cas. 

Je me suis en fait retrouvé dans une petite ville très touristique (au moins dans sa partie la plus ancienne), dont le cours et les places principales sont constellés de restaurants qui se veulent typiques, de boutiques qui vendent des produits alimentaires également typiques, des couteaux fabriqués en Chine qui portent sur la lame l’inscription "vendetta corse", des hachoirs et des coupes en bois d’olivier comme on peut en trouver à Malaga ou à Castellina in Chianti. Sur la place dédiée à Pascal Paoli, située dans la partie basse de la ville, la statue du héros était entourée de motocyclettes garées n’importe comment. Dans la partie haute de la ville, la petite place consacrée à Gaffori était entièrement occupée par les tables et les chaises des divers bars et restaurants qui l'entourent. Il était même impossible de s’approcher de la statue du général, dressée au centre de la place ; en fait, on ne parvenait même plus à la voir : qui s’y serait risqué aurait immanquablement renversé un parasol, ou écrasé les pieds de quelques innocents Allemands en train de déguster leurs crèmes glacées. Pendant ce temps-là, un petit train vert, composé d’une locomotive à la Disney et de petits wagons de plastique, promenait à travers les ruelles des caravanes de touristes occupés à photographier tout ce qu'ils pouvaient, sans bien savoir pourquoi. Du point de vue de la mémoire culturelle, la visite à Corte était plutôt décevante. Pour en retrouver un écho, il ne restait plus qu’à entrer dans le musée construit à l’intérieur de la citadelle – comme c’est souvent le cas, la tradition se tenait retranchée derrière une billetterie, des gardiens, des vitrines, des murs.





Je me retrouvais donc face à un authentique paradoxe : un lieu de la mémoire s’était transformé, pour cette raison même, en lieu de l’oubli. On pourrait d’ailleurs observer le même phénomène dans beaucoup d’autres localités italiennes et européennes que la tradition a marquées d’une forte empreinte. Ce qui attirait à Corte les visiteurs, les éloignant un moment de leurs plages estivales, c’était, de façon plus ou moins consciente, l’aura de culture et d’histoire qui entourait cette petite ville. Tout cela aboutissait pourtant à un paradoxe, puisque les conséquences de cette attraction finissaient par aller à l’encontre de la cause même qui l’avait provoquée. Les souvenirs accumulés dans les pierres de la ville, dans les statues érigées à la gloire des héros locaux, dans les impacts que les balles des soldats génois avaient laissés sur les murs de la maison Gaffori, avaient fini par générer autour d’eux un réseau d’activités et une foule de gens qui non seulement ne prêtaient aucune attention à ces souvenirs, mais finissaient même par en occulter la présence derrière une barrière de glaciers, de petits trains et de "vendettas corses" made in China. Avec le tourisme en guise de sage-femme, la mémoire culturelle avait fini par accoucher de son propre oubli.»

Maurizio Bettini  Contro le radici, Il Mulino Ed., 2012  (Traduction personnelle)









Images : en haut, Denis Trente-Huittessant  (Site Flickr)

au centre, Jaroslav Mrkvicka  (Site Flickr)

en bas, Yves Benoit  (Site Flickr)


On peut voir ici une émission de la série Le Storie (Rai Tre) où Maurizio Bettini parle de son ouvrage Contro le radici (en italien, bien sûr).