Translate

Affichage des articles dont le libellé est Adriana Asti. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Adriana Asti. Afficher tous les articles

lundi 13 août 2018

Le droit à la paresse




Je traduis ici un deuxième extrait de la "petite autobiographie" que publie Adriana Asti en Italie ; il s'agit d'un passage savoureux dans lequel elle évoque sa perception de Rome, une ville à la fois fascinante et agaçante, installée dans une splendide éternité au sein de laquelle l'oisiveté peut devenir un prodigieux art de vivre, à condition de ne pas s'engluer dans le stérile ennui :

Attendre pendant aussi longtemps sans pouvoir rien faire avait été exaspérant, mais aussi complètement naturel, puisque je me trouvais à Rome, un endroit merveilleux avec lequel toutefois je n'ai pas d'affinités, une ville orientale où l'unique activité possible est de laisser passer le temps. Tant que l'on reste pris au piège de sa poussiéreuse splendeur, l'oisiveté ne se présente pas comme un choix, mais comme la seule option possible. C'est aussi pour cela que quand je me trouve ici, je ne sors pratiquement jamais : je me contente de me promener dans la maison sans rien faire. La vie ne se limite pas à l'effort, au calcul et au jugement. On peut aussi choisir le rôle de témoin et se limiter à absorber passivement ce qui arrive autour de soi. Simplement, paresser, musarder.




D'ailleurs, si l'on sait s'organiser, l'oisiveté peut même devenir un travail, à condition qu'elle ne soit pas motivée simplement par l'ennui. C'est quand on aurait mille choses à faire mais que l'on préfère cultiver une précieuse inactivité que l'on atteint les sommets de cet art. Et Rome est l'un des meilleurs endroits au monde pour le pratiquer. Bien sûr, il y a des églises splendides, de magnifiques monuments, et la place d'Espagne. Toutefois, à part la beauté, il n'y a rien à Rome : aucune pulsion de vie. C'est une ville assoupie. Rien n'y est important. On n'y fait pas d'efforts, on contemple. On donne des rendez-vous auxquels sans doute on ne se rendra pas. C'est peut-être la raison pour laquelle on l'a définie éternelle ?




C'est une ville si attrayante que je me demande pourquoi on irait s'enfermer dans un théâtre pour assister à un spectacle. Quel ennui ! Moi, je ne le ferais pas ! Un dimanche après-midi, je jouais avec Luca Ronconi, qui alors était acteur, au théâtre Quirino. Nous interprétions un couple dans l'intimité du foyer : j'étais en chemise de nuit et lui en pyjama. Tout à coup, au beau milieu d'une conversation, quelque chose de doux nous passa sur le visage. C'était le rideau : on l'avait brusquement refermé. La salle était à moitié vide, le public s'en allait et le directeur du théâtre avait jugé opportun d'interrompre de cette façon le spectacle. A l'intention de ceux qui ne l'ont jamais éprouvée, je dirai que ce n'est pas une sensation déplaisante, quoiqu'un peu inquiétante : le rideau est comme une chauve-souris, une terrible caresse de velours qui vous frôle.

Adriana Asti  Un futuro infinito, piccola autobiografia  Mondadori, 2017  (Traduction personnelle)






Images : de haut en bas, (1) Tommauro  (Site Flickr)

(2)  Claudio Frizzoni  (Site Flickr)

(3)  Monica  (Site Flickr)

(4)  Michele De Angelis  (Site Flickr)



dimanche 12 août 2018

Bertolucci, années soixante




Un extrait de la "petite autobiographie" que publie en Italie Adriana Asti (Un futuro infinito (Un futur infini), aux éditions Mondadori) ; elle évoque ici sa relation avec Bernardo Bertolucci et le rôle de Gina dans Prima della Rivoluzione, le deuxième film de Bertolucci (et son chef d'oeuvre, d'une fulgurante beauté) :

En 1963 Bernardo Bertolucci me proposa le rôle de l'héroïne de Prima della Rivoluzione, son deuxième film comme metteur en scène. Naturellement, j'acceptai, mais ce fut pour moi un psychodrame. Bernardo a capturé mon âme dans ce film : mon personnage me ressemblait trop. Et quand une chose te touche de façon aussi directe, cela peut devenir répugnant. Ce n'est qu'après l'avoir vu terminé que j'ai compris combien ce film était beau. 

Bernardo a été aussi mon compagnon pendant cinq ans. Je l'avais rencontré par l'intermédiaire de Pier Paolo [Pasolini]. Je le vis pour la première fois en 1962, quand il tournait La Commare secca, son premier film, sur un scénario de Pasolini. Avant lui, j’avais connu son père, le poète Attilio Bertolucci. Bernardo avait dix ans de moins que moi et c'était vraiment un jeune garçon : je me suis en quelque sorte spécialisée dans les hommes plus jeunes, les seuls avec lesquels j'ai réussi à avoir des relations durables. À cette époque, une telle différence d'âge était scandaleuse, mais par pour notre cercle d'amis qui dès le début nous apportèrent leur soutien. Nous étions les plus jeunes dans le groupe et tous, Pier Paolo, Moravia, Elsa Morante, Natalia Ginzburg, approuvaient chaleureusement notre union. Nous étions entourés d'affection.

Bernardo a toujours été le contraire de moi : dans son enfance, il n'a jamais été un enfant insignifiant et ignoré. Il a grandi dans la compréhension et l’harmonie familiale, ce qui a fait de lui un homme parfaitement libre : il n'a pas de doutes, il suit uniquement son inspiration. Il a commencé très jeune à écrire des poésies. Quand il a publié son recueil In cerca del mistero (En quête du mystère), il me l'a dédié.

Bernardo n'est pas quelqu'un de cynique. Il est direct comme peut l'être un poète. Comme son père Attilio. Il réalise ce qui lui passe par l'esprit, il ne juge pas et ne censure pas. C'est la faiblesse mais aussi la beauté de ses films. Mais la qualité qu'il avait dans sa jeunesse de ne jamais se censurer lui a parfois fait perdre sa perfection et sa grâce. Lui toutefois n'a jamais été guidé par autre chose que par la conviction de son absolue singularité.

Adriana Asti  Un futuro infinito, piccola autobiografia  Mondadori, 2017  (Traduction personnelle)











samedi 23 mars 2013

Oh les beaux jours (Giorni felici)




"WILLIE. (in un soffio) Win.

Pausa. Winnie guarda davanti a sé. L'espressione felice appare, si fa più intensa.

WINNIE. Win ! (Pausa) Oh, ma questo è veramente un giorno felice, sarà stato un altro giorno felice ! (Pausa). Dopo tutto. (Pausa). Finora."







Dans Se souvenir et oublier (éditions Portaparole, 2011), Adriana Asti évoque dans une conversation avec René de Ceccatty sa longue et belle carrière cinématographique et théâtrale. Dans le passage que je cite ici, il est question de son interprétation du rôle de Winnie dans la célèbre pièce de Beckett Oh les beaux jours, mise en scène par Bob Wilson à Paris (Théâtre de l'Athénée-Louis-Jouvet) en 2010 :

Quand j'ai joué Oh les beaux jours de Beckett, j'ai eu le sentiment que tout l'orchestre était plein de Winnie. Toutes pareilles à moi : même ma mère est une Winnie. D'ailleurs si j'avais fait la mise en scène, j'aurais mis maman enterrée dans le parquet de son salon. Papa dans son fauteuil avec son journal. Maman qui parle et papa qui ne l'écoute pas vraiment, mais qui dit :
- Oui, c'est vrai, tu as raison.

Le temps passe, elle meurt, il la suit dans la mort. Winnie, c'est ma mère. Et dans le public, il n'y a que des Winnie. Je ne parle pas d'inconnues, mais de femmes qui sont dans ma situation. C'est la beauté de cette pièce. Alors que si je fais Viola dans La Nuit des Rois, il n'y a pas tant de Viola que ça dans le public. Des Lady Macbeth, si, c'est possible. En tout cas, pas autant que de Winnie ! Beckett a écrit pour le monde entier. Moi, je vois ma mère enterrée dans son parquet parfaitement ciré. elle disait qu'une bonne devait s'agenouiller pour bien briquer le parquet. Le balai, la cireuse ne suffisent pas. Il faut se mettre à genoux. Voilà, c'est ce que je vois en jouant Winnie. mais je crois que chaque spectateur voit sa famille, ses proches. C'est le génie universel de Beckett.

Adriana Asti  Se souvenir et oublier  Portaparole, 2011











Images : Adriana Asti dans Oh les beaux jours ! de Samuel Beckett, mise en scène de Bob Wilson

jeudi 24 novembre 2011

Il Cielo in una stanza (Le Ciel dans une chambre)


"Mais c'est plus tôt, le film beaucoup moins avancé, qu'il l'invite à venir avec lui vers les confins de la ville. On marche le long de murs interminables. La lumière est celle du début des années soixante, près des fleuves. Après tout, c'est sa tante. Mais est-ce la même qui dira plus tard combien l'avenue était gaie, dans sa jeunesse à elle, que chaque jour on regardait du haut des murs qui revenait des courts avec qui, que les couples se faisaient, se défaisaient, et que chacun se connaissait ?
"





Gino Paoli canta Il Cielo in una stanza (testo e musica di Gino Paoli (1960))

Quando sei qui con me
questa stanza non ha più pareti
ma alberi,
alberi infiniti,
quando sei qui vicino a me
questo soffitto viola
no, non esiste più.
Io vedo il cielo sopra noi
che restiamo qui
abbandonati
come se non ci fosse più
niente, più niente al mondo.
Suona un’armonica
mi sembra un organo
che vibra per te e per me
su nell’immensità del cielo.
Per te, per me :
nel cielo.

Le Ciel dans une chambre

Quand tu es près de moi,
il n'y a plus de murs dans cette chambre
mais des arbres,
des arbres dont on ne voit pas la cime,
quand tu es près de moi
ce plafond violet
n'existe plus.
Je vois le le ciel au-dessus de nous,
qui sommes là,
abandonnés,
comme si plus rien n'existait
dans ce monde.
Quelqu'un joue de l'harmonica
et on dirait un orgue
qui résonne pour toi et pour moi,
là-haut dans l'immensité du ciel.
Pour toi et pour moi :
dans l'immensité du ciel.

(Traduction personnelle)

Pour la petite histoire, et selon les dires de l'auteur lui-même, la chambre dont il est question dans cette chanson est celle d'un bordel de Gênes (d'où le plafond violet), et elle a été écrite pour une prostituée qui travaillait dans ce bordel...





Source de la vidéo : Site YouTube

samedi 15 janvier 2011

"Vivere ancora"


"C'est l'époque où toutes les villas, le long de l'avenue, sont habitées par des parents, des amis, tandis que maintenant, quelle révolution ! Il y a des coups de théâtre, des renversements. Seulement lui et elle, toujours ensemble, toujours enlacés, incapables de se séparer.
"




Travelling latéral suivant Gina en gros plan ; elle courbe la tête.

PÈRE. (off) Eh, Maman ! Maman ! Maman ! Eh bien, elle est partie.

Gina, se penchant, a mis un disque. Début de la musique et de la chanson Vivere ancora. On reste sur un gros plan de Gina, rêveuse, qui regarde Fabrizio hors champ. La chanson s'amplifie alors qu'elle avance en souriant et l'enlace. Ils dansent et sortent du champ, découvrant le père qui lit attentivement son journal, sans faire attention à rien. Il lève les yeux, puis se lève, ôtant ses lunettes. Il passe devant le couple, qui danse enlacé. Gros plan des deux.

PÈRE. (off) Je vais me coucher. Réveillez-moi à quatre heures.

On reste un moment sur Gina et Fabrizio. Suite de la chanson. Panoramique vers le fauteuil où dort la grand-mère. Le couple passe devant elle, la regarde dormir. Ils se regardent. Long baiser sur la bouche en gros plan. Ils se regardent, alors qu'à l'arrière-plan Antonio entre dans la pièce et les regarde. [Le scénario original indique ici qu'Antonio (Giuseppe dans le scénario), "comme l'enfant qui suit le joueur de flûte de Hamelin", avance d'abord dans le couloir, puis observe Gina et Fabrizio par la porte entr'ouverte avant d'entrer.]

GINA. (dos à nous et se tournant vers lui) Maintenant, nous dansons tous les deux, hein ?

Plan américain : pendant que Fabrizio la regarde, Gina prend Antonio dans les bras et essaie de le faire danser.

ANTONIO. Mais non, je ne sais pas !

GINA. Si, dansons, allons ! Mais si, danse !

ANTONIO. Qu'est-ce que tu veux que je danse, la danse de l'ours ?

GINA. Ne bouge pas !

Travelling avant sur Gina qui essaie d'entraîner Antonio dans la danse et fixe, par dessus son épaule, Fabrizio hors champ. Fin musique. Elle se serre contre Antonio, lui sourit.

(Découpage du film de Bernardo Bertolucci Prima della Rivoluzione, L'Avant-Scène Cinéma n. 82, juin 1968)




La chanson de Gino Paoli Vivere ancora (Vivre encore) :


Vivere ancora....
soltanto per un ora
e per un ora
averti tra le braccia
e far sparire
per sempre dal tuo viso
ogni incertezza
che ti tormenta ancora.

Vivere ancora....
soltanto per un ora
e per un ora
vedere sul tuo viso
tutto l'amore che ti ho
saputo dare
e la mia vita
che ora è solo tua.

E poi restare
vicini ad occhi aperti
ad aspettare che
dalla finestra giunga la luce
di un giorno che ci veda
stretti abbracciati
con gli occhi dentro agli occhi.

Poter vedere
in una stanza buia
con gli occhi chiusi
quello che vogliamo.

Poter sentire vicino alla mia mano
i tuoi capelli
sparsi sul cuscino
sentire che per sempre
il mio destino
è diventato tuo...


Vivre encore...
pour une heure seulement
et pour une heure
t'avoir dans mes bras
et effacer
pour toujours de ton visage
tous les doutes
qui encore te tourmentent.

Vivre encore...
pour une heure seulement
et pendant cette heure
voir sur ton visage
tout l'amour
que j'ai su te donner
et ma vie
qui maintenant t'appartient.

Et puis rester ensemble
les yeux ouverts
à attendre que
de la fenêtre
vienne la lumière
d'un jour qui nous voit
tous les deux enlacés
les yeux dans les yeux.

Pouvoir découvrir
dans une chambre obscure
les yeux fermés
tout ce que nous désirons.

Pouvoir sentir près de ma main
tes cheveux
répandus sur le coussin
et sentir que pour toujours
mon destin
t'appartient...


Source de la vidéo : Site YouTube

mercredi 22 décembre 2010

Rues de Parme – jour




 
Temps pluvieux. Cesare marche dans une rue, va vers un porche : l’entrée de la maison de Fabrizio, où se trouve Gina, un imperméable sur le bras. Travelling avant sur eux.

CESARE : Bonsoir, Gina.

GINA : Vous avez été très gentil de venir.

CESARE : Ça ne fait rien, allons à pied, si ça ne vous ennuie pas.

Les deux vont vers la gare. Le long de leur trajet, nous revoyons des endroits déjà connus de Parme. Quais du fleuve : ils marchent, Cesare tenant la valise de Gina suivis en travelling. Elle met un foulard. Ils vont vers Piazza Garibaldi, suivis en travelling. Le travelling les dépasse et débouche sur la place. Début musique. Une des rues partant de la place. Gina de dos, en imperméable court. La même rue. Elle marche, suivie de Cesare (travelling avant). Gina traverse la même rue, s’engage dans une petite rue. Gina traverse une place. Ils passent devant une colonnade. Début musique (thème principal). Ils avancent vers un porche où passent les voitures (travelling avant). Ils passent sous le porche, sortent à la lumière. On entend un sifflet de train. Entrée de la gare. Plan moyen et travelling sur eux. Gina se retourne vers Cesare.

GINA : Au revoir. Merci beaucoup.

CESARE (lui serre la main) : Bon voyage.

GINA : Merci.

CESARE : Il n’y a pas de quoi. (Il reprend la valise). Non, non, non, non.

GINA : Mais pourquoi ?

CESARE : Je vous accompagne.

Fin de la musique. Panoramique sur les passants, en surimpression apparaissent les mots : À la fin de l’été, chaque année, dans le Parc Ducal...

Extrait du découpage de Prima della Rivoluzione, de Bernardo Bertolucci, paru dans L'Avant-Scène Cinéma n. 82, juin 1968






Image (en haut) : Site Flickr

Source de la vidéo : Site YouTube

mercredi 30 juin 2010

La lumière et les ombres




Le texte que l'on va lire ici a été publié dans la revue Cinéforum en 1968, au moment de la sortie française de Prima della Rivoluzione (le film a été projeté en France quatre ans après sa sortie italienne). L'entretien a été repris dans un ouvrage qui vient de paraître en Italie, La mia magnifica ossessione (Garzanti ed.) : c'est cette version-là que j'ai traduite ici. Les propos de Bertolucci sont bien sûr marqués par l'ambiance idéologique de l'époque, avec son insistance sur la thématique marxiste qui est sans doute l'élément le plus daté de l'entretien. Mais on retrouve aussi dans ce texte l'intelligence de Bertolucci, et sa passion pour le cinéma (sa «magnifique obsession», selon le titre du livre qui vient de paraître en Italie) qui font que l'essentiel de ce qui est dit reste fort et passionnant. Il y a dans les premiers films de Bertolucci (disons jusqu'à La Stratégie de l'araignée), une force poétique (à laquelle l'influence de son père, Attilio Bertolucci, n'est sans doute pas étrangère), un sens de la métaphore, une ambiguïté des personnages qui dépassent largement l'aspect idéologique du propos, à la différence me semble-t-il des films de Bellocchio de la même époque, beaucoup plus marqués et datés de ce point de vue. Je place à la fin du texte un extrait du documentaire de Jean-André Fieschi Pasolini l'enragé, où l'on peut voir un Bertolucci de vingt-cinq ans témoigner (en français) à propos de son travail auprès de Pasolini sur le tournage d'Accatone. Au passage, on ne peut qu'être frappé par son extraordinaire ressemblance avec Francesco Barilli, le Fabrizio de Prima della Rivoluzione ; j'aime aussi ce moment de l'entretien où Bertoluccci s'interrompt pour dire à Pasolini qui vient d'entrer dans la pièce : «Esci, per favore, non posso parlare davanti a te.» (Sors, je t'en prie, je ne peux pas parler devant toi.)...

La droite et la gauche italiennes ont attaqué Prima della Rivoluzione pour des raisons essentiellement idéologiques. Il s’agissait en fait d’un conflit de générations. Nous faisons partie d’une génération qui est née trop tard pour participer à la Résistance, et trop tôt pour partager l’idéologie beatnik ou tout ce qui lui ressemble. De plus, nous avons découvert la politique dans les années qui marquaient la fin de l’engagement. C’était une période de vacuité, et c’est pour cela que Prima della Rivoluzione est un film ambigu, je n’ai pas peur de le dire. Doublement ambigu, même : sur le plan d’un certain discours politique, mais aussi sur le plan de l’esthétique, du langage cinématographique. Je crois que les cinéastes, et plus spécialement ceux qui sont jeunes et n’ont pas achevé leur formation, ne doivent pas seulement prendre conscience d’eux-mêmes par rapport au monde, à la société et à l’histoire, mais aussi par rapport au cinéma. Il faut s’interroger sans relâche sur ce que représente le cinéma, même s’il est impossible de donner à cette question une réponse dogmatique. Ce qui est merveilleux lorsque l’on voit un film, c’est de découvrir «le cinéma» à travers ce film.




Dans Prima della Rivoluzione, j’ai voulu décrire un personnage de vaincu, d’impuissant, qui croit être quelque chose alors qu’il n’est rien. À un autre niveau, Fabrice, c’est moi, comme je suis aussi Gina, Puck, ou Cesare. Il y a un lien d’affection qui m’attache à ces personnages, c’est une chose qui m’a sauté aux yeux quand j’ai revu le film deux ans après l’avoir tourné. D’autre part, un metteur en scène aime toujours ses personnages. Si je devais faire un film avec des personnages vraiment négatifs, je ne sais pas très bien comment j’assumerais cela. Fabrizio représente l’impossibilité pour un bourgeois d’être marxiste. Il cristallise ce qui m’effrayait quand je tournais le film : l’impossibilité pour moi d’être un marxiste bourgeois.

C’est un problème que je n’ai pas encore résolu : la seule façon d’être marxiste, pour moi, c’est d’adhérer au dynamisme, à l’incroyable vitalité du prolétariat, du peuple, qui est la seule force révolutionnaire qui existe au monde. Je me place derrière ce mouvement et je me laisse porter, pour ne pas être poussé trop en avant. Il faut dire aussi que mon discours était volontairement ambigu : il est important de regarder en face sa propre ambiguïté et de chercher à la dépasser. Je suis double parce que je suis un bourgeois, comme Fabrice dans le film, et je fais des films pour éloigner des dangers, des peurs qui m’habitent : peur de la faiblesse, de la lâcheté. Je viens d’une bourgeoisie terrible parce qu’elle est très rusée ; elle a tout prévu et accueille à bras ouverts le réalisme et le communisme. Mais cette attitude libérale est évidemment le masque de son hypocrisie. À propos de réalisme, je voudrais dire que ce que je n’aime pas dans le cinéma italien, c’est qu’il n’est pas un cinéma réaliste, mais plutôt naturaliste. Ceci est à l’origine d’un grand malentendu : on s’obstine à appeler « réalisme» ce qui n’en est qu’une caricature. Le cinéma de Godard, par exemple, est réaliste. Et en Italie, le seul grand réaliste est Rossellini.

Dans Prima della Rivoluzione, il y a à la fois du courage et de la complaisance : du courage parce que le film est une sorte d’exorcisme par lequel je m’efforçais de couper les ponts avec mon enfance et mon adolescence ; complaisance parce que cette rupture volontaire n’allait pas sans quelque regret. J’avais vingt trois ans et je n’avais jamais connu la «douceur de vivre». C’est pour cela que j’ai mis en épigraphe la phrase de Talleyrand. J’avais d’abord l’intention de placer la phrase à la fin du film, parce qu’elle aurait eu un sens très fort à la suite de tout ce qui était advenu. Mais ce sens aurait peut-être été trop fort, justement, et j’ai préféré mettre la citation au début, comme pour annoncer la couleur et le ton du film.

J’ai toujours été frappé par le fait que l’on se rappelle davantage la lumière des films que l’on a aimés, plutôt que leur contenu, l’histoire qu’ils racontent. Il y a ainsi une lumière de Voyage en Italie, qui n’est pas la lumière conventionnelle du Sud italien, comme l’est par exemple celle de Salvatore Giuliano, mais une lumière absolument «inventée». Et il y a aussi une lumière d'À bout de souffle, laquelle, selon moi, restera la lumière la plus caractéristique des années Soixante. Peut-être y a-t-il aussi une lumière de Prima della Rivoluzione.




Mon film s’inscrit dans le sillage de Stendhal. Surtout parce que la Parme qu’il évoque est une ville rêvée. Ses descriptions ne sont pas du tout fidèles à la réalité et, dans ses notes de voyage, il dit simplement : «Parme est une ville plutôt plate.», avant de passer aussitôt à un autre sujet. Je crois qu’il y a situé l’action de la Chartreuse uniquement en raison de sa passion pour Corrège. D’autre part, comme chacun sait, il n’y a jamais eu de Chartreuse à Parme.

Verdi a lui aussi un rôle bien particulier dans le film. Verdi, qui représentait à la fin du dix-neuvième siècle l’esprit de la révolution, incarne fort bien aujourd’hui celui de la bourgeoisie. La grande scène de l’Opéra, avec la représentation de Macbeth, permet dans le film de montrer un temple de la bourgeoisie, à la fois grandiose et trompeur.

On cherche toujours au cinéma à créer des métaphores, mais cela n’en vaut pas la peine, parce que les métaphores naissent spontanément. Je n’aime pas pour ma part la métaphore «voulue», comme le gros poisson mort que l’on voit à la fin de la Dolce vita.Il n’y a pas besoin d’organiser les choses puisque, à partir du moment où l’on monte les plans d’un film, on voit aussitôt surgir des métaphores. C’est d’ailleurs une chose étrange, parce que le cinéma n’est pas en son essence métaphorique : les images sont absolues, alors que les mots sont métaphoriques. Si l’on écrit le mot «arbre» dans un poème, le lecteur est libre d’imaginer tous les arbres qui existent dans le monde, le mot est le symbole de quelque chose d’autre ; alors que lorsque l’on filme un arbre, c’est seulement cet arbre-ci et pas un autre, il ne peut pas être le symbole d’autres arbres. Ce qui est bizarre dans le cinéma, c’est que le caractère absolu de l’image est aussitôt contredit dès qu’on la fait suivre par une autre image : c’est de cette succession que naît la métaphore. Jusqu’à Prima della Rivoluzione, je croyais que la poésie et le cinéma étaient une seule et même chose. Après, j’ai changé d’avis. Ce que je continue toutefois à penser, c’est que le cinéma est plus proche de la poésie que le théâtre ou le roman. Non pas en raison d’un illusoire langage commun, mais simplement parce que l’on peut avoir, en faisant du cinéma, une grande liberté, la même que celle dont on dispose quand on écrit des poésies. Selon moi, le romancier est beaucoup moins libre.

Je dois tout à mon père : c’est lui qui m’a fait connaître la poésie, non pas en m’enseignant des dogmes ou des théories, mais en me rendant sensible à une sorte de poésie totale de la vie. J’ai commencé à écrire des poèmes à sept ans, pour l’imiter, et j’ai cessé beaucoup plus tard d’en écrire, justement pour ne plus l’imiter, parce qu’il devenait paradoxal que je passe ma vie à imiter mon père. Il était aussi critique cinématographique ; nous habitions à la campagne dans les environs de Parme et deux ou trois fois par semaine, il m’amenait en ville pour y voir des films. C’est ainsi que j’ai connu John Ford et les autres grands auteurs. Il a été pour moi un initiateur, tant dans le domaine du cinéma que dans celui de la poésie.

Les cinéastes que je préfère sont Pasolini et Godard. Je les aime parce qu’ils sont deux grands esprits et deux grands poètes ; c’est justement pour cela que je veux faire des films contre Pasolini et contre Godard, parce que je suis convaincu que pour avancer, il faut nécessairement faire la guerre à ceux que l’on aime le plus.

(Les propos de Bernardo Bertolucci ont été recueillis par Jean-André Fieschi et publiés dans le numéro 73 de la revue Cinéforum (mars 1968). Ils ont été repris en italien dans La mia magnifica ossessione (Garzanti, 2010). Traduction personnelle)




Source de la vidéo : Site YouTube

Images
: en haut, Patrick Chartrain (Site Flickr)


autres : site Meddle TV

mardi 22 décembre 2009

Rues de Parme – extérieur jour


Gros plan de Fabrizio : un visage pour un instant anonyme, puis prennent vie les yeux encore naïfs de vingt-trois ans, puis le profil intelligent, rigoureux. Quand nous le découvrirons en pied, il semblera harmonieux dans ses un-mètre-quatre-vingt-trois, ses flancs étroits, ses longs bras et ses mains abandonnées. Fabrizio, de face, marche dans une rue (arrière-plan flou). Travelling arrière suivant son rythme. C'est sa voix que nous entendons depuis le début : calme et sévère, jamais humble, jamais ironique.

FABRIZIO. «Et pourtant, Eglise, j'étais venu à toi. / Je tenais serrés dans ma main / Pascal et les chants du peuple grec.»

Autre plan rapproché : il court (même travelling), face à nous.

VOIX OFF FABRIZIO. «La Résistance balaya / avec ses rêves neufs le rêve des régions / fédérées dans le Christ, et son doux et ardent / rossignol. / Malheur à qui ne sait pas que cette foi chrétienne / est bourgeoise dans le signe / de chaque privilège, de chaque reddition / de chaque servitude ; que le péché / n'est que le crime de lèse certitude quotidienne, haï / par peur et par aridité.»

Début musique clavecin (thème principal).

VOIX OFF FABRIZIO. «Malheur à qui ne sait pas que l'Eglise / est le cœur impitoyable de l'Etat.» (Tous les passages entre guillemets sont extraits de La Religione del mio tempo, de P.P. Pasolini) Comme en rêve viennent à ma rencontre les portes de la ville...

Plan général (en avion) de Parme, survolant la ville.

VOIX OFF FABRIZIO (suite). ...les remparts, les barrières de la douane, les clochers comme des minarets, les coupoles comme des collines de pierre, les toits gris, les loges ouvertes...

Plongée verticale vers le fleuve et un pont.

VOIX OFF FABRIZIO (suite). ...et en bas, plus bas, les rues, les faubourgs, les places, la place. Et au milieu, il y a le torrent, la Parma, le fleuve qui sépare les deux villes, les riches des pauvres. Et encore la place, au cœur même de la ville et pourtant si proche des champs que certaines nuits, l'odeur du foin y arrive.

Travelling avant en voiture débouchant sur la grande place (la place Garibaldi). Quelques piétons et voitures. Travelling faisant le tour complet de la place et terminant sur la statue de Garibaldi.


VOIX OFF FABRIZIO (suite). La place, et nous dedans, qui nous sentons comme dans une grande arène murée.
Plan rapproché : Fabrizio marche. Des pigeons s'envolent autour de lui.
VOIX OFF FABRIZIO (suite). Voilà : je marche au milieu de figures, en dehors de l'Histoire, éloignées... (travelling latéral en plan américain suivant Fabrizio qui marche dans la foule) ...des figures en qui préexiste seulement l'Eglise...

Plan moyen et travelling latéral contraire : Fabrizio marchant dans la foule.

VOIX OFF FABRIZIO (suite). ...en qui le Catholicisme a étouffé tout désir de liberté.

Il marche parmi des gens qui discutent par petits groupes compacts sur la place.



VOIX OFF FABRIZIO (suite). Ce sont mes semblables, les bourgeois de Parme, ceux de la messe de midi. (Plan américain serré sur son profil gauche. Il court.) Je me demande s'ils sont jamais nés. Si le présent résonne en eux comme il résonne en moi sans pouvoir se consumer.

Plongée générale sur la ville et reprise de la musique de clavecin. Plan américain serré de Fabrizio courant face à nous travelling arrière).



VOIX OFF FABRIZIO (suite). Clelia !

Plongée sur la ville. Les églises.

VOIX OFF FABRIZIO. Nous étions fiancés depuis toujours, prédestinés l'un à l'autre.

Plan général vers la porte ensoleillée d'une église. Un jeune homme blond (Agostino), plus jeune que Fabrizio, en sort et marche.

VOIX OFF FABRIZIO (suite). Mais Clelia est la ville. Clelia est cette partie de la ville que j'ai refusée.

Le jeune homme croise les bras et marche devant le porche.



VOIX OFF FABRIZIO (suite). Clelia est cette douceur de vivre que je ne veux pas accepter.

Le jeune homme se tourne et appelle, hors champ.

AGOSTINO. Fabrizio !

Il s'avance. Fabrizio entre dans le champ.


AGOSTINO. Je te l'ai trouvée. Elle est ici avec sa mère.



Il montre la porte de l'église. Les deux se dirigent vers la porte.

VOIX OFF FABRIZIO. Pour cela, par un dernier acte d'amour désespéré, j'ai erré à travers les églises à la recherche de Clelia. Je l'ai trouvée et j'ai voulu la regarder pour la dernière fois.

Découpage de la séquence d'ouverture de Prima della Rivoluzione,
de Bernardo Bertolucci L'Avant-Scène cinéma, n. 82, juin 1968.

Sources des images :

Photos en noir et blanc extraites du film : Site

Piazza Garibaldi, Parme (photo en noir et blanc) : Site Flickr

Piazza Garibaldi, Parme (photo en couleurs) : Site Flickr

vendredi 20 novembre 2009

Ti prego, non indagare





Campagne e ville di Parma – giorno


Carrelate laterali (camera car) su ville, campagne, giardini, nei dintorni di Parma.


VOCE DI GINA. Prima di tutto perdonami e ti prego, non indagare... Sono così delicata che mi sentirei di colpo in prigione. Non capisco se in te c'è solo curiosità o qualcosa d'altro, qualcosa di più... ma mi sono accorta che tu ti sei accorto. La tua faccia si abbuia tutta insieme. La tua faccia si rischiara tutta insieme. C'è solo un rimedio alle mie pene: gli altri, le persone, tu... E c'è la medicina della noia che mi ha portato fin qui, dalla lontana città di Milano. Qui è in corsa parallela con le ville che si rincorrono. Le nuvole rincorrono altre nuvole e tu rincorri me che rincorro te... Mio nipotino parmigiano. Senza dirti niente ti ho detto tutto... Non indagare, non indagare, non indagare.



Campagnes et villas de Parme – jour


Suite de travellings latéraux (en voiture) sur des paysages des alentours de Parme : des arbres, des grilles...


VOIX DE GINA. Avant tout, pardonne-moi... et je t'en prie, ne cherche pas à comprendre. (Un champ) Je suis si fragile que je me sentirais tout de suite en prison. (Vers une villa) Je ne comprends pas s'il y a seulement de la curiosité en toi, ou quelque chose d'autre, de plus. (La même villa) Mais je me suis aperçue que tu t'en es aperçu. Ton visage s'obscurcit tout d'un coup. Ton visage s'éclaire tout d'un coup. (Des villas) Il n'y a qu'un remède à mes peines : les autres. (Des arbres) Les personnes, toi. Et il y a le remède de l'ennui, qui m'a amenée jusqu'ici, loin de Milan. Ici, en course parallèle, avec les villas qui se poursuivent. Les nuages poursuivent d'autres nuages. Et toi, (des cyprès) tu me poursuis, moi qui te poursuis. (D'autres arbres, d'autres villas.) Mon petit neveu de Parme. Sans rien te dire, je t'ai tout dit. Ne cherche pas à comprendre. Ne cherche pas à comprendre. Ne cherche pas à comprendre.

Extrait du découpage de Prima della Rivoluzione, de Bernardo Bertolucci.





Source des images : Site Meddle TV


mercredi 2 septembre 2009

Sempre Verdi !



« Et brusquement l'action reprend, sans prévenir, et c'est de nouveau la même scène qui se déroule, une fois de plus... Maria Callas est extrêmement agitée. La musique dont l'intensité va croissant, s'empare du vide, sous le lustre immense, animé d'un mouvement presque insensible. Puis ce sont les couloirs déserts bien entendu. La représentation continue, ou bien est-ce : la représentation se poursuit? Toujours est-il qu'on distingue encore la voix, plus forte, il doit s'agir de l'air fameux, et en effet, on entend, à peine étouffée maintenant, l'exclamation tant attendue. Il court sur le tapis épais, devant une rangée de loges en demi-cercle. Il fantasma ! Il dévale quelques marches. Il débouche dans le hall. Elle est en train de le traverser en oblique, se dirigeant vers la sortie. Elle est seule. Elle a atteint les portes. Puis, se retournant à demi, elle l'aperçoit. Ils se rejoignent sous la marquise où ils demeurent un instant arrêtés, côte à côte. Verdi, Verdi, Verdi, sempre Verdi ! Et ceci donc, à quelques variantes près semblable, à l'opéra de Parme, à la Fenice ou à Covent Garden. »

Renaud Camus Passage, page 155 (éditions Flammarion, 1975)

Passage : nouvelle édition électronique.

A propos des Eglogues.