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dimanche 15 juillet 2018

Enfin l'Italie !




Claude Michel Cluny a vingt-six ans quand il consigne dans son journal intime ces quelques notes laconiques mais vibrantes d’enthousiasme et de ferveur à propos de sa découverte de l'Italie, via la Corse. Elles ne seront publiées que près de cinquante ans plus tard, en 2002, dans le premier volume de son journal littéraire, Le Silence de Delphes (dix tomes déjà publiés aux éditions de la Différence) :

Juillet. [1956] – Avons embarqué à Marseille, des amis et moi, pour la Corse. Il fait si beau que j'abandonne ma cabine pour passer la nuit sur le pont, dans une chaise longue. Bastia. L'or des pierres. Et trois vieilles femmes séchant comme des aubergines sur les marches de l'église.

– L'ébauche d'un bateau sur son berceau : naissance de l'harmonie.

– J'embarque, seul, à Bastia pour Livourne : enfin l'Italie !




26 août, Arezzo. – Ce n'est pas « le rêve de Constantin » qui nous intéresse, c'est celui du peintre. L'art s'est libéré des lois qui ne sont pas les siennes. Notre passion va au génie des peintres, pas au monde qu'ils sont censés avoir eu (?) sous les yeux. Diderot juge Greuze par le sentiment, il ne l'apprécie que pour son rendu – le mot dans sa justesse est affreux – de l'anecdote.





7 septembre, Fiesole. – Une telle harmonie partout (sauf les hurlements de la radio dans les rues, les klaxons, les Vespas...), qu'on s'attend à voir les anges peigner leurs ailes entre les cyprès. Et combien de jeunes Toscans pourraient sortir de l’atelier de Cellini, ou de son lit !





Benozzo Gozzoli peignait le cortège des Rois mages à la lumière des bougies, comme Van Gogh peindra les étoiles. Mais comment La Tour travaillait-il ?




Sans date. – Parti de Florence la mort et la beauté dans l'âme. Milan, Musée de la Brera d'abord. La cathédrale, énorme vaisseau échoué sous une forêt d'agrès, de haubans gothiques ! Sur le toit, les Italiens, qui ne perdent jamais l'occasion de faire de l'argent, ne vendant pas des cierges mais du Coca-Cola ; c'est la buvette du ciel ?
Je repars pour Orly en Vickers Viscount. Nous avons un peu d'avance sur l'horaire et le commandant de bord nous offre un tour du massif du Mont Blanc spectaculaire.

Claude Michel Cluny  Le Silence de Delphes Journal littéraire 1948-1962  Editions de la Différence, 2002







Images : de haut en bas, (1) Site Flickr

(2) Yves Baril  (Site Flickr)


(4) Steven Brinkman  (Site Flickr)

(5) et (6) Site Flickr

(7) Andrea Tornabene  (Site Flickr)

(8) André Neto  (Site Flickr)




samedi 31 janvier 2015

L'Arbre arraché




Trois poèmes de Claude-Michel Cluny, qui est mort le 11 janvier dernier ; il y évoque le cycle de fresques réalisées par Piero della Francesca dans le chœur de la chapelle Bacci, dans la basilique Saint-François d'Arezzo : La Légende de la Vraie Croix. Il est question ici du premier épisode, les Adamites :

I  L'arbre dressé dans l'arcature, à droite, sépare les moments derniers d'Adam de l'ensevelissement. 
Plusieurs fois le crépi s'est abîmé, entraînant des pans de la fresque.

Comme si cela s'était passé très haut
dans le temps inaccessible
sous le plus grand arbre défolié par la peur
pour moitié arraché au mur 
— avec le ciel pur
les nuages ne bougeant barques dans le bleu,
eau d'hiver —
temps abstrait et doux aimé des Adamites nus
vêtus de leur seule beauté...
Ombres d'ambres !
(autrefois inaccessibles
sauf aux prélats, à la cohorte d'officiants
— est-on seulement sûr qu'ils y portaient les yeux ?)
Que comprenaient-ils
à cet arbre prémonitoire comme un cri
jailli longtemps après de la bouche du mort,
mis là tout au centre
avec cette fille en croix
qu'avant ses frères son père engrossa,
Ève trop lasse de cette famille
qui n'en finit pas,
Ève usée comme une robe de lin.
Si haut qu'il faut prendre un peu de recul
ainsi qu'on se cambre pour admirer la nuit,
la splendeur nue et tant d'astres morts
mêlés aux vivants.









III  Seth a glissé dans la bouche du mort les graines de l'Arbre de la connaissance, apportées par Michel, l'Archange.

L'immobile cri de l'arbre
jaillissant
de la terre qui déjà emplit la bouche d'Adam
— sourions des graines que l'Archange accepta
de remettre à Seth, et qui feront refleurir
le beau péché de sagesse.
Le cri vide la gorge de la femme...
(Par deux fois les peintres
recomposèrent les manques.)
Sèche et lasse main d'Ève,
qui invente une tendresse
pour ce qui s'achève
et leur
demeure incompréhensible !
Il faut apprendre à vivre le temps nu
d'être seul
entre tous
dans les pierres et le vent
Apprendre à supporter le poids soudain du Temps
creusant le corps émacié
(Songe-t-elle à l'incompréhensible
immobilité d'Abel ?),
à connaître cette profondeur
que nous accorde la mort
dans la communion du sol,
apprendre l'étroit passage des heures
ignoré jusqu'alors par la tribu.

Race parfois belle parmi d'autres,
le soir invente ta mémoire.






V  dans sa marche vers l'espoir, l'apaisement de l'ombre, l'invention de la fin du Temps.

De la vive,
très lente déchirure,
source d'eau limpide
où vivre se désaltère,
naît l'idée
que l'éternité se meurt.
Merveille neuve jaillie
de la pure absence
Et toi seule
anime toute beauté !
Le peintre interroge
la fragile plénitude
Il renoue (figure de gauche en haut)
la chlamyde verte.
Transparence
Mémoire de l'eau
où se formèrent les songes
Mémoire de la chair altérée...
Est-ce Irad
beau de tant d'incestes,
en marche vers l'absence du père ?
À l'épaule de l'éphèbe
(amant aussi de son frère ?)
le crépi tombé
arraché pour la seconde fois
agrafe l'aile d'un ange —
l'air s'éclaire,
passage de la splendeur.

Claude-Michel Cluny  Poèmes d'Italie, Editions de La Différence, 1998 













vendredi 25 février 2011

Figures de silence


Per un altro Vincenzo




Und aus der meinen und aus der deinen

werden Gestalten der Stille steigen,
die sich leise entgegenweinen...


R.M. Rilke Dir zur Feier





« Ils ont atteint Arezzo peu avant midi, quand les églises sont calmes et fraîches sous le jour violent. Ils sont montés dans la ville haute, jusqu'à cette massive église paysanne où Piero della Francesca a peint l'Histoire de la Vraie Croix. (...) Vincent et Angela s'arrêtent au bord du chœur. Éblouis par le soleil inondant la verrière, ils devinent à peine les surfaces peintes. Vincent retarde l'instant où sa main pressera l'interrupteur des éclairages. Englouties par l'ombre, les fresques existent hors du regard, hiératiques, intemporelles, résorbées dans un espace qui leur est propre et où nul ne peut désormais les atteindre. (...)



An centre du mur est peinte la fresque sublime. Trois lacunes la marquent, étroites, verticales, dont on ne perçoit plus l'écorchure, devenue elle-même forme et couleur. La Reine de Saba rend visite à Salomon. Draperies impalpables sur d'abstraits corps de femmes. Parfaite harmonie d'une scène que toute émotion a désertée. Le groupe des suivantes s'inscrit dans la plénitude du cercle, son rythme immuable est celui du cérémonial. Si peu de vie sépare leurs lignes épurées de celles des arbres et des colonnes. Figures humaines aux contours si précis que leur individualité s'estompe, formes qui par trop de définition se trouvent diluées. Les yeux mi-clos sur leurs regards absents, elles esquissent d'improbables sourires, énigmes posées sur l'espace ignoré, musique à peine pressentie. Êtres inconnus d'eux-mêmes, hermétiques aux autres, mais formant un groupe que l'indicible cimente.



Entre une tête asexuée – jeune page ou servante – et la courbe infinie d'un autre cou, émerge un visage sans corps, un visage plus frémissant, les yeux largement ouverts, inondé d'espérance. Sur celui-là aussi se lit le mystère, mais que la fragilité humanise. Sans doute n'a-t-il pas la pureté hautaine de ceux qui l'entourent, sans doute devine-t-on sur lui, avec la tendresse si forte, une muette angoisse qui en est la mesure, mais à sa manière, plus humble, plus accessible, il indique le même chemin. Ce visage-là peut tout accueillir, il n'a pas besoin de certitude. »


Bernard Simeone
Figures de silence Editions Jean Honoré, Lyon, 1983