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jeudi 4 août 2011

Le relief du temps


"Mais que sais-tu des dieux d'ici, ô naïf voyageur ? Nous ne les apercevons pas encore !

– C'est à cela que je les reconnais : ce sont les dieux de mon pays."

O. Lemka Conversations dans la barque des Morts








Une lecture de Parti pris, Journal 2010, de Renaud Camus (Fayard, 2011)

Si les titres des précédents volumes du Journal de Renaud Camus étaient volontiers allusifs, ou poétiques, celui qui a été choisi pour l’année 2010 est beaucoup plus direct et explicite : Parti pris. L’expression renvoie évidemment aux choix politiques de l’auteur, autour de son parti de l’In-nocence qui tente de s’affirmer "sur le terrain", et même de se trouver des alliés dans la perspective de la prochaine élection présidentielle, à laquelle Renaud Camus a annoncé sa candidature. Il est en tout cas évident que la politique tient cette année-là une place importante : il s’agit de faire connaître plus largement les positions du parti de l’In-nocence, à travers la publication de l’Abécédaire de l’In-nocence, dont on suit ici les étapes de la difficile gestation, et aussi la participation à des réunions et débats divers pour nouer des alliances et inscrire dans l’action ce qui relevait plutôt au départ de la discussion (à travers le forum du parti) et de la réflexion morale et esthétique (on pense ici à des ouvrages comme Syntaxe, Eloge du paraître, La Grande déculturation). Cela ne va pas sans quelques déconvenues, et l’on a souvent envie de s’exclamer, comme Géronte chez Molière : «Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?», par exemple quand on voit Renaud Camus participer à un apéro saucisson-pinard, tenter de se faire entendre dans le brouhaha d’un meeting "contre l’islamisation de l'Europe", ou assister dans un repas à un début de rixe entre deux militants "identitaires"...

L’auteur considère d’ailleurs souvent ces débuts dans le militantisme actif avec une certaine distance : «Peut-être devrais-je être moins modeste, moins réservé, moins en arrière de la main, à propos de toute cette affaire politique où mon souci premier, dans l’immédiat, est de tenter d’échapper, dans la mesure du possible, au ridicule. (...) J’ai été passablement pris de court et suis surpris par les proportions que revêt cette affaire. Comme je n’envisage pas de démentir, cependant, sans doute ferais-je mieux d’assumer plus résolument la situation.» (page 469). Il faut reconnaître que l’on a connu des candidats plus résolus et plus enthousiastes, et moins sceptiques quant à l’issue de leur entreprise : «Mais qui est poli, ou seulement correct, décent, in-nocent ? La période de troubles sociaux qui s’achève a été un grand moment de "micro-trottoirs". C’est terrible à quel point j’aime peu le peuple qu’on entend s’exprimer là, et dont je suis censé solliciter les suffrages.» (page 439). R.C. constate également que, du côté de ceux qui devraient être des alliés, les réactions à ses interventions ne sont pas toujours bienveillantes, en particulier en raison de son homosexualité : «...tous les mots d’un caniveau un peu archaïque sont de sortie, l’insulte la plus délicate à mon endroit étant celle de fiotte peureuse...» (page 496). On comprend un peu que dans les dernières pages du Journal, au moment où il dresse une sorte de bilan de cette année 2010, l'auteur «calcule avec plaisir que, selon toute probabilité, dans dix-huit mois, [sa] carrière politique sera définitivement close – dans deux ans, pour aller jusqu'au bout de [son] actuel mandat présidentiel à l'In-nocence.» Il ne manque pas non plus d'ironie quand il considère les difficultés matérielles qu'il risque de rencontrer en raison d'un contrat non renouvelé par l'un de ses éditeurs : «Bref, il va falloir que je sois élu à la présidence de la République, car c’est l’Elysée ou les ponts. Les ponts mènent d’une courte tête.» (page 556).




Cette année 2010 est décidément marquée par les débuts : dans le militantisme, on l’a vu, mais aussi dans la peinture, que l’auteur pratique avec un enthousiasme croissant ; on remarquera d’ailleurs que sa conception de la peinture rejoint d’une certaine façon le projet des Eglogues : «ce que j’aime dans les tableaux (et dans les phrases), [c’est] que chaque couleur se souvienne de toutes celles dont elle a triomphé. Il faut viser au palimpseste.» L’un de ses tableaux – R.C. emploie souvent le terme de "couvertes" – s’intitule L’Ode à Leuconoé, et c’est même ce tableau qui figure sur la couverture du livre. Cette référence à Horace (via Larbaud) et au carpe diem se retrouve aussi souvent dans le Journal, comme une sorte de cœur secret : je pense à tous ces passages qui évoquent la splendeur de l’instant, le miracle de la lumière, le temps que l’on voudrait arrêter pour éterniser le miracle : «Les arbres de Judée, hier, étaient à l’acmé de leur floraison. Les pétales de leurs branches ne sont pas tombés mais leur mauve est plus pâle aujourd’hui, parce qu’il est entièrement serti entre les feuilles vert tendre qui ont poussé autour de lui pendant la nuit. On ne souhaiterait qu’une chose : que tout cela s’arrête, ne bouge plus.» (page 162-163) ; et un peu plus tard, au moment du solstice d’été : «Il n’y a pas quinze jours, je grelottais encore. Et maintenant ça, cette magnificence, ces soirs, cette lumière qui passe sous les branches pour velouter tous les lointains, ces ciels bleu marine aux nuages blancs, ces tons d’ardoise dans les zones irriguées, tous ces arbres au feuillage trop lourd, trop somptueux pour leurs ramures, cette perfection débordante, ce silence pourtant, et cette injonction à les aimer comme des fous, parce que demain ce ne sera plus si beau...» (pages 221-222). L’amertume devant le monde tel qu’il va et l'avancée du désastre cède quand surviennent ces moments de pure joie où l’on est heureux d’être simplement vivant : «C’était l’un de ces moments où n’être pas mort paraît une chance inouïe.» On comprend bien en lisant ces passages pourquoi R.C. reconnaît chez lui, à côté d’une certaine inadaptation sociale, une merveilleuse adaptation ontologique, qui rejoint l’épicurisme par cette hâte qui le saisit à la pensée de l’inépuisable diversité de la vie (L’Epuisant Désir de ces choses) et de la brièveté des jours : «Quand je vois combien les êtres, souvent, ont des passions molles, des curiosités chiches, des plaisirs qui semblent sans saveur, des intérêts qu’ils sont sans cesse obligés de recréer, de réalimenter, de renforcer artificiellement, je me félicite no end de mon bonheur de désirer sans cesse et de mon incapacité totale à m’ennuyer (les autres y parviennent très bien, en revanche).» (pages 423-424).
On s’aperçoit à la lecture de ces lignes de la grande cohérence de la pensée de R.C. puisque ces remarques existentielles rejoignent ses observations politiques : consentir au laisser-aller, à l’ennui, c’est aussi à une échelle plus large consentir au désastre, renoncer à ce qu’il y avait de plus aimable dans une culture et dans une civilisation : «La cohérence de tout cela tient à un consentement affreux, parce qu’il est consentement à la mort.» (page 481). La maturité, l’approche de la vieillesse offrent aussi la possibilité de vivre dans le relief du temps, «expérience du plus haut intérêt, bathmologique au possible ; et même par bien des côtés, très poétique», comme l’écrivait R.C. dans Au nom de Vancouver (page 402). C’est cette perception plus ample, et d’une certaine façon plus riche et plus profonde, qui fait tout le prix des derniers volumes parus du Journal. Il s’agit bien sûr toujours de rendre compte de ce que c’est que de vivre ; et dans Parti pris, les pages sur les inconvénients des chambres d’hôtel, les problèmes de chauffage et de carte bancaire, l’amoncellement des épreuves à corriger de toute urgence ne manquent pas, et font que l'auteur craint parfois un enlisement du Journal (page 172), qu'il est certains soirs presque obligé d’écrire en dormant (page 243) ; mais le relief du temps est là, qui offre une pâte plus riche (on en revient à la peinture), et une plus grande profondeur de champ. Le ton est même plus apaisé, sans résignation, mais avec une sorte de distance, de détachement presque serein : «Il y avait une très belle lumière d'extrême soir d'hiver, je fais l’inventaire de tout ce qui meurt – les enduits, la campagne, la France, le subjonctif imparfait, la musique. Et je salue gaiement nos dieux prêts à partir.» (page 543). R.C. cite ici Musset, mais on peut également penser au Leopardi du Soir du jour de fête ou au mélancolique et mystérieux Lemka des Conversations dans la barque des Morts... Et puis, même si le tourment dure, il y a ce changement de perspective qui éclaire différemment les choses, comme dans ce très beau passage : «Maintenant je vois le pays en relief, le relief du temps ; et 1992 semble une autre époque. Pourtant, de très vieilles femmes qu'on croyait depuis longtemps dans un monde meilleur marchent encore, au bras de leur gouvernante, sur les levées de terre qui retiennent les eaux de réservoirs paisibles, dans le soleil pâle du grand âge et de l'été indien.» (page 465).





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