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samedi 2 octobre 2010

L'Épuisant Désir de ces choses




Il y a des hommes qui ne peuvent pas lire, dans Mandelstam, dans Larbaud, dans Ella Maillart, le récit d’un pique-nique dans une île, sur le lac de Sevan ou sur le lac de Van, par un dimanche prolétaire d’avant-guerre, la chronique d’un envol de corbeaux, sous la falaise de Bayezid, ou la simple évocation distraite d’une attente, à la gare de Métaponte, entre Tarente et Matera, sans qu’aussitôt la folie ne leur tape sur l’épaule, en soulevant son masque, toute prête à les happer.
Pour d’autres, ou les mêmes, certaines pages de certains Guides bleus font une lecture trop forte, certains soirs. Et le sommeil leur est ravi pour des heures, ou bien pour des années, à la seule description trop précise de Trézène, et du rocher où Phèdre s’asseyait, près de la ferme Kokkinia ; c’est de là qu’elle suivait du regard, vous explique-t-on doucement, sans songer au mal qu’on vous fait, les exercices équestres d’Hippolyte. Prendre un sentier à droite, non fléché, trois cents mètres environ après le gué sur le Gyphyracon : en vingt ou vingt-cinq minutes (ascension assez pénible), il vous mènera aux restes insignifiants du sanctuaire.
A ceux-là les atlas sont un gouffre, un abîme : innocemment ouverts sur une petite table pliante, dans une embrasure, ils les attirent parmi leurs spirales, et ils les perdent : ah ! de songer qu’on pourrait marcher maintenant, maintenant, au lieu de... sur la presqu’île de Manguychlak, et regarder les îles Tioulen...
Ça n’a pas d’intérêt ? Vous dites que c’est aussi vilain que possible, les îles Tioulen ? D’abord je n’en crois rien. Mais quand bien même... Justement, au contraire : raison de plus ! Est-ce que ce n’est pas dans des endroits pareils que nos chances sont les meilleures de prendre le réel sur le fait, pour changer, et le visible à ses pièges ? Ils ne nous attendent pas au pied du Taj Mahal, certainement, assis sur le bord d’un bassin ! Tandis que chez les Ingouches, qui sait, dans l’oblast d’Orël, ou le gouvernement de Toula...

Renaud Camus L'Épuisant Désir de ces choses, éditions P.O.L, 1995






Images : en haut, Xavier Varela (Site Flickr)

en bas, Ercan Baysal  (Site Flickr)



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