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samedi 9 octobre 2010

L'éphèbe de Subiaco


– C’est la première fois que vous venez dans un musée ? demanda-t-elle, un peu machinalement, un peu par curiosité.
– Oui. Je suis venu voir quelqu’un de mon pays.
– Quelqu’un de votre pays... Il est gardien, peut-être ?
– Non, c’est une statue.
Et comme elle avait l’air perplexe, il enchaîna :
– On m’a dit qu’il y avait dans ce musée un gars de Subiaco. Et comme c’est près de la gare...
– Un gars de Subiaco ?
– Notre curé m’a dit qu’on l’appelait Efebo, je crois...
– Mais je le connais ! s’écria-t-elle avec amusement.
– Oui ? Où est-il ?
– Dans une autre salle. Venez.
Ils passèrent dans l’autre salle.
Le voilà, dit-elle, désignant un athlète au genou ployé. Cette statue de marbre.
– On ne peut pas savoir qui c’est, dit-il, déçu. Il n’a pas de tête.
Minna se mit à rire.
– Non, il l’a perdue depuis longtemps. Mais, vous savez, vous ne l’auriez pas reconnu, de toute façon : on l’a trouvé à Subiaco. Ça ne veut pas dire qu’il est de Subiaco. Le garçon paraissait de plus en plus déçu.
– «Efebo», ça veut dire quoi, au juste ?
– Un garçon. C’est le mot grec pour garçon. Vous êtes un éphèbe de Subiaco. Un vrai.
– Moi, j’ai une tête, dit-il en se frappant le front avec le poing. Ce n’est pas du marbre. C’est du bois.
Il examinait la statue sous tous les angles.
– Elle est ancienne ? demanda-t-il.
– Très ancienne. Deux mille ans, ou plus.
– Et ce n’est pas le portrait d’un gars de mon pays ?
– Peut-être, après tout, puisque c’est là qu’on l’a trouvée. Mais les savants disent que c’est une copie romaine d’une œuvre grecque. Alors...
Il hocha la tête, plein de considération pour la science des savants et celle de Minna.
– Capito, dit-il. Eh bien, le curé a mal expliqué les choses. Ou c’est moi qui n’ai pas compris.
Il avait l’accent épais de la campagne romaine. Ses mains aussi trahissaient sa condition de paysan ; mais l’accoutrement était plutôt celui d’un vagabond. Bien qu’il fît assez froid, il ne portait ni cravate ni écharpe. Il était chaussé de souliers informes, qui n’avaient pas dû être cirés depuis longtemps. En contraste avec cette apparence misérable, il était beau, d’une beauté qui tenait surtout à l’architecture du visage, et qui était aussi terrienne que sa voix. Ce garçon qui venait d’une bourgade du Latium, il semblait à Minna qu’il remontait du fond des âges. On n’aurait pas été surpris de le voir en effigie de mosaïques sur le pavement d’une villa romaine. Elle apprécia d’abord en lui, comme une vertu poétique, cette appartenance évidente à une terre, un pays, une race. Elle fut sensible aussi à l’affleurement permanent du sourire dans les yeux et autour de la bouche, comme s’il y avait eu chez ce paria une source intarissable de bonne humeur, de joie de vivre.

Jean-Louis Curtis L'éphèbe de Subiaco (in Le Thé sous les cyprès éditions Julliard, 1969)

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