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mercredi 30 juin 2010

La lumière et les ombres




Le texte que l'on va lire ici a été publié dans la revue Cinéforum en 1968, au moment de la sortie française de Prima della Rivoluzione (le film a été projeté en France quatre ans après sa sortie italienne). L'entretien a été repris dans un ouvrage qui vient de paraître en Italie, La mia magnifica ossessione (Garzanti ed.) : c'est cette version-là que j'ai traduite ici. Les propos de Bertolucci sont bien sûr marqués par l'ambiance idéologique de l'époque, avec son insistance sur la thématique marxiste qui est sans doute l'élément le plus daté de l'entretien. Mais on retrouve aussi dans ce texte l'intelligence de Bertolucci, et sa passion pour le cinéma (sa «magnifique obsession», selon le titre du livre qui vient de paraître en Italie) qui font que l'essentiel de ce qui est dit reste fort et passionnant. Il y a dans les premiers films de Bertolucci (disons jusqu'à La Stratégie de l'araignée), une force poétique (à laquelle l'influence de son père, Attilio Bertolucci, n'est sans doute pas étrangère), un sens de la métaphore, une ambiguïté des personnages qui dépassent largement l'aspect idéologique du propos, à la différence me semble-t-il des films de Bellocchio de la même époque, beaucoup plus marqués et datés de ce point de vue. Je place à la fin du texte un extrait du documentaire de Jean-André Fieschi Pasolini l'enragé, où l'on peut voir un Bertolucci de vingt-cinq ans témoigner (en français) à propos de son travail auprès de Pasolini sur le tournage d'Accatone. Au passage, on ne peut qu'être frappé par son extraordinaire ressemblance avec Francesco Barilli, le Fabrizio de Prima della Rivoluzione ; j'aime aussi ce moment de l'entretien où Bertoluccci s'interrompt pour dire à Pasolini qui vient d'entrer dans la pièce : «Esci, per favore, non posso parlare davanti a te.» (Sors, je t'en prie, je ne peux pas parler devant toi.)...

La droite et la gauche italiennes ont attaqué Prima della Rivoluzione pour des raisons essentiellement idéologiques. Il s’agissait en fait d’un conflit de générations. Nous faisons partie d’une génération qui est née trop tard pour participer à la Résistance, et trop tôt pour partager l’idéologie beatnik ou tout ce qui lui ressemble. De plus, nous avons découvert la politique dans les années qui marquaient la fin de l’engagement. C’était une période de vacuité, et c’est pour cela que Prima della Rivoluzione est un film ambigu, je n’ai pas peur de le dire. Doublement ambigu, même : sur le plan d’un certain discours politique, mais aussi sur le plan de l’esthétique, du langage cinématographique. Je crois que les cinéastes, et plus spécialement ceux qui sont jeunes et n’ont pas achevé leur formation, ne doivent pas seulement prendre conscience d’eux-mêmes par rapport au monde, à la société et à l’histoire, mais aussi par rapport au cinéma. Il faut s’interroger sans relâche sur ce que représente le cinéma, même s’il est impossible de donner à cette question une réponse dogmatique. Ce qui est merveilleux lorsque l’on voit un film, c’est de découvrir «le cinéma» à travers ce film.




Dans Prima della Rivoluzione, j’ai voulu décrire un personnage de vaincu, d’impuissant, qui croit être quelque chose alors qu’il n’est rien. À un autre niveau, Fabrice, c’est moi, comme je suis aussi Gina, Puck, ou Cesare. Il y a un lien d’affection qui m’attache à ces personnages, c’est une chose qui m’a sauté aux yeux quand j’ai revu le film deux ans après l’avoir tourné. D’autre part, un metteur en scène aime toujours ses personnages. Si je devais faire un film avec des personnages vraiment négatifs, je ne sais pas très bien comment j’assumerais cela. Fabrizio représente l’impossibilité pour un bourgeois d’être marxiste. Il cristallise ce qui m’effrayait quand je tournais le film : l’impossibilité pour moi d’être un marxiste bourgeois.

C’est un problème que je n’ai pas encore résolu : la seule façon d’être marxiste, pour moi, c’est d’adhérer au dynamisme, à l’incroyable vitalité du prolétariat, du peuple, qui est la seule force révolutionnaire qui existe au monde. Je me place derrière ce mouvement et je me laisse porter, pour ne pas être poussé trop en avant. Il faut dire aussi que mon discours était volontairement ambigu : il est important de regarder en face sa propre ambiguïté et de chercher à la dépasser. Je suis double parce que je suis un bourgeois, comme Fabrice dans le film, et je fais des films pour éloigner des dangers, des peurs qui m’habitent : peur de la faiblesse, de la lâcheté. Je viens d’une bourgeoisie terrible parce qu’elle est très rusée ; elle a tout prévu et accueille à bras ouverts le réalisme et le communisme. Mais cette attitude libérale est évidemment le masque de son hypocrisie. À propos de réalisme, je voudrais dire que ce que je n’aime pas dans le cinéma italien, c’est qu’il n’est pas un cinéma réaliste, mais plutôt naturaliste. Ceci est à l’origine d’un grand malentendu : on s’obstine à appeler « réalisme» ce qui n’en est qu’une caricature. Le cinéma de Godard, par exemple, est réaliste. Et en Italie, le seul grand réaliste est Rossellini.

Dans Prima della Rivoluzione, il y a à la fois du courage et de la complaisance : du courage parce que le film est une sorte d’exorcisme par lequel je m’efforçais de couper les ponts avec mon enfance et mon adolescence ; complaisance parce que cette rupture volontaire n’allait pas sans quelque regret. J’avais vingt trois ans et je n’avais jamais connu la «douceur de vivre». C’est pour cela que j’ai mis en épigraphe la phrase de Talleyrand. J’avais d’abord l’intention de placer la phrase à la fin du film, parce qu’elle aurait eu un sens très fort à la suite de tout ce qui était advenu. Mais ce sens aurait peut-être été trop fort, justement, et j’ai préféré mettre la citation au début, comme pour annoncer la couleur et le ton du film.

J’ai toujours été frappé par le fait que l’on se rappelle davantage la lumière des films que l’on a aimés, plutôt que leur contenu, l’histoire qu’ils racontent. Il y a ainsi une lumière de Voyage en Italie, qui n’est pas la lumière conventionnelle du Sud italien, comme l’est par exemple celle de Salvatore Giuliano, mais une lumière absolument «inventée». Et il y a aussi une lumière d'À bout de souffle, laquelle, selon moi, restera la lumière la plus caractéristique des années Soixante. Peut-être y a-t-il aussi une lumière de Prima della Rivoluzione.




Mon film s’inscrit dans le sillage de Stendhal. Surtout parce que la Parme qu’il évoque est une ville rêvée. Ses descriptions ne sont pas du tout fidèles à la réalité et, dans ses notes de voyage, il dit simplement : «Parme est une ville plutôt plate.», avant de passer aussitôt à un autre sujet. Je crois qu’il y a situé l’action de la Chartreuse uniquement en raison de sa passion pour Corrège. D’autre part, comme chacun sait, il n’y a jamais eu de Chartreuse à Parme.

Verdi a lui aussi un rôle bien particulier dans le film. Verdi, qui représentait à la fin du dix-neuvième siècle l’esprit de la révolution, incarne fort bien aujourd’hui celui de la bourgeoisie. La grande scène de l’Opéra, avec la représentation de Macbeth, permet dans le film de montrer un temple de la bourgeoisie, à la fois grandiose et trompeur.

On cherche toujours au cinéma à créer des métaphores, mais cela n’en vaut pas la peine, parce que les métaphores naissent spontanément. Je n’aime pas pour ma part la métaphore «voulue», comme le gros poisson mort que l’on voit à la fin de la Dolce vita.Il n’y a pas besoin d’organiser les choses puisque, à partir du moment où l’on monte les plans d’un film, on voit aussitôt surgir des métaphores. C’est d’ailleurs une chose étrange, parce que le cinéma n’est pas en son essence métaphorique : les images sont absolues, alors que les mots sont métaphoriques. Si l’on écrit le mot «arbre» dans un poème, le lecteur est libre d’imaginer tous les arbres qui existent dans le monde, le mot est le symbole de quelque chose d’autre ; alors que lorsque l’on filme un arbre, c’est seulement cet arbre-ci et pas un autre, il ne peut pas être le symbole d’autres arbres. Ce qui est bizarre dans le cinéma, c’est que le caractère absolu de l’image est aussitôt contredit dès qu’on la fait suivre par une autre image : c’est de cette succession que naît la métaphore. Jusqu’à Prima della Rivoluzione, je croyais que la poésie et le cinéma étaient une seule et même chose. Après, j’ai changé d’avis. Ce que je continue toutefois à penser, c’est que le cinéma est plus proche de la poésie que le théâtre ou le roman. Non pas en raison d’un illusoire langage commun, mais simplement parce que l’on peut avoir, en faisant du cinéma, une grande liberté, la même que celle dont on dispose quand on écrit des poésies. Selon moi, le romancier est beaucoup moins libre.

Je dois tout à mon père : c’est lui qui m’a fait connaître la poésie, non pas en m’enseignant des dogmes ou des théories, mais en me rendant sensible à une sorte de poésie totale de la vie. J’ai commencé à écrire des poèmes à sept ans, pour l’imiter, et j’ai cessé beaucoup plus tard d’en écrire, justement pour ne plus l’imiter, parce qu’il devenait paradoxal que je passe ma vie à imiter mon père. Il était aussi critique cinématographique ; nous habitions à la campagne dans les environs de Parme et deux ou trois fois par semaine, il m’amenait en ville pour y voir des films. C’est ainsi que j’ai connu John Ford et les autres grands auteurs. Il a été pour moi un initiateur, tant dans le domaine du cinéma que dans celui de la poésie.

Les cinéastes que je préfère sont Pasolini et Godard. Je les aime parce qu’ils sont deux grands esprits et deux grands poètes ; c’est justement pour cela que je veux faire des films contre Pasolini et contre Godard, parce que je suis convaincu que pour avancer, il faut nécessairement faire la guerre à ceux que l’on aime le plus.

(Les propos de Bernardo Bertolucci ont été recueillis par Jean-André Fieschi et publiés dans le numéro 73 de la revue Cinéforum (mars 1968). Ils ont été repris en italien dans La mia magnifica ossessione (Garzanti, 2010). Traduction personnelle)




Source de la vidéo : Site YouTube

Images
: en haut, Patrick Chartrain (Site Flickr)


autres : site Meddle TV

jeudi 24 juin 2010

Azzurri


"Azzurro, il pomeriggio è troppo azzurro, e lungo per me..."




"Sento fischiare sopra i tetti un aeroplano che se ne va..."

Source de la vidéo
: Site YouTube

mercredi 23 juin 2010

Occhio di capra


HANNU A PASSARI STI VINTINOV'ANNI | UNNICI MISI E VINTINOVI JORNA. Hanno da passare questi ventinove anni | undici mesi e ventinove giorni. Distico che come modo proverbiale sopravvive all'ottava che così comincia. L'intero canto si trova in più di una raccolta, ed è notissimo per la diffusione che in questi anni ne hanno fatto la radio e la televisione (quasi sempre cantato da Rosa Balistreri). Dice, in prima persona, di un uomo condannato a trent'anni di carcere, e ne ha scontato un solo giorno : con spavalda e atroce ironia sulla propria sorte. E a Racalmuto i due versi appunto si dicono a fare ironia su se stessi, quando ci si trova in una condizione che non consente fuga, quasi disperata.

Leonardo Sciascia Occhio di capra, ed. Einaudi

Il reste à passer ces vingt-neuf ans | onze mois et vingt-neuf jours. Distique qui, sur un mode proverbial, survit à la strophe de huit vers qui commence ainsi. Le chant, dans son intégralité, se trouve dans de nombreux recueils, et il est devenu très célèbre à la suite de ses nombreuses diffusions à la radio et à la télévision ces dernières années (presque toujours dans la version chantée par Rosa Balistreri). C'est le témoignage, à la première personne, d'un homme condamné à une peine de trente ans de prison, dont il n'a purgé qu'un seul jour : de façon atroce et fanfaronne, il ironise ainsi sur son triste sort. Et justement, à Racalmuto, on dit ces deux vers pour ironiser sur soi, quand on se trouve dans une situation sans issue, pratiquement désespérée.

Oeil de chèvre est disponible en français aux éditions Fayard.

Voici la chanson dont parle Sciascia dans son texte, Buttana di to mà (Putain de ta mère) :

Buttana di to mà ‘ngalera sugnu
Senza fari un millesimu di dannu
Tutti l’amici mia cuntenti foru
Quannu carzarateddu mi purtaru
Tutti lì amici mia ‘nfami e carogna
Chiddu ca si manciau la castagna
Quannu arristaru a mia era ‘nuccenti
Era lu jornu di tutti li santi
Nun sugnu mortu no ! Su vivu ancora !
Ogliu ci nn’è e la lampa ancora addruma
Si voli Diu e nesciu di sta tana
Risposta cci haju a dali a li ‘nfamuna
Hannu a finiri sti vintinov’anni
Unnici misi e vinti novi jorna.


Putain de ta mère, je suis en prison
Alors que je n’ai rien fait de mal.
Tous mes amis étaient ravis
De me voir emprisonné.
Traîtres tous ces amis, mais vraie charogne
Celui qui m’a dénoncé
Alors que j’étais innocent.
C’était le jour de la Toussaint
Mais je ne suis pas mort ! Je suis encore vivant !
Il y a toujours de l’huile dans la lampe
Et elle éclaire encore !
Si Dieu me permet de sortir de ce trou,
Je me vengerai de tous ces traîtres.
Il reste à passer ces vingt-neuf ans
Onze mois et vingt-neuf jours.





lundi 21 juin 2010

Celesti prati (Champs d'azur)




Nico Naldini est sutout connu comme biographe de son cousin Pasolini (la mère de Naldini était la sœur de Susanna Colussi-Pasolini), mais c'est aussi un très bon poète. On retrouve dans ses vers, d'un lyrisme pur et volontiers bucolique, l'influence de Saba et de Sandro Penna, mais aussi celle du Pasolini des poèmes frioulans. Les deux poèmes que je cite ici sont extraits du premier recueil de poésies de Naldini, La Curva di San Floreano. Ils ont été traduits en français par René de Ceccatty, dans une anthologie intitulée Je reviens des champs d'azur, publiée en 2000 aux éditions du Scorff.



Ritorno dai celesti prati


Ritorno dai celesti prati
quando d'incenso si veste
la recente sera.
E s'ode la voce di un fanciullo
smarrito nei campi
quando già ansiosa la sera
sulle erbe piove.


Je reviens des champs d'azur

Je reviens des champs d'azur

quand se vêt d'encens
le soir qui tombe à peine.
Et l'on entend la voix d'un enfant
perdu dans les prés
quand le soir déjà anxieux
pleut sur les herbes.



Con l'amico tornando dal campo

Lieti fanciulli siamo sul carro
incontro alla sera, fra campi odorosi,
fresche ventate e caldi soffi.

L'erba medica è umida
e un soave odore di erbe falciate
allegre nell'estivo calore.

Andiamo incontro al paese
che la sera vela
e ogni nostra voce s'è stancata
e più calde sono le case.
Dentro, al lume dei lampioni
fuma la cena,
e in qualche orto, fra casa e casa
un cuculo si prepara al canto.


En revenant des champs avec mon ami


Enfants joyeux, nous sommes sur la charrette
à la rencontre du soir, parmi les champs parfumés,
les fraîches bourrasques et les souffles chauds.

La luzerne est humide
et une suave odeur d'herbes fauchées
gaies dans la chaleur de l'été.

Nous allons à la rencontre du village
que voile le soir
et toutes nos voix se sont lassées
et les maisons sont plus chaudes.
À l'intérieur, à la lueur des lampions,
le dîner fume,
et dans quelque potager, entre deux maisons,
un coucou se prépare au chant.

Nico Naldini Je reviens des champs d'azur (édition bilingue)
Editions du Scorff, 2000

Traduction : René de Ceccatty

Images (1) et (2) : Site Flickr

dimanche 20 juin 2010

Italiques


À Rome en septembre
Hôtel du Sénat,
À Nice en décembre
Place Masséna,

Devant qu'attaquée
Que de jours cueillis,
Devant que marquée
Pour les jours punis !

Mais ne crois qu'on meure.
Car si tu mourais,
Je te chercherais
Dans l'autre demeure.

Entends-moi déjà
Chez les exilées...
Tu m'entends déjà,
Prête aux envolées :

«Viens. La place d'Espagne a mis ses azalées

Marcel Thiry Le Jardin fixe, Italiques, 1969

Image : Francesco De Benedetto (Site Flickr)

samedi 19 juin 2010

Le bruit de la mer (Il rumore del mare)


ANTIRÊVE

Est-ce bien le bruit de la mer ? Si c'est bien lui
Alors tout n'est pas qu'un rêve.
Je pourrais mourir sûr s'il y a dans la nuit
Le ressac lointain sur la grève.

Marcel Thiry Songes et Spélonques, 1973

Image : Jody Art (Site Flickr)

samedi 12 juin 2010

Nice



Une arsouille exhibe un macaque à barbe grise
De table en table à la terrasse au bord du port.
Le ciel bleu soir sur le Boron violettise.
Le sens est d'avancer la main vers cet alcool.

Le bateau pour la Corse est parti. Darse vide
Comme le monde est vide et comme il manque un chant
De chair, de chair, mon heure, ma fausse convive.
Ah ! si le méchant seul est seul, je suis méchant.

Marcel Thiry L'Encore, Emergences (1975)

Image : Jérôme Briot (Site Flickr)

Au nom de Vancouver


Out-worn heart, in a time out-worn,

Come clear of the nets of wrong and right ;
Laugh, heart, again in the grey twilight,
Sigh, heart, again in the dew of the morn.

W. B. Yeats Into the Twilight





Le précédent volume du Journal de Renaud Camus s’intitulait Une chance pour le temps ; dans celui qui vient de paraître, Au nom de Vancouver, on a l’impression que le temps s’accélère, se précipite, contraignant sans cesse l’écrivain à des manœuvres de plus en plus complexes pour accomplir malgré tout les multiples tâches qu’il s’est fixées, tenir tant bien que mal dans les délais impartis les engagements qu’il a pris. Le temps presse («Il tempo stringe», disent les Italiens, avec ces nuances particulières du verbe «stringere» qui me semblent ici pertinentes : serrer, contraindre, assiéger, acculer), et il faut visiter les «demeures de l’esprit», en France et en Angleterre, se documenter sur la vie et l’œuvre des artistes qui les ont habitées, rédiger les textes rendant compte de ces visites, prendre les photographies (et là, ce n'est pas seulement le temps qui passe qui peut jouer des tours, mais aussi le temps qu'il fait...), les mettre en ligne, choisir les meilleures, mais aussi corriger les épreuves des ouvrages à paraître, poursuivre l’écriture du roman (L’Ecart, devenu Loin) que l’on a promis à l’éditeur pour le début de l’année, et qui n’a guère avancé alors que l’on est déjà à la Toussaint, consacrer suffisamment de temps chaque jour à l’écriture du Journal, lire les livres (et les lettres) que l’on vous envoie, s’occuper du toit de la tour du château qui menace de s’effondrer, gérer la situation financière qui n’est pas non plus bien solide, faire réparer la chaudière, pallier la mémoire défaillante de l’ordinateur... Cette surcharge de travail finit même par affecter la structure du Journal, qui devient de plus en plus haché, discontinu, avec des retards qui s’accumulent, et «tous les temps qui se chevauchent sans pouvoir jamais se rattraper» (page 207). Au nom de Vancouver ressemble ainsi parfois au Journal de Travers, ce qui fait d’ailleurs au bout du compte l’un des charmes de ce volume, où l’on raconte au mois de décembre un voyage en Irlande fait au cœur de l’été. On se dit en lisant cela que l’expression «forçat des Lettres» employée par l’auteur n’est pas tout à fait hyperbolique : «le seul concept de dimanche, ne parlons pas de vacances, est pour moi une farce depuis quarante ans.» (page 265).

Pour ne rien arranger, il y a aussi les inquiétudes liées à l’âge, à la concentration qui baisse, à la mémoire qui parfois fait défaut, aux ennuis de santé dont on a plus de mal à se remettre (ainsi cette grippe persistante qui oblige l’auteur à passer enfermé dans sa chambre d’hôtel une bonne partie de son séjour à Vancouver). Et si au moins le succès, pour ne rien dire de la gloire, était au rendez-vous, mais de ce côté-là aussi, on est toujours à l’abri d’une bonne surprise : «Je ne peux m’empêcher de penser que ma vie aurait été plus intéressante, plus riche et plus variée, mieux vécue (et ce journal de plus de prix...), si j’avais rencontré un peu plus de succès, et a fortiori beaucoup. Mais non, pas une seule fois, jamais, rien. Mes livres, on ne peut même pas dire qu’ils tombent, puisqu’ils paraissent mort-nés.» (page 55). On se dit souvent, en lisant ce dernier volume, que le Journal est de plus en plus pour Renaud Camus un exutoire cathartique («Ecrire ici soulage un peu l’angoisse que je ressens», page 326), ou un défouloir : «en effet, je ne viens à lui qu’aux moments où nerveusement je ne peux pas faire autrement, pour me débarrasser de mon ire» (page 285) ; à un autre moment, il note : «Ce journal est une espèce d’écriture automatique : j’étais parti pour parler de la promenade à pied que nous avions faite hier soir, et je me retrouve dans des histoires de garage et d’avocat. C’est que les sujets d’agacement ont une prégnance redoutable.» (page 227). On pense bien sûr ici à la figure de Ferdinand Thrän, l’«archiviste des vilenies», déjà évoquée dans Une chance pour le temps... Toutefois, il ne me semble pas que cet aspect sombre, insistant, voire répétitif, du Journal diminue le plaisir qu’éprouve le lecteur, s’il veut bien se laisser emporter dans cette magnifique utopie littéraire qu’au bout du compte il représente, et accomplit : la vie écrite, la graphobie, où les mots et les phrases deviennent la vie même, «mieux chargée de matière, d’épaisseur et de sens que la suite élusive des jours» (je cite ici l’entretien publié dans la dernière livraison du Magazine des Livres). Et, parmi les plaisirs du lecteur, il y a aussi ces moments où l'humour et l'ironie tiennent à distance l'amertume, ou l'aigreur ; par exemple, page 128 : «Pendant ce temps, Nicolas Sarkozy et son épouse Carla Bruni-Sarkozy sont à Londres et à Windsor, reçus en grande pompe par la reine. Mais la presse de caniveau anglaise montre nue l'épouse du président de la République. Pierre a de la chance que je n'ai pas été élu.», ou page 233 : «Il me faut le répéter aux mânes du garçon de vingt ans que je fus : Mme le garde des Sceaux fait son jogging en écoutant en boucle Sylvie Vartan.», et ceci encore, page 269 : «La seule consolation est que les Lettres, de toute façon, ne sont probablement pas, de nos jours, la meilleure voie vers la gloire. Aurais-je été Pascal Quignard ou Yves Bonnefoy, je ne suis pas sûr que ma présence eût suscité beaucoup plus d'émoi. Alain Finkielkraut, peut-être ? Michel Houellebecq ? Philippe Sollers, sûrement. La prochaine fois, oui, j'essaierai d'être Philippe Sollers.»




Le Journal tel que le conçoit Renaud Camus, est «un lourd appareil, lent, glébeux, qui n’arrive à avancer, et pesamment, qu’en ne s’arrêtant jamais. Ce mouvement perpétuel et sourd l’amène à proposer d’indigestes morceaux, mais ceux-là sont la condition des autres. Il faut chaque fois que j’ai bien tout dit de ce que j’avais à dire – non pas ce que j’avais à dire pour distraire un éventuel lecteur, ce que j’avais à dire pour m’en débarrasser, m’en désencombrer l’esprit. Je n’arrive à être un peu léger qu’après avoir longuement été lourd.» (pages 304-305). Dans Au nom de Vancouver, l’ombre est aussi le moyen par lequel se révèle la lumière, «qui est peut-être tout ce qui nous restera» (page 124), et l’âge n'est pas seulement une source de tracas, mais également une manière d'accéder au «relief du temps» (page 402), par la profondeur de champ qu’il permet d'acquérir. Et si l’on trouve dans ce dernier volume de nombreuses pages où la «décivilisation», la «déculturation» en cours sont observées avec colère ou accablement, on y trouve aussi de beaux moments de grâce, cette grâce léopardienne qui est «comme un souffle de vent porteur d'une fragrance inattendue qui disparaît à peine avez-vous eu le temps de la sentir, et vous laisse avec le désir, mais vain, de la sentir à nouveau longuement et de vous en rassasier.» (Zibaldone, 3179). C’est la grâce miraculeuse du bonheur avec Pierre, celle de l’absolue beauté de certaines journées d'automne à Plieux, de l’inextinguible énergie des jeunes chiens (qui inspire à l’auteur un beau développement sur l’anima, pages 428-430), de la joie d’un thème musical retrouvé que l’on fredonne en marchant dans la campagne (le long de l’Auroue, par exemple, laquelle est aussi la dédicataire de l’ouvrage), et qui nous conduit lentement into the twilight ...

Les deux photographies qui illustrent ce message sont de Renaud Camus (Site Flickr)

lundi 7 juin 2010

Être fait Sicile


Fais-moi aimer par l'écume de la mer
Qui frange de rire blanc la Trinacrie.
Tu peux encor par brisements de ton rire
À mon île de monts roux donner bonheur.

Entoure-moi de la ceinture de rire
Qu'on voit d'avion blanchir le contour des rocs.
Fais-moi cet amour qu'au pied des temples grecs
Les fraîches dents de Thétis font à leur île.

Fais comme si j'étais le roi père aveugle
En âge d'île, et la mer, l'Antigone
Qu'il sait voir, elle seule, et qui l'environne
De bras chastes comme ton rire à l'aveugle.

Marcel Thiry Le Jardin fixe, Italiques (1969)

Image : Site Flickr

Une belle galerie sicilienne, sur le site Flickr.

lundi 31 mai 2010

Fantasmi (Fantômes)


SIGNUREDDRI. Le piccole signore. E sono i fantasmi, gli spiriti. Non tutti e non sempre maligni ; a volte, anzi, che proteggono, che soccorrono. Ma bisogna accattivarsele, le piccole signore, non mostrando paura : facendo finta di niente quando di notte fanno volare in cucina qualche stoviglia o vengono a spostare qualcosa ai piedi del letto, a scherzare tirando il lenzuolo o nascondendo i vestiti. Tutto sommato, amano, appunto, soltanto scherzare : e se la prendono a male quando qualcuno non sta allo scherzo, si impaurisce, grida, fugge. Ben diversamente agisce, verso coloro che abitano la casa in cui è morto, il fantasma di un ammazzato : implacato, non si decide a lasciarli in pace – digrignìo di denti, gemiti che si alternano a diaboliche risate, picchiar di martelli, scroscio di catene – se non dopo i scongiuri, benedizioni e messe in suffragio. Chi possiede una casa abitata da «signureddri» anche soccorrevoli o, peggio, da fantasmi di morti amazzati, se la vede deprezzare nel canone d’affitto o nella vendita. Un inquilino sfrattato – se poco scrupoloso – facilmente riesce a gettare sulla casa che lascia la «filama» (la fama, la malafama) delle «signureddri» o d’altri più maligni fantasmi : e la rende inaffitabile, invendibile. La novella di Pirandello che s’intitola La casa del Granella racconta dei rischi che per suggestione si corrono a voler abitare une casa toccata dalla «filama».

Leonardo Sciascia Occhio di capra Einaudi ed.





SIGNUREDDRI. Les petites dames. Ce sont les fantômes, les esprits. Ils ne sont pas tous, ni toujours, méchants ; ils peuvent même parfois se montrer protecteurs et secourables. Mais il s’agit de les conquérir, ces petites dames, en leur montrant que l’on n’a pas peur : il faut faire comme si de rien n’était quand, la nuit, elles font voler la vaisselle dans la cuisine, déplacent quelque chose au pied du lit, s’amusent à tirer les draps ou à cacher les vêtements. Tout compte fait, elles aiment surtout la plaisanterie : elles ont tendance à se fâcher quand quelqu’un n’entre pas dans leur jeu, prend peur, hurle et s’enfuit. C’est d’une façon bien différente que va agir le fantôme d’un homme assassiné à l’égard de ceux qui habitent la maison où il a été tué : impitoyable, il ne leur accordera aucun répit – grincement de dents, gémissements alternant avec des rires diaboliques, coups de marteaux, bruits de chaînes – et cela tant que l’on n’aura pas procédé à des conjurations, des bénédictions et des messes pour le repos de l’âme du défunt. Celui qui possède une maison habitée par les «petites dames», même si ces dernières sont serviables, ou pire, par des fantômes de morts assassinés, voit le montant de son loyer ou de son prix de vente se déprécier. Un locataire expulsé – s’il est indélicat – parvient facilement à ternir la réputation de la maison qu’il quitte en invoquant la malédiction des «petites dames», ou d’autres fantômes encore plus méchants : il devient alors impossible de louer cette maison, ou de la vendre. La nouvelle de Pirandello intitulée La maison de Granella évoque les risques que l’on court par suggestion si l’on choisit d'habiter une maison touchée par cette malédiction.

Leonardo Sciascia Œil de chèvre (Traduction personnelle)

Images : Bagheria, Villa Palagonia. En haut : Site Flickr En bas : Site Flickr

mercredi 26 mai 2010

Cu ti lu dissi ?


Cu ti lu dissi ca t'haju a lassari
megliu la morti e no chistu duluri
ahj ahj ahj ahj moru moru moru moru
ciatu di lu me cori l'amuri miu si tu.

Cu ti lu dissi a tia nicuzza
lu cori mi scricchia a picca a picca a picca a picca
ahj ahj ahj ahj moru moru moru moru
ciatu di lu me cori l'amuri miu si tu.

Lu primu amuri lu fici cu tia
e tu schifiusa ti stai scurdannu a mia
paci facemo oh nicaredda mia
ciatu di l'arma mia (l'amuri miu si tu).

(Rosa Balistreri)


Qui te l'a dit ?


Mais qui te l'a dit, que je vais te quitter ?

plutôt la mort qu'une si grande peine,
souffle de mon âme,
mon amour, c'est toi.


Mais qui t'a dit cela, mon amour ?
mon cœur part en lambeaux,
souffle de mon âme,
mon amour, c'est toi.

Tu fus mon premier amour,
et maintenant tu veux m'oublier,
faisons la paix, souffle de mon âme,
mon amour, c'est toi.




Source de la vidéo
: Site YouTube

Image : Site Flickr

dimanche 23 mai 2010

La sabbia del Tempo


Come scorrea la calda sabbia lieve
per entro il cavo della mano in ozio,
il cor sentì che il giorno era più breve.

E un'ansia repentina il cor m'assalse
per l'appressar dell'umido equinozio
che offusca l'oro delle piagge salse.

Alla sabbia del Tempo urna la mano
era, clessidra il cor mio palpitante,
l'ombra crescente di ogni stelo vano
quasi ombra d'ago in tacito quadrante.

Gabriele d'Annunzio Madrigali dell'estate


Le sable du Temps


Alors que s'écoulait, léger, le sable chaud
dans le creux d'une main oisive,
mon cœur sentit que plus court se faisait le jour.

Et m'assaillit le cœur une brusque angoisse,
sentant l'approche de l'équinoxe mouillé
qui offusque l'or des plages salines.

Aux sables du Temps, urne se faisait
la main, clepsydre mon cœur palpitant,
l'ombre montante de toute frêle tige
presque ombre d'aiguille sur le cadran muet.

Traduction : Muriel Gallot

Image : Site Flickr

mercredi 19 mai 2010

Un castello nel Gers (Un château dans le Gers)


Dans sa biographie de Filippo De Pisis, Nico Naldini consacre un chapitre à un épisode peu connu de la vie de l’artiste : ses séjours au château d’Argentens (Gers), dans les années trente. Cet épisode avait aussi intrigué Renaud Camus, qui en parle dans son journal 2001, Sommeil de personne (Fayard, 2004) :

«Dimanche 29 juillet, neuf heures du soir. Hier soir, à Argentens, chez les Pébereau, après dîner, dans la bibliothèque, j’ai pu feuilleter le catalogue de cette exposition De Pisis que Pierre et moi avions vue à Ferrare, il y a deux ans, au rez-de-chaussée du musée Boldini. Nous étions dans une telle dèche, au cours de ce voyage d’été en Italie, que je n’avais pas pu faire l’acquisition de ce très utile mémento. J’y aurais pourtant découvert une photo de l’artiste posant, vers 1932 ou 33, dans la cour même du château d’Argentens, devant les communs.

Le catalogue reproduit une lettre de son frère, adressée à je ne sais qui. Il explique qu’il avait, lui, le frère, acheté le domaine. Il en parle d’ailleurs comme d’une propriété exclusivement agricole, il mentionne essentiellement la ferme, et très marginalement il ajoute qu’il y a aussi un château, auquel il n’a pas l’air d’accorder grande importance. Il dit encore qu’il avait parlé de cet endroit à son frère, le peintre, que celui-ci n’avait pas paru s’y intéresser beaucoup, mais que peu de temps après il s’y était rendu, et qu’il y avait fait plusieurs séjours.

Il y a là quelque chose d’étrange. Certes il y avait entre les deux guerres, et même avant la première, un fort courant d’émigration italienne vers la Gascogne, mais c’était une émigration de la pauvreté, je crois – elle ne consistait pas en l’achat de grands domaines et de châteaux. Pourtant M. Capéran mon voisin m’a parlé une ou deux fois d’Italiens "fascistes", d’après lui, qui s’étaient installés à peu près à la même époque dans une assez belle maison proche de Castet-Arrouy. Pourquoi des Italiens "fascistes" quittaient-ils l’Italie pour s’établir en France aux belles années du fascisme ? Était-ce pour recruter pour le régime parmi les très nombreux Italiens de la région ? Était-ce au contraire pour les surveiller ? Ou l’un et l’autre ?

Ce ne sont là de ma part que des suppositions romanesques. Et je ne sais rien non plus de ce qui a pu pousser la famille De Pisis, dont les penchants politiques me sont inconnus, à faire de gros investissements agricoles dans le département du Gers, il y a soixante-dix ans de cela. Mais cette histoire me séduit autant qu’elle m’intrigue. Je trouve qu’elle ajoute beaucoup au charme d’Argentens – beaucoup aussi à l’attrait de De Pisis.» (pages 392-393)

Il ne semble pas que dans le cas de De Pisis, la piste politique soit la bonne ; il ne s’est jamais senti très concerné par le fascisme, dont il a pourtant failli être victime en 1943, quand sa vie privée agitée et son homosexualité lui ont presque valu une mesure de confinement. Il y a finalement échappé en quittant Milan pour Portofino, et en bénéficiant de l’appui de l’un de ses camarades d’école devenu une personnalité influente du régime fasciste. Concernant le château d’Argentens, Naldini note que Pietro, l’un des trois frères de De Pisis, l’a acheté en 1933, «sur les conseils de Filippo». Il en parle comme d’une «propriété agricole de cent hectares, dans le département du Gers, en Gascogne, à Fleurance. Au centre de la propriété, un château du dix-huitième siècle, que le général Lannes, duc de Montebello, avait fait construire.»

Naldini raconte le séjour qu’y fit De Pisis à l’été 1934 : « Les gens du pays appréciaient ce petit marquis italien venu de Paris, chaussé de sabots de bois, vêtu de chemises colorées et de pantalons de coton blanc, et coiffé d’un grand chapeau de paille.» Il cite également deux lettres envoyées par De Pisis pendant ce séjour gersois. L’une est adressée à son ami Giuseppe Raimondi : «J’ai passé un mois dans une quasi-solitude et c’est avec grand plaisir que je te montrerai les tableaux que j’ai peints ici. Je crois que ma peinture s’est raffinée, dans sa qualité sinon dans son esprit (mais, de grâce, ne nous étendons pas sur ce sujet...)» La seconde lettre (datée du 17 juillet 1934, «un pomeriggio ardente», «un après-midi torride») est adressée à un autre complice et ami, l’écrivain Giovanni Comisso : «Ici, la campagne est belle et j’ai peint avec beaucoup de joie quelques petites choses. Toutefois, dans l’ensemble, c’est un séjour calme. (...) Comme je serais heureux de parler avec toi de certains délicieux mystères de la réalité : il y a ici une horloge dorée Second Empire avec la Madonne de la Chaise qui a perdu sa chaise en chemin et s’est assise par terre avec l’Enfant et un grand livre. (...) L’autre jour à Auch (une sympathique petite ville française qui a un goût d’Espagne), j’ai assisté à des "courses landaises", une sorte de parodie de corrida avec des vaches maigres et jaunes, aux cornes comme des bâtons plantés sur la tête. J’étais avec deux fâcheux dont j’essayais de me débarrasser. J’ai surtout pensé à toi en passant devant une caserne de soldats africains. C’était une espèce de villa-sérail avec des tours comme des minarets et de mystérieuses fenêtres, ouvertes sur un jardin abandonné. Depuis les plus hautes fenêtres, des soldats coiffés de turbans blancs me faisaient des signes. Derrière une grille donnant sur la rue, un jeune et très beau soldat, bras nus, les yeux argentés, discutait avec une jeune fille sèche et plutôt laide, peut-être la fille du pharmacien dont la boutique se trouvait de l’autre côté de la rue. Lui devait être l’odalisque de la caserne. Et sur ces paroles, je laisse ton admirable imagination d’artiste monter dans la stratosphère de la douce réalité (et pour cela, je sais bien que tu n’as pas besoin d’une montgolfière). Maintenant, avec une lune "silencieuse et brune", je m'en vais dans une très ancienne chênaie, sur les traces de gracieux fantômes.»

De Pisis, de Nico Naldini, est paru en 1991 aux éditions Einaudi.

Je signale également le merveilleux petit livre de Giovanni Comisso, Mio sodalizio con De Pisis, introuvable depuis longtemps, et qui vient de reparaître aux éditions Neri Pozza.

Image : Filippo De Pisis Paesaggio del Gers (1934)

mardi 18 mai 2010

Le fragole di Terracina


A Terracina, furono le ultime fragole della mia vita, perché erano vere fragole ; ce le portava la padrona della casa ogni mattina, in grande quantità. Era il 1976 : una crepa nell'anima, una nascita non carnale, una morte, e quelle fragole. Questo è nuovo, di questa fine di secolo, dire le ultime fragole, le ultime vere, le ultime non avvelenate, non radioattive. È nata così una nuova popolazione di ricordi ; questo, per me, è legato a Terracina, e senza le fragole il ricordo di terracina sarebbe molto meno vivo, adesso. A riffleterci, sono ricordi di condannato a vita : fu quella l'ultima volta che... Dopo le fragole, le muraglie, le porte blindate...

Guido Ceronetti Pensieri del tè Adelphi ed.

A Terracina, il y eut les dernières fraises de ma vie, parce que c'étaient de vraies fraises ; la propriétaire de la maison nous les apportait chaque matin, en grande quantité. C'était en 1976 : une crevasse dans l'âme, une naissance non charnelle, une mort, et ces fraises. C'est une chose nouvelle, de cette fin de siècle, que de dire : les dernières fraises, les dernières vraies, les dernières pas empoisonnées, pas radioactives. C'est ainsi qu'est née une population nouvelle de souvenirs ; celui-ci, pour moi, est lié à Terracina, et sans les fraises le souvenir de Terracina serait, maintenant, beaucoup moins vif. A y réfléchir un peu, ce sont des souvenirs de condamné à vie : ce fut la dernière fois que... Après les fraises, les murailles, les portes blindées...

(Traduction : André Maugé)

Pensieri del tè
est paru chez Albin Michel en 1991 sous le titre : Ce n'est pas l'homme qui boit le thé mais le thé qui boit l'homme.

L'Abbandonata



Dalla crudele lama di una corta
Lettera scritta in fretta nella via
Solitaria dove si è perso
Lo sguardo che la scrisse,
La testa di un anima fu troncata.
Osso ai cani dell'ombra
occhi di carta bruciata
Vive e non è più viva
L'Abbandonata.

Guido Ceronetti Raccolta di vecchie cartoline


L'Abandonnée

Par la cruelle lame d'une courte
Lettre vite écrite dans la rue
Solitaire où s'est perdu
Le regard qui l'écrivit,
La tête d'une âme fut tranchée.
Un os aux chiens de l'ombre
Des yeux de papier brûlé
Elle vit et elle n'est plus vivante
L'Abandonnée.

(Traduction personnelle)

Image : (attribué à) S. Botticelli La Derelitta (1495)

vendredi 14 mai 2010

Le Vent noir




Jean-Noël Schifano est un grand connaisseur de Naples, à qui il a consacré de fort beaux ouvrages (je citerais parmi ceux-là les Chroniques napolitaines et le Dictionnaire amoureux de Naples) ; il est également l’auteur d’un passionnant recueil d’essais et d’articles sur la culture italienne : Désir d’Italie, et un excellent traducteur d’Elsa Morante, Leonardo Sciascia, Umberto Eco (qui lui doit une bonne part de son succès en France), Anna-Maria Ortese (la liste n’est pas exhaustive). C’est donc avec intérêt et curiosité que j’ai abordé l’ouvrage qu’il vient de publier, Le vent noir ne voit pas où il va, sous-titré «chronique italienne» (éditions Fayard). Le titre est emprunté à Malaparte, et l’ouvrage se présente justement comme une lettre ouverte à l’auteur de La Peau. Il commence d’ailleurs plutôt bien, en citant une lettre que Malaparte a envoyée au père de Schifano et que ce dernier a retrouvée plus de cinquante ans plus tard. Mais très vite, le livre tourne au pamphlet, souvent très violent et très injuste, de mon point de vue. La thèse de Schifano est assez simple, pour ne pas dire simpliste, et elle revient dans l’ouvrage comme une véritable obsession : tous les malheurs de l’Italie, et plus particulièrement ceux du sud du pays, viennent de sa prétendue «unité», imposée par le fer et le feu par ce brigand de Garibaldi et ses complices, le «tueur» Bixio et le «notaire» Cavour. L’imposture, le mensonge, la lie, ‘a monezza dell’Unità d’Italia (l’ordure de l’unité itaienne) sont venus défaire le brillant royaume de Naples et humilier «la seule vraie ville capitale d’Italie, une des trois plus grandes métropoles d’Europe (...) Garibaldi et les Savoie ont fait de la Campania Felix un désert dégradant où ne pousse que le malheur (...) une ville dégradée, diminuée, assistée, poubellisée, une ville-bonsaï, ville-monstre de la nature et de la culture peuplée d’une faune à fuir...». Tout le reste a logiquement suivi : la "Brèche de la Porte Pieuse" (cela nous vaut des pages d’un anticléricalisme laborieux sur les «attributs» du pape et la fécondation par l’oreille de la Vierge Marie), la dynastie calamiteuse des Savoie, le fascisme, la camorra...

Il y a évidemment du vrai dans ce que dit Schifano : l’influence hégémonique et pernicieuse du Vatican sur la politique italienne, la complicité de fait entre les diverses mafias et le pouvoir central, l’exploitation et l’exclusion du Mezzogiorno, l’entreprise de lobotomisation d’une nation entière entreprise par celui qu’il ne nomme jamais, mais qu’il désigne par cette transparente périphrase : l’Escort-Cavalier Caesar de Cascabello, i.e. Silvio Berlusconi. Mais quelle solution préconise-t-il ? En fait, la même que celle de la Ligue du Nord : le fédéralisme. «(Les) clairvoyants demandent aujourd’hui, comme moi depuis des lustres, un fédéralisme qui donnerait toute sa force historique à une Italie nouvelle, à une Italie réelle, à une Italie sans poil sur son passé récent...» Grâce au fédéralisme, «les forces vives d’expansion, de création, de science et d’industrie redonneront sa gloire à Naples, le moment historique venu». Il faut donc que cesse le «mensonge» et «la honte unitaire» pour que renaisse l’Italie. Il est tout de même étonnant de retrouver les mêmes arguments, dans des formulations presque identiques, chez les chantres de la Padania et sous la plume enflammée de celui qui se définit comme un «Civis Neapolitanus». On ne peut néanmoins s’empêcher de remarquer que le fédéralisme a beaucoup plus de partisans dans le nord du pays qu’au sud, où il suscite bien plus de scepticisme et de méfiance que d’enthousiasme. On pourrait aussi répondre à Schifano que ce n’est pas l’unité qui est en cause, mais plutôt le fait qu’elle n’a jamais été vraiment réalisée, dans le sens où la rêvaient les artisans du Risorgimento qu’il voue aux gémonies. Leonardo Sciascia disait par exemple que le salut de l’Italie ne pourrait venir que de la création d’un état démocratique capable de mettre véritablement en œuvre la Constitution, à travers un mouvement légaliste-constitutionnel qu’il appelait de ses vœux, «parce que la Constitution italienne a sans doute quelques défauts, mais elle représente la meilleure chance pour les libertés que le peuple italien ait jamais eue jusqu’ici.» (je cite un passage de La Sicilia come metafora, conversation avec Marcelle Padovani). Pour ma part, je trouve plus judicieuse la réflexion de ce Sicilien lucide que les emportements fédéralistes des partisans d’un traitement de choc des maux italiens, qui risquent en fait d’achever le malade qu’ils prétendent guérir.

Une autre chose m’a frappé dans cet ouvrage de Schifano, c’est la hargne extraordinaire qu’il manifeste contre Roberto Saviano, l’auteur du fameux Gomorra. Ce dernier – comme Berlusconi – n’est jamais nommé, mais toujours désigné comme l’Escort-Ecrivain Pirimpipi Pirimpipone «prétendument menacé par la camorra pour ce livre qui souhaite que les flammes détruisent une bonne fois pour toutes Naples, foyer italien et universel de toutes les infections». Le titre du livre n’est lui non plus jamais cité, et transformé en Who’s Who’s Campania... Il est étrange de constater que Schifano rejoint ici le jugement de son autre tête de Turc, le fameux Escort-Cavalier, qui estimait récemment que le livre de Saviano nuisait gravement à l’image de l’Italie. On a du mal à comprendre les raisons de cette violence contre quelqu’un dont il est tout de même difficile de nier le courage, même si, fort légèrement à mon avis, Schifano minimise – et même nie – la réalité des menaces qui pèsent sur lui. Ces pages fielleuses sur Saviano laissent le lecteur sur une sensation de malaise, comme s’il se trouvait embarqué dans un règlement de comptes dont il a du mal à percevoir les vraies raisons ; c’est là l’un des aspects les plus antipathiques de ce pamphlet bien décevant, de la part d’un auteur dont on a souvent lu les livres avec enthousiasme et passion.


Deux autres lectures, ici et .

jeudi 13 mai 2010

Teasing


Toi qui pâlis au nom de Vancouver,
Tu n'as pourtant fait qu'un banal voyage ;
Tu n'as pas vu les grands perroquets verts,
Les fleuves indigo ni les sauvages.

Tu t'embarquas à bord de maints steamers
Dont par malheur pas un ne fit naufrage
Sans grand éclat tu servis sous Stürmer,
Pour déserter tu fus toujours trop sage.

Mais il suffit à ton orgueil chagrin
D'avoir été ce soldat pérégrin
Sur le trottoir des villes inconnues,

Et, seul, un soir, dans un bar de Broadway,
D'avoir aimé les grâces Greenaway
D'une Allemande aux mains savamment nues.

Marcel Thiry Toi qui pâlis au nom de Vancouver (1924)


«Nous y sommes, les charmes sérénissimes commencent à agir, je suis captif, presque amoureux. J'ai dîné dans un petit restaurant voisin, delle Zattere, qu'on eût dit d'un vrai port de mer, un soir de morte saison. Puis j'ai marché vers l'ouest, le long des Zattere, justement ; suis tombé sur la gare maritime, interdite d'accès, ai dû rentrer dans les terres, si l'on peut dire, ai touché à Saint-Sébastien, au Saint-Ange-Raphaël, aux Carmine. J'ai suivi des fondamente désertes, San Sebastiano, Briati, Foscarini, isolées, marginales peut-être, mais sans le pittoresque étroit de certains coins de Venise qui ne prétendent pas au monumental. Il y avait de la largeur en ces parages, de la grandeur, de la solitude éternelle, aucun chantage, aucune attente. Venise s'y fait la Bruges du Sud, si peu du Sud, avec deux ou trois miraculeux cafés pour y lire Larbaud, ou Delvaille, ou Thiry

Renaud Camus Vigiles, journal 1987, P.O.L, 1989

Image : Renaud Camus (Site Flickr)

dimanche 9 mai 2010

Idroscalo


Les doigts du conducteur de l'Alfa serrent le volant comme le cou d'un enfant ou d'un amant ; puis la voiture ralentit et quitte le goudron pour le chemin de terre. On entre dans un champ de forces obscures. La voiture tressaute sur le sol irrégulier. La nuit est dense et le vent souffle. Le repère, plus tard, ce sera : la tour génoise qui domine la grande masse noire de la mer, au bout du promontoire ; des baraquements et des clôtures, sous la douche électrique des lampadaires ; un terrain de football de fortune. La fine pluie s'est arrêtée. La lune brille. Parfois un chien aboie. Le conducteur s'arrête près du but, en faisant un commentaire que Pino ne saisit pas. Les deux hommes descendent. Les clés restent sur le contact.

Thomas Clerc L'homme qui tua Pasolini (in L'homme qui tua Roland Barthes, Gallimard / L'Arbalète, 2010)

Etrange téléscopage : je lis la très belle nouvelle de Thomas Clerc, L'homme qui tua Pasolini, et je tombe sur cet extraordinaire reportage de la chaîne italienne Canale 5 où l'on voit Pino Pelosi, aujourd'hui employé dans une entreprise romaine de nettoyage, revenir sur les lieux de l'assassinat de Pasolini, l'Idroscalo d'Ostia, pour participer aux opérations de nettoyage des lieux. Au début du reportage (diffusé en novembre 2008), la journaliste demande à Pelosi ce qu'il ressent : «C'est étrange, tout a changé ici ; c'est comme quand on arrive dans un endroit sombre sans savoir exactement où aller. Et puis, j'ai regardé les plaques, et ça m'a un peu ému... Je suis triste, parce que j'ai gâché ici une bonne partie de ma vie et ça m'a valu de nombreuses années de prison. J'aurais pu mieux employer mes dix-sept ans, j'ai beaucoup de regrets !» La journaliste veut ensuite savoir quel souvenir Pelosi garde de Pasolini : «Le souvenir que j'ai de lui, c'est ce fameux dernier repas (Pelosi emploie les termes "ultima cena", qui renvoient à la Cène, et il s'amuse de l'ironie de l'expression) ; j'ai remarqué que malgré son visage dur et marqué, il avait une voix douce, voilà, c'est de ça que je me souviens.»







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