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mardi 12 novembre 2013

Benedizioni (Bénédictions)





 LXI

Benedetto sia 'l giorno, e 'l mese, et l'anno,
et la stagione, e 'l tempo, e l'ora, e 'l punto,
e 'l bel paese, e 'l loco ov'io fui giunto
da due begli occhi che legato m'ànno ;

e benedetto il primo dolce affanno
ch'i' ebbi ad esser con Amor congiunto,
e l'arco e le saette ond'i' fui punto,
et le piaghe che 'nfin al cor mi vanno.

Benedette le voci tante ch'io,
chiamando il nome de mia Donna, ò sparte,
e i sospiri, e le lagrime, e 'l desio ;

e benedette sian tutte le carte
ov'io fama l'acquisto, e 'l penser mio,
ch'è sol di lei, sì ch'altra non v'à parte.

Francesco Petrarca  Canzoniere








LXI

Béni soit le jour, et le mois, et l'année,
et la saison, et le temps, et l'heure, et l'instant,
et le beau pays, et le lieu où je fus happé
par deux beaux yeux qui m'ont enchaîné ;

et béni soit le doux premier tourment
que j'éprouvai en étant avec Amour lié,
et l'arc et les flèches qui m'ont percé,
et les blessures qui m'ont gagné le cœur ;

bénies soient les paroles innombrables
que j'ai dites pour invoquer le nom de ma Dame,
et les soupirs, les larmes, et le désir ;

et bénis soient tous les écrits
où je lui acquiers de la gloire, et ma pensée
qui n'est que pour elle seule, et où nulle autre n'a de part. 

(Traduction personnelle) 













 
Images : (1)  Michele  (Site Flickr)

(3) et (4)  Gojame  (Site Flickr



Un chapitre est consacré à Pétrarque dans le très beau livre de Renaud Camus Demeures de l'esprit Italie du Nord (Fayard, 2012). J'en conseille vivement la lecture.



lundi 11 novembre 2013

Soldati (Soldats)



Bosco di Courton luglio 1918


Si sta come

d'autunno
sugli alberi
le foglie

Giuseppe Ungaretti
Girovago






Soldats

Bois de Courton juillet 1918


On est comme

en automne
sur les arbres
les feuilles




"Tu dors enseveli dans un champ de blé 
Ce n'est ni la rose ni la tulipe 
Qui te veillent à l'ombre des fossés 
Mais ce sont des coquelicots par milliers." 


(...)

dimanche 10 novembre 2013

La Source




Un extrait de Marina Bellezza, le deuxième roman de Silvia Avallone, après Acciaio (traduction française disponible chez Liana Levi, sous le titre D'acier), dont l'action se déroulait à Piombino, entre la mer et les aciéries. Cette fois-ci, nous sommes dans les grands espaces de la Valle Cervo, dans le Piémont, du côté de Biella, la ville de naissance de l'auteur. On retrouve dans ce livre l'énergie, le souffle narratif qui portait déjà le premier livre, la grande capacité de l'auteur à faire vivre des personnages attachants (ici, Marina, une jeune fille obsédée par la réussite dans le monde du spectacle, typique de l’Italie berlusconienne, et Andrea, qui voudrait revenir aux origines et faire revivre la ferme de son grand-père dans les montagnes de Biella) et à les inscrire dans un territoire, qui n'est pas seulement un décor, mais qui devient une sorte de matrice du récit.  

La source est située à 1858 mètres au-dessus du niveau de la mer, sur le Monte Cresto, et on peut y accéder à partir de Piedicavallo, par un ancien sentier muletier, en deux heures si l'on marche d’un bon pas. On la nomme Lac de la Vieille, et c’est un miroir sombre en raison de sa profondeur, entouré d’une corolle de rochers nus et effilés. Une légende veut que le soir de ses noces, une femme, après avoir attendu son époux qui venait d’être assassiné, se soit retirée là-haut où elle l’a attendu pour l’éternité. Inutilement. Sans jamais accepter de se rendre à l’évidence de sa disparition. 

C’est là que naît le torrent Cervo qui a creusé au fil du temps la vallée homonyme [Valle Cervo], le long de laquelle ont été bâtis Piedicavallo, Rosazza, San Paolo Cervo, la Balma, Sagliano Micca, Andorno Micca, Biella. C’est là que se trouvaient les filatures où au dix-neuvième siècle travaillaient surtout les femmes, les lanine qui, à la différence de leurs maris, n’ont jamais quitté les lieux où elles étaient nées. Le torrent suit ensuite son cours après Biella, passant par Cossato et Castelleto Cervo, en traversant la plaine, rejoint par d’autres affluents comme l’Oropa et l’Elva, en s’élargissant et en ralentissant son débit avant de se jeter dans le Sesia, où il meurt. 

Dans l’une des ses rédactions d’écolière, Marina avait raconté les promenades qu’elle faisait avec sa mère dans les après-midi d’été le long de la rive droite du torrent, qu’elle appelait "le Po" ce qui en augmentait les dimensions de ses rives et son débit. En effet, un enfant né dans la vallée apprend à bâtir son monde autour de ses rapides ; il en perçoit très tôt la force originelle, l’élément fondateur, et il sait que sans le torrent Cervo rien d’autre n’aurait jamais existé. 




Marina Bellezza avait passé la plupart des étés de son enfance à la Balma, se baignant dans les courants glacés, buvant leur eau ferreuse, s’essayant à pêcher les truites avec des cannes rudimentaires, dépourvues de moulinet. Et elle avait passé presque tous ses dimanches d’automne à aider Paola à ramasser des châtaignes, et Raimondo à chercher des champignons.  

Dans un lieu comme celui-là, ce sont encore les saisons qui rythment les journées, et non pas le passage du temps. Mai est le mois des transhumances, octobre est celui du retour vers la plaine. Les troupeaux remontent la vallée, traversent les villages, et leurs sonnailles attirent les rares habitants aux fenêtres. A la fin de l’été, ils font le chemin inverse. De façon cyclique, chaque année. 

Tous ceux qui naissent près des rives du torrent, sans même le vouloir, s’imprègnent de ce silence, cette immobilité, cet abandon. Tous ceux qui, comme Marina Bellezza, ont grandi entre Andorno et Piedicavallo, dans une étroite fissure creusée entre les rochers, isolés du reste du monde, font leur cet enfermement, qui est d’abord un enracinement, avant de devenir une forme de défense, et enfin une habitude à résister en toute circonstance ; à s’adapter à l’imperfection de la vie. 

Silvia Avallone  Marina Bellezza  Rizzoli Ed. 2013 (Traduction personnelle)




jeudi 7 novembre 2013

La mystérieuse apparence





«Peindre l'âme en proie à quelque chose qu'elle ignore, et qui la capture, tel est le sens de l'invraisemblable machinerie, optique, géométrique, mathématique, fomentée par Piero della Francesca dans la plupart de ses œuvres. Tout semble n'être là que pour aller au vertige. Et ce vertige, c'est dans les regards qu'il se tient, dans la matière d'absence qui s'y dépose. Tout en eux paraît, dans le même temps, se concentrer, s'unir, et s'éloigner à la fois. C'est dans l'iris humide que s'accomplit l'étrange détachement. Fenêtres vides de ces yeux où semble se fixer cette matière en suspens, en proie à la déliaison et au hors-sens, là se recueille tout ce qui qualifie leur être, leur caractère distrait.

(...)

Les figures paraissent assumer leur être comme une pure convention, comme si les corps présents étaient loués, livrés à un jeu qui ne les concernait qu'à moitié. Elles refusent, mais sans fanatisme, de s'identifier tout à fait au rôle qu'elles interprètent.»

Jean-Paul Marcheschi  Piero della Francesca, Lieu clair Editions Art 3, Nantes, 2011







«MODÈLES : Mouvement du dehors vers le dedans. (Acteurs : mouvement du dedans vers le dehors).

L'important n'est pas ce qu'ils me montrent mais ce qu'ils me cachent, et surtout ce qu'ils ne soupçonnent pas qui est en eux.

Entre eux et moi : échanges télépathiques, divination.

(...)

Modèle. Enfermé dans sa mystérieuse apparence. Il a ramené à lui tout ce qui, de lui, était dehors. Il est là, derrière ce front, ces joues.

Supprime radicalement les intentions chez tes modèles.

À tes modèles : "Ne pensez pas ce que vous dites, ne pensez pas ce que vous faites." Et aussi : "Ne pensez pas à ce que vous dites, ne pensez pas à ce que vous faites."

(...)

Modèle qui, en dépit de lui-même et de toi, dégage l'homme véritable de l'homme fictif que tu avais imaginé.»

Robert Bresson Notes sur le cinématographe Editions Gallimard, 1975




















Images, de haut en bas :

(1) Piero della Francesca La Légende de la vraie Croix, Arezzo (détail)

(2) Robert Bresson Lancelot du Lac

(3) Piero della Francesca La Légende de la vraie Croix, Arezzo (détail)

(4) Robert Bresson Pickpocket

(5) Piero della Francesca Retable Montefeltro, Milan (détail)

(6) Robert Bresson Une femme douce

(7) Piero della Francesca  Saint Julien (?), Sansepolcro (détail)

(8) Robert Bresson Lancelot du Lac

(9) Piero della Francesca La Madonna del Parto, Monterchi (détail)

(10) Robert Bresson Au hasard Balthazar

Source de la vidéo : Site YouTube



lundi 4 novembre 2013

« J'entre en Italie. »




J’entre en Italie. Terre faite à mon âme, je reconnais un à un les signes de son approche. Ce sont les premières maisons aux tuiles écailleuses, les premières vignes plaquées contre un mur que le sulfatage a bleui. Ce sont les premiers linges tendus dans les cours, le désordre des choses, le débraillé des hommes. Et le premier cyprès (si grêle et pourtant si droit), le premier olivier, le figuier poussiéreux. Places pleines d’ombres des petites villes italiennes, heures de midi où les pigeons cherchent un abri, lenteur et paresse, l’âme y use ses révoltes. La passion chemine par degrés vers les larmes. Et puis, voici Vicence. Ici, les journées tournent sur elles-mêmes, depuis l’éveil du jour gonflé du cri des poules jusqu’à ce soir sans égal, doucereux et tendre, soyeux derrière les cyprès et mesuré longuement par le chant des cigales. Ce silence intérieur qui m’accompagne, il naît de la course lente qui mène la journée à cette autre journée. Qu’ai-je à souhaiter d’autre que cette chambre ouverte sur la plaine, avec ses meubles antiques et ses dentelles au crochet. J’ai tout le ciel sur la face et ce tournoiement des journées, il me semble que je pourrais le suivre sans cesse, immobile, tournoyant avec elles. Je respire le seul bonheur dont je sois capable – une conscience attentive et amicale. Je me promène tout le jour : de la colline, je descends vers Vicence ou bien je vais plus avant dans la campagne. Chaque être rencontré, chaque odeur de cette rue, tout m’est prétexte pour aimer sans mesure. Des jeunes femmes qui surveillent une colonie de vacances, la trompette des marchands de glaces (leur voiture, c’est une gondole montée sur roues et munie de brancards), les étalages de fruits, pastèques rouges aux graines noires, raisins translucides et gluants – autant d’appuis pour qui ne sait plus être seul (1). Mais la flûte aigre et tendre des cigales, le parfum d’eaux et d’étoiles qu’on rencontre dans les nuits de septembre, les chemins odorants parmi les lentisques et les roseaux, autant de signes d’amour pour qui est forcé d’être seul (2) ; Ainsi, les journées passent. Après l’éblouissement des heures pleines de soleil, le soir vient, dans le décor splendide que leur fait l’or du couchant et le noir des cyprès. Je marche alors sur la route, vers les cigales qui s’entendent de si loin. A mesure que j’avance, une à une, elles mettent leur chant en veilleuse, puis se taisent. J’avance d’un pas lent, oppressé par tant d’ardente beauté. Une à une, derrière moi, les cigales enflent leur voix puis chantent : un mystère dans ce ciel d’où tombent l’indifférence et la beauté. Et, dans la dernière lumière, je lis au fronton d’une villa : « In magnificentia naturae, resurgit spiritus. » C’est là qu’il faut s’arrêter. La première étoile déjà, puis trois lumières sur la colline d’en face, la nuit soudain tombée sans rien qui l’ait annoncée, un murmure et une brise dans les buissons derrière moi, la journée s’est enfuie, me laissant sa douceur.

(1) C'est-à-dire tout le monde.

(2) C'est-à-dire tout le monde.


Albert Camus L'envers et l'endroit, éditions Gallimard, 1958






Images
: en haut, Site Flickr

en bas, Andrea Mantia (Site Flickr)

vendredi 1 novembre 2013

Une sera di novembre (Un soir de novembre)




 
« Viziacci »

disse mia madre lapidariamente
all'indirizzo del telegiornale
une sera di novembre dell'anno
millenovecentosettantacinque.
Con disgusto guardò da un'altra parte.

In quel momento ero appena entrato
adolescente pallido distratto
un po' assorto impacciato trasognato
non avevo sentito la notizia.

La appresi a scuola il giorno dopo, credo :
la morte a Roma di un grande poeta
e regista scrittore giornalista.

Pier Paolo Pasolini.

Antonio Turolo  Corruptio optimi pessima  nuova dimensione Editore, 2007
 

 




« Saletés de vices ! » 

dit lapidairement ma mère
à l'adresse du journal télévisé
un soir de novembre
de l'année milleneufcentsoixantequinze.
Avec dégoût elle détourna le regard.

Je venais de rentrer juste à ce moment-là
adolescent pâle distrait
un peu ailleurs maladroit rêveur
je n'avais pas entendu la nouvelle.

Je l'ai apprise en classe le lendemain, je crois :
la mort à Rome d'un grand poète
et cinéaste écrivain journaliste.

Pier Paolo Pasolini.

(Traduction personnelle) 






jeudi 31 octobre 2013

Quannu moru (Quand je mourrai)




Quannu moru (R. Balistreri - L. Catania) est l'un des derniers enregistrements de la grande chanteuse sicilienne Rosa Balistreri, morte à Palerme en 1990. C'est aussi son testament artistique et spirituel :


Quannu iu moru nun mi diciti missa
ma ricurdati di la vostra amica.
Quannu iu moru purtatimillu un ciuri
un ciuri granni è russu, comu lu sangu sparsu.

Quannu iu moru faciti ca nun moru
diciti a tutti chiddu ca vi dissi.
Quannu iu moru 'un vi sintiti suli
ca suli nun vi lassu mancu dintra lu fossu.

Quannu iu moru cantati li me canti
'un lu scurdati, cantatili pi l'altri.
Quannu iu moru pinsatemi ogni tantu
ca pi sta terra 'n cruci murivu senza vuci.






Quand je mourrai, ne faites pas dire de messe,
mais souvenez-vous de votre amie.
Quand je mourrai, apportez-moi une fleur,
une grande fleur rouge, comme le sang répandu.

Quand je mourrai, faites en sorte que je ne meure pas,
dites à tout le monde ce que je vous ai dit.
Quand je mourrai, ne vous sentez pas seuls,
parce que, même dans la tombe, je ne vous abandonne pas.

Quand je mourrai, chantez mes chansons,
ne les oubliez pas, chantez-les pour les autres.
Quand je mourrai, pensez de temps en temps à moi,
parce que pour cette terre crucifiée, je serai morte sans voix.








Images : (1) Site Flickr

(2) Davide Restivo  (Site Flickr)

 

Source de la video : Site YouTube

 

Site officiel de Rosa Balistreri

mardi 29 octobre 2013

Une leçon d'absence







Un dimanche de janvier dans Ferrare ne se met en place en nous qu’à Paris, aux premiers jours de mars. Si deux ou trois photographies font tant pour cette installation dans la présence, est-ce parce qu’elles sont médiocres, plutôt floues ? Elles ajoutent à la vacuité constitutive du lieu, du jour, de l’heure, de notre errance et de notre âme. Gommant la contingence, méprisant l’épisode, embrumant le soir qui déjà tombait si tôt, elles nous sont une leçon d’absence, et nous rappelant aux vertus de cet art douloureux, elles nous invitent à nous en souvenir toujours, au fort des émotions les plus intenses comme des heures les plus pâles, au fort de ce que nous sommes dans l’ici et dans le maintenant, au fort si fort indifférent des villes inconnues. Elles nous montrent objectivement combien nous faisons défaut au réel sans lui manquer si peu que ce soit, sans qu’il songe seulement à s’apercevoir de notre invisibilité, et combien il peut y avoir de jeu, dans ce grand vide que nous lui ménageons en nous-même. Il serait urgent d’y penser toujours, quand nous courons les chemins : à ce néant de notre être qui nous a précédé sur ces lieux, qui nous y suivra pour jamais, et qu’il faudrait avoir le courage de ne quitter pas un instant de l’œil, quand nous traversons Perast, nous recueillons dans Mantoue, tombons de sommeil sur ce papier ou croyons reconnaître précisément la configuration de l’abîme familier dans le plan de Trani, dans la lumière du port et sur ses façades closes.

Renaud Camus  Fendre l'air, Journal 1989 éditions P.O.L, 1991






Images : en haut, Site Flickr

en bas, Michele Mig  (Site Flickr)

lundi 28 octobre 2013

La beauté de la vie




"Verrà un giorno, si disse ancora, che qualcuno mi porterà giù per le scale della mia casa, chiuso in una bara, ma io avrò eseguito interamente il mio gioco d'infanzia."





Parmi la cinquantaine de textes qui composent le merveilleux Abécédaire (Sillabari) de Goffredo Parise, l’un des plus beaux livres de la littérature italienne, toutes époques confondues, il y en a un qui s’intitule Poésie. Il raconte une visite, celle qu’un homme et une femme assez jeunes font à un poète approchant du terme de sa vie, dans une petite villa de banlieue. Aucun nom de personne ou de lieu n’est cité, mais on devine assez facilement que le vieux poète est Giovanni Comisso, et que les visiteurs sont Goffredo Parise et son amie Giosetta Fioroni. La scène se passe donc à Trévise, la ville natale de Comisso, dans cette villa qu’il a achetée en 1962, au bord du canal des Buranelli ; il y mourra sept ans plus tard, en janvier 1969. 

La visite qui est racontée ici se passe en été, sans doute en 1968 : le poète est assis sur une chaise, sous une étroite véranda, et près de lui, une paysanne menue, en robe noire (il s’agit de Giovanna, qui fut pendant de longues années une sorte de gouvernante auprès de l’écrivain) lit à haute voix l’un des premiers livres de Comisso, Amori d'Oriente (Amours orientales). Le texte évoque une Chine d’autrefois, sans doute en grande partie rêvée, et l’auteur semble prendre plaisir à cette lecture, qui le fait parfois rire aux larmes : «Une mystérieuse maladie l’avait fait grossir : il avait l’air d’un énorme fruit et des petits nuages de moucherons et de mouches tournaient autour de lui comme s’il était justement un fruit trop mûr et proche de la décomposition. De temps en temps, une abeille se posait sur son visage sans le piquer, mais il ne s’en apercevait pas tant il était pris par la lecture de la paysanne. Il avait un vieux chapeau de paille posé de travers sur sa tête aux cheveux blancs et ras, et des yeux qui semblaient loucher sans loucher, illuminés par de brefs éclairs d’amusement comme si tout ce qui arrivait dans le livre était comique. Il savait que sa vie ne durerait plus très longtemps mais, à part quelques larmes brièvement jaillies (comiques, elles aussi), il riait de tout à la façon des nouveaux-nés. La paysanne, que l’on aurait pu croire analphabète, lisait au contraire correctement, avec lenteur, en ménageant des pauses. Chaque fois que son maître riait, elle souriait, elle souriait elle aussi, cessait sa lecture et disait : "Quel bêta, quel bêtasson, regardez-moi comme il rit !"». 

Les jeunes invités n’écoutent pas vraiment la lecture ; en fait, ils connaissent très bien ce livre, et ils sont émus en pensant que son auteur va bientôt mourir. Ils se souviennent des anciennes photos qui le montraient jeune et athlétique, dans la plénitude de sa vitalité et de son art. Après quelques instants de conversation avec ses hôtes, Comisso demande à la servante d’aller chercher une revue : «C’était une publication quelconque et de petit format qu’il retourna aussitôt : la dernière page était entièrement occupée par une photo de publicité. Il y jeta d’abord un coup d’œil (la paysanne poussa un long soupir de reproche) puis la tendit aux invités avec un mouvement de ses sourcils encore noirs et broussailleux, un mouvement d’immense admiration. Le couple regarda l’image, c’était une publicité pour un vélomoteur : un garçon dans les dix-huit ans, les cheveux noirs et frisés, en blue-jean, était debout près d’une fille, et d’un bras fort et bruni par le soleil il tenait contre lui un vélomoteur. Les jeunes gens se regardaient, conversaient peut-être. Juste derrière eux, un buisson méditerranéen, et tout au fond, la mer. Il n’y avait rien de plus. Grande fut la surprise des invités qui, étant donné l’attitude de reproche de la paysanne et connaissant le poète et sa sensualité bizarre et toujours en alerte, pensaient voir un nu, des nus, quelque chose qui justifie les réticences de la femme. Rien, une illustration en couleurs banale et conventionnelle, des couleurs même pas parfaites, une simple publicité. Ils ne comprenaient pas. 
Mais le poète continuait à rire, il y avait à la fois quelque chose d’infantile et d’inquiétant dans ses rires autour desquels les moucherons avaient commencé à tourbillonner, et aussi dans son regard traversé d’éclairs à la japonaise, dans ses yeux qui paraissaient loucher comme s’il était un gros acteur de Nô. 
Le poète répéta son geste d’admiration, de la main et des lèvres, puis il devint tout à coup sérieux. Aussitôt ses yeux se mouillèrent et une petite pluie se posa sur le journal comme une rosée. Il pointa son doigt sur la photo en désignant un point précis sur le bras du garçon : le poignet. 
Les invités regardèrent mais il n’y avait rien. Seul le jeune hôte aperçut quelque part un peu de clarté sur la peau de ce bras bronzé, de ce poignet, comme il arrive à celui qui enlève sa montre après l’avoir longtemps portée au soleil et à la mer. Qui sait pourquoi, le jeune hôte et sa compagne eurent l’impression que c’était la vie, la beauté même de la vie. 
La paysanne boiteuse faisait la tête et grognait : tout cela ne dura que quelques instants.» 

Je cite ici le texte de l'Abécédaire de Goffredo Parise dans l'édition française de 1989, parue aux éditions de l'Arpenteur, traduction d'Alix Tardieu. Cette édition semble épuisée, mais on peut encore se la procurer sur les sites de vente de livres d'occasion. En Italie, Sillabari est paru en 1985 aux éditions Mondadori ; il a été réédité en 2009 aux éditions Adelphi.












Images : en haut, Site Flickr

en bas, (1) Site Flickr 

(2) Giovanni Dall'Orto (Source)  


samedi 26 octobre 2013

Il Bosco e la riva (Le Bois et la rive)






Il Bosco e la riva
(Giorgio Calabrese - J. Mareuil - Charles Aznavour)

Si va ancora là, tra il bosco e la riva,
Quando al cuore in festa bruciano le idee.
E una volta là, tra il bosco e la riva,
Si perde la testa, ti ricordi di noi ? 

 Siamo andati via che il giorno era avanti,
Le vecchie commari spiavano te.
Siamo andati via, tra fiori e tra canti,
Con facce da santi e un vino da re.

Siamo scesi là, tra il bosco e la riva,
La spiaggia deserta, da soli io e te, 
Era anche per te tutta una scoperta,
Ancora inesperta, forse più di me. 

Ed hai scelto tu, tra il bosco e la riva,
Di mangiar sull'erba e poi non so più,
So che impazzii fuor d'ogni riserbo
Per il frutto acerbo ch'eri allora tu.

Son caduti là, tra il bosco e la riva,
Nonostante tutta la tua volontà,
I bicchieri pieni, quel che ti copriva,
I tuoi sedici anni, la mia ingenuità.

Siam venuti via che il sole moriva,
La sera era grigia ed a casa tu
Sei rimasta il tempo di far le valigie,
Poi sei corsa via e non ti ho vista più.

Son tornato là, tra il bosco e la riva,
Pioveva il silenzio e non c'eri tu ;
Il tempo ormai ti ha dato ragione,
La morte stagione non tornerà più.




Le Bois et la rive

On va encore là-bas, entre le bois et la rive,
Quand le cœur déborde de mille pensées
Et arrivés là, entre le bois et la rive,
On perd la tête, comme cela nous est arrivé.

Nous sommes partis bien après midi,
Les vieilles commères te suivaient des yeux,
Nous nous sommes éloignés, parmi les fleurs et les chansons,
Avec un air innocent et une bonne bouteille de vin.

Nous sommes descendus là, entre le bois et la rive
Sur la berge déserte, il n'y avait que nous,
C'était pour toi aussi une découverte,
Encore inexperte, plus que moi peut-être.

Et tu as choisi, entre le bois et la rive,
De déjeuner sur l'herbe, et puis je ne sais plus,
Je sais que j'ai perdu complètement la tête
Pour le fruit vert que tu étais alors.

Et sont tombés là, entre le bois et la rive,
En dépit de tous tes efforts pour l'éviter,
Les verres remplis, les vêtements portés,
Tes seize ans, mon ingénuité.

Nous sommes repartis quand le jour mourait,
Le soir était gris et tu es rentrée
Juste le temps de faire tes valises
Et tu t'es enfuie, je ne t'ai plus revue.

Je suis retourné là-bas, entre le bois et la rive,
Le silence régnait, tu n'y étais plus ;
Le temps désormais t'a donné raison,
La morte saison ne reviendra plus.

(Traduction personnelle)





Images : (1) Auguste Renoir  Les Amoureux 

(2) Auguste Renoir  Au bord de l'eau 

(3) Auguste Renoir  Sentier dans les bois





« L'année suivante, un dimanche qu'il faisait très chaud, tous les détails de cette aventure, que Henri n'avait jamais oubliée, lui revinrent subitement, si nets et si désirables, qu'il retourna tout seul à leur chambre dans le bois. Il fut stupéfait en entrant. Elle était là, assise sur l'herbe, l'air triste, tandis qu'à son côté, toujours en manches de chemise, son mari, le jeune homme aux cheveux jaunes, dormait consciencieusement comme une brute. Elle devint si pâle en voyant Henri qu'il crut qu'elle allait défaillir. Puis ils se mirent à causer naturellement, de même que si rien ne se fût passé entre eux. Mais comme il lui racontait qu'il aimait beaucoup cet endroit et qu'il y venait souvent se reposer, le dimanche, en songeant à bien des souvenirs, elle le regarda longuement dans les yeux. 
 " Moi, j'y pense tous les soirs, dit-elle. 
— Allons, ma bonne, reprit en bâillant son mari, je crois qu'il est temps de nous en aller. »

Guy de Maupassant  Une partie de campagne

vendredi 25 octobre 2013

La Vie comme à Crémone




... Le Rose rosse, Balocchi e profumi, Tango notturno ou la Canzone appassiunata... Ces quelques chansons-là suffisaient à ma plonger dans cette rêverie géographique, voluptueuse et douloureuse, qui est mon élément le plus naturel : qu'en serait-il de vivre à Modène, à Crémone, à Bologne, à Verceil, d'écouter cela dans des appartements aux grandes fenêtres qui regarderaient des campaniles, de chantonner ces mélopées tristes par des journées ordinaires, de les entendre seulement sur la radio des voisins, de les avoir entendues, en 35, en 38, d'être cette musique, cette lumière, ces déceptions, ces rires, cette vie plate mais qui n'est pas la mienne et qui pour cette seule raison me paraît un moment affreusement désirable, et plus riche, plus gaie, plus poétique, tout simplement parce qu'elle est autre, qu'elle m'échappe, qu'elle m'échappera toujours, et qu'elle m'échapperait même si par miracle je la vivais. 

Renaud Camus  Fendre l'air, Journal 1989  Editions P.OL, 1991










 Images : (1) Leo Felix  (Site Flickr)


(3) Gianluca  (Site Flickr)

(4) Site Flickr


 

jeudi 24 octobre 2013

L'Ombre s'enfuit...



"La tristezza durerà per sempre." 





 








Images : en haut et au centre : Jean-Damien Guichard (Site Flickr)

en bas, Site Flickr




mercredi 23 octobre 2013

Una terra ci hè (Il y a une terre)




Pour mes amis corses (et aussi pour tous les autres), une belle chanson du groupe A Filetta :

Una Tarra ci hè 

(Ghjuvan-Claudiu ACQUAVIVA)

Una tarra ci hè per voi
Di lacrime d'invernu
D'ore chì vanu in darnu
E' di luce chì piglia fine
Toccu Sittembre, dolce cunfine.

Una tarra ci hè per voi
Di sarre impaurite
Di carghji annant'à e dite
Omi in tana è frastoni
Quandu s'incroscanu i toni.

Una tarra ci hè per voi
Fraiata da l'arsure
Brusgiata da e cutrure
Spusalizia d'Eternu
Trà notte è fede, è infernu.

Una tarra ci hè per voi
Di mare, monde è disertu
Di sfide è danni à ch'ùn hà apertu
E calle di l'amicizia
Una tarra ci hè ... Divizia !






Il y a une terre

Il y a une terre pour vous
De larmes l'hiver
D'heures qui s'écoulent en vain
Et de lumière qui s'éteint
Quand vient septembre, douce frontière.

Il y a une terre pour vous
De montagnes effrayées
De chardons meurtrissant les mains
D'hommes à l'abri et de tumultes
Quand le feu du ciel se déchaîne.

Il y a une terre pour vous
Tourmentée par la chaleur
Brûlée par le gel
Là où pour l'éternité s'épousent
La nuit, la foi et l'enfer.

Il y a une terre pour vous
De mer, de multitudes et de désert
De défis et de malheurs à qui n'a pas ouvert
Les brèches de l'amitié
Il y a une terre... C'est elle !

(Traduction personnelle)






Images : en haut, Benjamin Veyet  (Site Flickr)

en bas, Marie  (Solea20  Site Flickr)