Vers deux heures la place autodrome est calmée Et la parole éternelle est à la fontaine Et l'insomnie écoute et devient fête.
La couche devant la fenêtre devient règne.
Toute la Ville en cercle à ce chevet, Assise sur ses collines presque insensibles, Dit ses noms un par un comme pour des visites, Sixtine et mon forum des chats et Transtévère.
Il reste encore une heure avant que le jour naisse (Les nuits d'amour ont de ces rémissions pures), Couleur du racontement vert de la fontaine, Couleur d'eaux de printemps encor troubles des crues Quand le Tibre est opale et algue et sable pâle.
Et deux heures peut-être avant que monte au ciel La gerbe, éclatée en bonheur, des hirondelles. II
Rome profuse en hirondelles, Rien que pour elle, Rome, rien qu'en faveur d'elles, Je te le dis, tu aurais mon pardon. Tes hurlements à mort sous ce balcon Et tant de fois ton stupre en place de Venise Et tes rauquements de succube à la bêtise Et ton poignard tiré contre tu sais Laquelle, En avons-nous saigné, splendide infâme ! Or c'est un crime en rêve et absous ; comme un sable Que la mer au matin découvre, et qui est pur. O ma pardonnée injustement d'être belle, Ce n'est pas tant pour ta place du Panthéon Où s'encapuchent de rouge les haridelles, Pour tes peuples peinture ou marbre, pour la dame Qui au café Greco dit sa glace au melon, La cuillère levée, à voix qui presque pâme, Pour le jaune fable des tuiles sur Tibur ; C'est pour tes matins d'hirondelles. Marcel ThirySonges et Spélonques, 1973
"Sans l'avoir voulu, par ce qu'a d'instinctif son regard sur la culture et la vie, Mussapi a jeté un pont entre ici et ailleurs dans le présent, et entre maintenant et jadis dans le souci poétique. (...) Quand on s'attache à d'autres époques, ou à des êtres de celles-ci, il est fréquent, autant qu'assez naturel, d'aborder les uns et les autres par leurs monuments ou leurs œuvres, autrement dit par des traces, des textes, au plan d'un déjà exprimé qui voue le questionneur d'aujourd'hui à une rencontre par le dehors, entre les pôles opposés de la citation et du commentaire. Mais chez Mussapi il en va tout autrement. Comme les Paroles de Pline[Yves Bonnefoy cite ici l'un des poèmes du recueil La Poussière et le feu : Paroles de Pline du haut du volcan en flammes] le montrent bien, ce poète se porte d'emblée dans la forêt du passé – «épaisse d'ombres», dit Dante – vers de telles ombres, justement : non le poète ancien tel qu'il paraît dans son œuvre, ou le héros comme il s'efface dans ses hauts faits, mais la personne qu'ils furent, en son moment et son lieu, et qui n'est plus mais n'en a pas moins à nos yeux la sorte de vie qui enveloppe le nom que l'on prononce, vie qui a retenu tout son mystère bien qu'elle dise à plein désormais sa finitude. Cette vie, cette présence au sein de l'absence, est évidemment transcendante à toutes nos approches, comme il en va de toute existence. Évoquer Pline ainsi – ou Enée comme le fait également Mussapi –, c'est se vouer à ne plus tenir ce que l'on sait de ces êtres, par la littérature ou l'histoire, que pour des vues simplifiées ou des mirages. Mais en retour, et c'est comme cela que ce regard se fait poésie, on va être prêt à comprendre qu'ils ont accédé du fait de la mort à un sens, une vérité, qui ne se donnent qu'en celle-ci, et auxquels on ne peut songer soi-même, en leur difficulté essentielle, pourtant notre seule tâche, que si, aussi intensément que possible, on pense à eux sous le signe de la fin qu'ils ont rencontrée. Des morts, chez Mussapi, mais disons plutôt des vivants rencontrant leur mort."
Yves Bonnefoy
Enea guarda gli accampamenti alla sera
Tra pochi istanti questo campo sarà un solo respiro e nessuno ricorderà il proprio nome, nel sonno respirerà il mio esercito, e il popolo dei dormienti si unirà nel silenzio al popolo dei morti.
Fumi leggeri escono dalle tende, fumi dalle ceneri sulle are dove sono stati bruciati i caduti in battaglia, in questo giorno che declina, che dalla terra esala il ricordo del sole.
Chi li visiterà, i perduti ? scaglie di sole, brandelli di memoria raggiungeranno il loro silenzio, come accade ai dormienti, i miei morti avranno visite incorporee, fuggite dal giorno ? Conosceranno anche loro il risveglio e il mattino, scuotendo la morte come si scuote il sonno, l'oblio che la prima luce asciuga e rapprende ? Voi campi arsi che a poco a poco ora trovate il respiro, voi letto o tomba del mio esercito transitante, campi... Dormono in voi, esalarono l'ultimo respiro alla luce che si allontanava, dormono accanto quelli che caddero nel vostro grembo d'oro guardando il vuoto luminoso tra i colli e tra gli occhi rubando per la morte l'estremo sole.
Bientôt ce camp sera un unique souffle et plus personne ne se souviendra de son nom, dans le sommeil respirera mon armée, et le peuple des dormeurs s'unira dans le silence au peuple des morts.
Des fumées légères s'élèvent des tentes, et des cendres sur les autels où l'on a brûlé ceux qui sont tombés au combat, en ce jour qui décline, exhalant de la terre le souvenir du soleil.
Qui viendra les visiter, les perdus ? Des éclats de soleil, des lambeaux de mémoire rejoindront-ils leur silence, comme cela arrive aux dormeurs, mes morts auront-ils des visites incorporelles, échappées au jour ? Connaîtront-ils eux aussi le réveil et le matin, s'éveillant de la mort comme on le fait du sommeil, l'oubli que la première lueur essuie et fige ? Vous, champs arides qui maintenant peu à peu reprenez souffle, vous, lit et tombeau de mon armée nomade, champs... Ils dorment en vous, ils exhalèrent leur dernier soupir à la lumière qui s'éloignait, ils dorment à côté de ceux qui tombèrent en votre sein d'or, regardant le vide lumineux entre les collines et entre les yeux, dérobant pour la mort le dernier soleil.
"Un dì, s’io non andrò sempre fuggendo di gente in gente, me vedrai seduto su la tua pietra, o fratel mio, gemendo il fior de’ tuoi gentili anni caduto."
Le film de Valerio Zurlini Cronaca familiare, sorti en France sous le titre Journal intime, est l’adaptation d’un récit de Vasco Pratolini, dans lequel il évoque la mort de son frère, et le rapport difficile et tourmenté qu’il eut avec ce frère cadet. Le film suit fidèlement la trame du livre, et en reproduit magnifiquement le cadre : une Florence périphérique, dépouillée et automnale, telle qu’elle apparaît dans les peintures d’Ottone Rosai, dont on peut d’ailleurs voir à plusieurs reprises l’un des tableaux dans le film. Zurlini est resté également fidèle à l’esprit de Pratolini: la tragédie n’y sombre jamais dans le pathos et le mélodrame, grâce en particulier à une mise en scène sobre et retenue, et à l’interprétation magistrale des trois principaux acteurs, Marcello Mastroianni, Jacques Perrin (les deux frères) et Sylvie, qui joue le rôle de la grand-mère.
Dans les suppléments qui accompagnent le film restauré dans le DVD récemment paru en Italie, le grand chef-opérateur Giuseppe Rotunno raconte une anecdote relative à l’une des séquences du film, celle où le frère aîné joué par Mastroianni rend visite à sa grand-mère, retirée dans un hospice. La scène a été tournée dans un couvent de Florence, par une journée grise, au ciel lourd de nuages. Pourtant, au moment précis où Mastroianni et Sylvie se retrouvent et s’embrassent, le soleil est soudain apparu, et on voit nettement à l’écran les dalles et les murs du couvent qui s’illuminent autour des personnages. Pour le spectateur, ce détail passera peut-être inaperçu à une première vision, mais il me semble particulièrement révélateur de la grâce miraculeuse dont tout le film est empreint.
Extraits de l'entretien entre Jean Gili et Valerio Zurlini, réalisé à Rome en juin 1977. L'entretien a été publié dans l'ouvrage de Jean Gili Le cinéma italien, paru en 1978 dans la collection 10 / 18.
Jean Gili : Avec Cronaca familiare, vous avez sans doute réalisé l’un de vos plus beaux films.
Valerio Zurlini : Cronaca familiare aurait dû être mon premier film. Je suis allé voir Pratolini pour faire sa connaissance après avoir lu Cronaca familiare, un livre qui m’avait touché d’une manière incroyable. Là naquit l’amitié avec Pratolini et là naquit l’idée un peu folle – nous étions en 1952 – de tourner en couleurs Cronaca familiare. Si ce film s’était fait à cette époque, nous aurions été sur des positions de totale avant-garde. Lorsque plusieurs années plus tard, on me proposa de reprendre ce projet, j’acceptai car il est évident que Cronaca familiare n’avait pas vieilli. Je me retrouvais frais face à l’idée d’adapter ce livre. Quand on me demandait comment il était possible de penser à ce livre pour en faire un film, j’ai toujours répondu que l’unique difficulté était de décider de le faire, aucun film n’était plus facile à réaliser une fois trouvé les personnages. Dans ce film, j’ai consciemment aboli les mouvements d’appareil, la composition quelquefois un peu élaborée de mes plans, je réduisis à rien les costumes, l’évocation historique fut donnée par quelques symboles, je crus à la «staticité», aux dialogues, aux répliques littéraires très longues, je crus en un film apparemment sans histoire. L’important, c’était de décider de le faire.
J.G. : Le scénario du film est très proche du livre de Pratolini.
V.Z. : J’ai été absolument fidèle au livre, j’ai même ajouté certaines choses qui manquaient dans le livre et qui rendaient quelques pages un peu inexplicables. Au fond, en cela, le cinéma est un terrible révélateur par rapport à la littérature : ce qui passe dans la page écrite passe difficilement spontanément dans l’image. Le cinéma a vraiment besoin d’une vérité parce que n’ayant pas le lyrisme de la mémoire, du souvenir, du mot, il s’ancre encore plus à des faits, à des sentiments. Il me sembla qu’il manquait dans le livre certaines pages et je demandai à Pratolini de les écrire. Pratolini reconnut que ces pages manquaient, il m’en dit même la raison : il accepta d’écrire quelque chose qui racontait symboliquement ce que pouvait avoir été l’opposition entre son frère et lui. De fait, il existe dans le film deux séquences qui n’existent pas dans le livre, mais ces deux séquences sont aussi de Pratolini.
J.G. : Votre souci de lire le livre de Pratolini avec une rigueur extrême et d’en tirer un scénario parfaitement articulé témoigne d’un niveau d’exigence présent dans toute votre œuvre. V.Z. : Il s’agit par-dessus tout d’une exigence intérieure : je ne réussis pas à tourner si je ne crois pas à fond à ce que je fais. Vraiment, je n’y réussis pas ; selon moi, la pellicule se rayerait ou l’objectif se casserait. Par-dessus tout, il se produit quelque chose en moi : je ne réussis pas matériellement à dire moteur, à aller au studio. Cela explique la très longue gestation de mes scénarios. Lorsque j’arrive à la fin, je remets tout en discussion. J’ai jeté très souvent des centaines de pages que maintenant je regrette : peut-être que parmi ces scénarios, il y en avait certains de bons.
J.G. : Dans Cronaca familiare, le rapport entre situation historique et aventure personnelle est traité de manière très allusive.
V.Z. : J’ai pris ces années et j’ai donné des notations historiques uniquement à travers de très rares allusions. Le livre était daté et je n’ai pas pu le détacher complètement de ce qu’était la dimension historique. J’aimerais arriver à faire quelque chose qui puisse nier le concept tolstoïen dont j’ai déjà parlé. Pour moi, l’idéal serait de faire un film sur des sentiments à l’état pur, en dehors de tout conditionnement social. Je ne sais pas si cela est possible, s’il est possible que naissent des sentiments sans conditionnement social, cela reste à vérifier. C’est une tentative que je suis en train de faire.
J.G. : Vous apportez, me semble-t-il, un soin très grand à choisir les lieux de tournage de vos films. Ainsi, la Florence de Cronaca familiare assume une fonction plastique qui revoie à la signification même du film.
V.Z. : Cela vient d’un phénomène d’identification : mes repérages sont toujours très longs. Dans Cronaca familiare, il y a même le souvenir, la tendresse, l’amour, la sympathie et toute la familiarité que j’ai eus avec Rosai dont les tableaux me conduisaient à retrouver des endroits de Florence que je n’avais pas trouvés lorsque je préparais mon premier film. Quand je fis les repérages pour Le ragazze di San Frediano, je fis en réalité les repérages pour Cronaca familiare : je cherchais à découvrir une Florence qui me soit très personnelle et chère. Quand, huit ans après, je revins pour tourner Cronaca familiare, ces mêmes lieux avaient acquis une dimension supplémentaire qui était la dimension de la mémoire : je retrouvais ma vie de huit ans auparavant. Cela explique cette étrange et lucide patine qu’il y a sur les images. Dans La prima notte di quiete, je suis allé retrouver les lieux perdus de mon enfance. J’ai retrouvé ces lieux complètement changés : j’ai vu de gros immeubles là où autrefois il y avait de petites villas ; des routes goudronnées et entourées d’hôtels là où il y avait des chemins de terre battue bordés de platanes. Je suis resté presque un mois sur les lieux avant de tourner, à humer tous les parfums, tous les souvenirs, tous les poisons les plus subtils. Par la force des choses, à l’intérieur de moi se construit quelque chose qui donne au paysage son importance dans le film.
J.G. : Le paysage devient un élément portant du film.
V.Z. : Il ne peut pas en aller autrement. Je ne choisirais jamais une ville que je ne connais pas ou sinon j’approfondirais ma connaissance de manière très attentive avant de commencer à travailler. Vis-à-vis d’un lieu, il faut que je réussisse à construire quelque chose dans mes sentiments, sinon il faut que j’en change. Lorsque je fis les repérages pour Il giardino dei Finzi-Contini[projet de Zurlini, le film sera finalement réalisé par Vittorio De Sica], je construisis un plan idéal de Ferrare, un plan qui allait de Modène à Ferrare, de Plaisance à la Lombardie. Je voulais trouver cette Ferrare idéale. D’autre part, en cela aussi j’ai un maître illustre qui construisit un plan idéal de ville, Piero della Francesca.
Tableaux d'Ottone Rosai : en haut, Via Lupo, 1933 ; en bas, Via Toscanella, 1922 (Source )
On peut voir ici un passionnant entretien filmé avec Jean Gili et Jacques Perrin, autour du film Cronaca familiare.
Les oiseaux de mer ne voient pas le bleu. C'est le vers important que propose au passage La prose, en page quatorze, d'un reportage Du journal que j'appuie au pichet de vin bleu.
Je recevais, mêlée aux hors d'œuvre moyens Cette bribe de vérité universelle Dispensée au buffet de la gare d'Amiens (Ou était-ce à la Brasserie universelle ?).
Marcel ThirySonges et Spélonques, Gares et passages, 1973
Deux voix nouées, entrelacées, du lierre qui grimpe, «Pur ti miro, pur ti godo», regard et jouissance, aiguilles souples, accordées. Deux amants freinant l’extase, attente ou consomption, leurs inflexions qui se perdent, leur tendresse égarée, en eux le triomphe à nouveau de la convoitise. Enfin leur duo plus étale, promettant une paix scandaleuse... Dans la houle qui les porte vers le haut, ils surnagent une dernière fois, leur sublimation les incarne : «pur ti stringo, pur ti annodo», l’étreinte et le nœud des membres, dits, susurrés a cappella, et qui vibrent sur le Torrazzo, minaret plus que campanile, vibrent dans la mémoire, car ici aucune de ces deux voix n’est présente et je découvre, entre baptistère et palais communal, les apprêts d’une soirée politique à la veille d’un référendum sur les monopoles. Des élèves du conservatoire répètent une sonate ou, indifféremment, des morceaux de rock, sous les yeux des derniers promeneurs, des premiers militants, les uns les autres conformes jusqu’à l’inexistence. «Io son tua, tuo son io», feu lointain sous une pluie fine et tenace : je suis tienne, je suis tien, je suis à toi, dis-le, dis-le, que je suis à toi, «speme mia dillo, dì»...
Derrière la façade que j’observe, Ingegneri, musicien du dôme, fut le premier maître du «nouvel Apollon vivant sur la montagne verte» avant son départ pour Mantoue. La belle jeunesse lombarde, à présent regroupée à la terrasse de l’unique café, sous les arcades, et qui attend dans un silence politiquement correct un meeting compromis par la pluie et le faible militantisme, prononce-t-elle jamais le nom de Claudio Monteverdi ? Le duo final de l’Incoronazione lui donne tort et raison, tort et raison à l’oubli : Néron et Poppée, libérés d’Octavie, de Sénèque, y célèbrent, en notes apparemment pures, le triomphe d’un amour jailli tout droit, suave et neuf, de la trahison, du suicide imposé, du meurtre. Quelques accords diaphanes, et le voici lavé, cet amour, de son épaisseur de sang, de sa stratégie. Une entière absolution lui échoit de par sa victoire, une équivoque au cœur de la musique, une équivoque est la musique même...
Jeunesse à l’infini décalquée, bienséance nordique, amnésie postmoderne, ce que j’entrevois sur une des places les plus scénographiques d’Italie, est-ce l’humanité du «dieu de la Musique», pour certains vrai génie de ces lieux, ou, comme le duo des amants, une leçon, profondément apprise, de cynisme angélique ?
La pluie achève son travail et disperse loin de l’estrade les acteurs d’une soirée jamais commencée : je peux écouter jusqu’au sommeil la coda de l’étreinte dans les rues luisantes et désertes, les deux voix qui vibrent d’ambiguïté, s’élancent vers le haut, plongent dans l’humain.
"Erode : ... Ma questa sera sono triste. Dunque, danza per me. Danza per me, Salomè, te ne supplico. Se tu danzi per me potrai chiedermi tutto quello che vorrai, e io te lo donerò. Si, danza per me, Salomè, ed io ti donerò tutto ciò che mi chiederai, fosse anche la metà del mio regno."
Andavo un giorno
da ragazzo nel Duomo di Prato, con altri miei compagni, a vedere danzare
Salomè. O gentilezza di Filippo Lippi, quanto mi sei stata buona maestra
nell’insegnarmi che la nudità è casta ! E non c’era nulla di strano, per noi
ragazzi, seduti in silenzio negli stalli del coro, dietro l’altar maggiore, che
Erode e Erodiade e i cortegiani e i paggi, seduti intorno alla lunga tavola
lucente di candidi lini e scintillante di cristalli, e i servi con i vassoi
delle vivande e le brocche del vino, guardassero con occhio tranquillo la
giovane danzatrice, vestita di veli trasparenti che lasciavan nude allo sguardo
le teneri carni e la peluria bionda e le ombre segrete. Che facevan di male
Erode e Erodiade e i commensali e i servi ? Miravano quella giovinetta nuda,
così pudica nel gesto del piede alzato, del viso lievemente piegato sulla
spalla, i piccoli seni rosei e fermi sotto la trasparenza dei veli : e anche la
testa di Giovanni, servita lessa nel vassoio d’argento, apriva gli occhi
estatici, né v’era ombra di pudore offeso in quegli occhi, né desiderio né
noia, ma solo il piacere che danno le cose belle e pure.
Finché le campane,
dall’alto del bel campanile di pietra grigia e di marmo verde di Figline,
mandavano i loro gravi, profondi rintocchi, e l’onda sonora scompigliava i veli
di Salomè, che nella penombra del coro ci appariva per un istante nuda fino
all’inguine. Alle voci dei canonici, che ad uno ad uno uscivano dalla sacrestia
per venire a cantare il vespro, andavamo a nasconderci, in fondo al coro, sotto
la gran vetrata : i canonici si sedevano negli stalli, chiudevan gli occhi, e
si mettevano a cantare a occhi chiusi, per non vedere Salomè.
No, non
chiudevano gli occhi : fingevano di chiuderli. Miravano Salomè tra le ciglia
socchiuse, di sotto in su, e cantavano. Poiché gli occhi, in Italia, anche
quelli dei preti, son fatti per guardare, e gli italiani hanno occhi
bellissimi, avidi e vivi, che succhiano il miele che è nelle immagini, come
fanno le api. Direi che gli italiani si nutrono con gli occhi : ed è forse per
questa ragione che non muoiono di fame. Ma succhiano solo il miele, non il
succo amaro, non il sangue e la carne che son dietro le immagini. Non penetrano
nelle corolle, dentro le cose. Poiché il proprio degli italiani è veder
soltanto quel che appare : l’immagine delle cose, non la sostanza. Sono, per
questa ragione, impropri alla filosofia, e ad ogni specie d’introspezione. Il
mondo segreto, l’interno, o meglio l’inferno delle cose, è sconosciuto agli italiani.
Non che sia loro precluso : non lo vedono, e non lo vedono perché non ha per
loro nessun interesso.
J’allais un jour, encore enfant, avec quelques
camarades, au Dôme de Prato pour voir danser Salomé. Ô grâce de Filippo Lippi,
quelle bonne leçon tu m’as donnée en m’apprenant que la nudité est chaste !
Pour nous, jeunes garçons assis en silence dans les stalles du chœur, derrière
le maître-autel, il n’y avait rien d’étrange à ce que Hérode, Hérodiade, les
courtisans, les pages, autour de la longue table luisante de lin blanc et
scintillante de cristaux, et les serviteurs avec les plateaux chargés de mets
et les jarres de vin, rien d’étrange à ce que tous regardent d’un œil
tranquille la jeune danseuse vêtue de voiles transparents qui laissaient
entrevoir les tendres chairs, le duvet blond, les ombres secrètes. Que
faisaient là de mal Hérode, Hérodiade, les commensaux et les serviteurs ?
Ils regardaient cette jeune fille nue, si pudique avec son pied levé, sa tête
légèrement penchée en arrière, ses petits seins roses et fermes sous la
transparence des voiles. La tête du Baptiste elle-même, servie sur un plat
d’argent, ouvrait des yeux extasiés, et il n’y avait pas la moindre ombre de
pudeur offensée dans ces yeux, aucun désir ni reproche, mais uniquement le plaisir
que procure la contemplation des choses belles et pures.
Mais à un moment les
cloches, du haut du beau campanile de pierre grise et de marbre vert de
Figline, faisaient entendre leurs appels graves et profonds ; et l’onde
sonore dérangeait les voiles de Salomé qui, dans la pénombre du chœur, nous
apparaissait un instant nue jusqu’à l’aine. En entendant les voix des
chanoines, qui l’un derrière l’autre sortaient de la sacristie pour venir
chanter les vêpres, nous allions nous cacher au fond du chœur, sous le grand vitrail. Les chanoines s’asseyaient dans les stalles et se mettaient à chanter
les yeux fermés pour ne pas voir Salomé.
Non, ils ne fermaient pas les
yeux : ils faisaient semblant de les fermer. Ils admiraient Salomé par en
dessous, à travers leurs cils baissés, et ils chantaient. Parce que les yeux,
en Italie, y compris ceux des prêtres, sont faits pour regarder ; et les
Italiens ont de très beaux yeux, avides et vifs, qui sucent le miel des images
comme font les abeilles. On peut dire que les Italiens se nourrissent par les
yeux : c’est sans doute pour cette raison qu’ils ne meurent jamais de
faim. Mais ils ne sucent que le miel, pas le suc amer, ni le sang ni la chair
qui sont derrière les images. Ils ne pénètrent pas les corolles, l’intérieur
des choses. Parce que le propre des Italiens, c’est de ne voir que ce qui
apparaît : l’image des choses, pas la substance. C’est pour cette raison
qu’ils ne sont guère doués pour la philosophie, ni pour aucune sorte
d’introspection. Le monde secret, l’intérieur, ou pour mieux dire l’enfer des
choses, reste inconnu pour les Italiens. Ce n’est pas qu’il leur soit fermé,
mais ils ne le voient pas ; et ils ne le voient pas parce qu’il n’a pour
eux aucun intérêt.
(Traduction personnelle)
Images : Filippo Lippi, Le Festin d'Hérode (détails) Cappella Maggiore, Duomo di Prato
Pier Paolo Pasolini a écrit ce poème (Voce in poesia), dédié à Marilyn Monroe, pour le commentaire de son filmLa Rabbia (1963). Le texte a été publié en Italie dans le recueil Pier Paolo Pasolini, il cinema di poesia (Cinemazero Edizioni, 1979), et en France dans le numéro hors-série des Cahiers du cinéma, Pasolini cinéaste (mars 1981). J'en donne ici une traduction personnelle. Dans l'extrait de La Rabbia que l'on peut voir ci-dessous, le texte est lu par Giorgio Bassani.
Voce in poesia
Del mondo antico e del mondo futuro
era rimasta solo la bellezza, e tu,
povera sorellina minore,
quella che corre dietro ai fratelli più grandi,
e ride e piange con loro, per imitarli,
tu sorellina più piccola,
quella bellezza l’avevi addosso umilmente,
e la tua anima di figlia di piccola gente,
non ha mai saputo di averla,
perché altrimenti non sarebbe stata bellezza.
Il mondo te l’ha insegnata.
Così la tua bellezza divenne sua.
Del pauroso mondo antico e del pauroso mondo futuro
era rimasta solo la bellezza, e tu
te la sei portata dietro come un sorriso obbediente.
L’obbedienza richiede troppe lacrime inghiottite.
Il darsi agli altri, troppi allegri sguardi,
che chiedono la loro pietà. Così
ti sei portata via la tua bellezza.
Sparì, come un pulviscolo d'oro.
Dello stupido mondo antico
e del feroce mondo futuro
era rimasta una bellezza che non si vergognava
di alludere ai piccoli seni di sorellina,
al piccolo ventre così facilmente nudo.
E per questo era bellezza, la stessa
che hanno le dolci ragazze del tuo mondo...
le figlie dei commercianti
vincitrici ai concorsi a Miami o a Londra.
Sparì, come una colombella d’oro.
Il mondo te l’ha insegnata,
e così la tua bellezza non fu più bellezza.
Ma tu continuavi ad essere bambina,
sciocca come l’antichità, crudele come il futuro,
e fra te e la tua bellezza posseduta dal potere
si mise tutta la stupidità e la crudeltà del presente.
La portavi sempre dietro, come un sorriso tra le lacrime,
impudica per passività, indecente per obbedienza.
Sparì, come una bianca colomba d’oro.
La tua bellezza sopravvissuta dal mondo antico,
richiesta dal mondo futuro, posseduta
dal mondo presente, divenne un male mortale.
Ora i fratelli maggiori finalmente si voltano,
smettono per un momento i loro maledetti giochi,
escono dalla loro inesorabile distrazione,
e si chiedono: «È possibile che Marilyn,
la piccola Marilyn ci abbia indicato la strada ?»
Ora sei tu,
quella che non conta nulla, poverina, col suo sorriso,
sei tu la prima oltre le porte del mondo
abbandonato al suo destino di morte.
Voix en poésie
Du monde ancien et du monde futur, seule le beauté était restée, et toi, pauvre petite sœur, celle qui court derrière ses frères aînés, et rit et pleure avec eux, pour les imiter,
toi, la petite sœur, tu portais cette beauté avec humilité, et ton âme de fille de petites gens n'en a jamais été consciente, parce que sinon ça n'aurait pas été la beauté.
Le monde te l'a enseignée. Et ainsi, ta beauté est devenue sienne.
De l'effrayant monde ancien et de l'effrayant monde futur il n'était resté que la beauté, et toi tu l'as arborée comme un sourire obéissant. L'obéissance requiert trop de larmes avalées. Le fait de se donner aux autres, trop de regards joyeux qui réclament leur pitié. Ainsi tu as emporté ta beauté. Elle disparut, comme une poussière d'or.
Du stupide monde ancien et du féroce monde futur il était resté une beauté qui n'avait pas honte de ses petits seins de sœur cadette, du petit ventre si facilement nu. Et c'est ce qui en faisait la beauté, semblable à celle des douces filles de ton monde... les filles de commerçants gagnantes aux concours de Miami ou de Londres. Elle disparut, comme une colombe d'or.
Le monde te l'a enseignée, et ainsi ta beauté ne fut plus beauté.
Mais tu restais toujours une petite fille, sotte comme l'antiquité, cruelle comme le futur, et entre toi et ta beauté possédée par le pouvoir s’immisça toute la stupidité et la cruauté du présent. Tu la portais toujours avec toi, comme un sourire en larmes, impudique par passivité, indécente par obéissance. Elle disparut, comme une blanche colombe d'or.
Ta beauté avait survécu au monde ancien ; réclamée par le monde futur, possédée par le monde présent, elle devint un mal mortel.
Maintenant les frères aînés se retournent enfin, ils cessent pour un moment leurs jeux maudits, ils sortent de leur inexorable distraction, et se demandent : «Est-il possible que Marilyn, la petite Marilyn, nous ait montré la route ?» Maintenant, c'est toi, celle qui ne compte pas, la pauvre, avec son sourire, c'est toi qui es passée la première au delà des portes du monde abandonné à son destin de mort.
(Traduction personnelle)
Images : en haut et en bas, Marilyn par André de Dienes, Californie, 1945
In mezzo a polveri d'oscura nube
la Chioma, col suo ventaglio di luce.
Galassie in fuga tra nodi di stelle.
Biancoazzurra la Vergine solleva
il viso verso il Leone, superba
nella notte di primavera. Un rombo
dalla strada e il rumore che fa il vento
nel ginepro e il ronzio dell'insetto
alla finestra : un cadere di tempo,
di goccetempo nel vuoto.
Uno stesso
respiro in questi suoni della notte
e in quelle luci di perduti mondi ?
Au milieu des poussières d'un nuage obscur la Chevelure, avec son éventail de lumière.
Galaxies en fuite entre des nœuds d'étoiles.
Blanche et azur la Vierge lève son visage vers le Lion, superbe dans la nuit de printemps. Un grondement venu de la route et le bruit que fait le vent dans le genévrier et le bourdonnement de l'insecte à la fenêtre : une chute de temps, de gouttes de temps dans le vide.
Un même
souffle dans ces sons de la nuit et dans ces lumières de mondes perdus ?
Des larmes qui se perdent, la statue sur la place, la vie que l'on choisit est le rêve d'une démente.
C'est déjà le soir, je commence à marcher espérant rencontrer quelqu'un qui te ressemble.
Triste triste cette soirée est trop triste, cette longue soirée. J'ai trouvé un bateau prêt à lever l'ancre et j'ai demandé où il allait. "Dans le port des illusions", m'a répondu le capitaine. Terre terre je cherche peut-être une chimère, ce soir, ce soir éternel.
(Traduction personnelle)
Images : grazie a Elisa Ciardi per le sue bellissime fotografie (Site Flickr)
Édition italienne de Tricks, deRenaud Camus : notes de lecture
Malgré la
photographie de couverture fort discutable, le volume est tout de même plutôt
élégant : format agréable, présentation soignée (avec des cahiers cousus,
ce qui est de plus en plus rare dans l'édition française), belle
typographie. Du bon travail de la part de ce petit éditeur de L’Aquila,
Textus. On peut bien sûr regretter qu’il ne s’agisse ici que d’une édition
partielle de l’ouvrage original (vingt-quatre tricks sur quarante-six), d’autant
plus que l’explication que donne le directeur de la collection (I Romanzi della
Realtà), Walter Siti, n’est guère convaincante : il s’agirait de
contourner l’obstacle de l’ "illisibilité", et
l’ "obsession du catalogue et de la classification" ; il
me semble plutôt que ces coupures font perdre beaucoup de la cohérence et de l'originalité de l'ouvrage, bien perçues par Roland Barthes dans sa préface
lorsqu’il insiste sur le caractère volontairement répétitif des Tricks,
«ni aliénation, ni sublimation ; mais tout de même quelque chose
comme la conquête méthodique d’un bonheur (bien désigné, bien cerné :
discontinu).»
Le choix des chapitres a toutefois été fait avec soin, et il permet de retrouver la diversité géographique des rencontres (Paris, la Côte d’Azur,
Milan, New-York, Los Angeles, San Francisco). La liste des Tricks repris dans cette édition est la suivante :
"Walthère Dumas", "Philippe dei Commando",
"Brunetto muscoloso", "L’Invisibile", "Il
fratello di Jacques", "Etienne Pommier-Caro",
"Calogero", "Didier", "Maurice",
"Zé", "Anonimo spagnolo", "Philippe degli
Ospedali", "Irwing Karstein", "Bravo ragazzo dei
bastioni", "Red Morgan", "Jean-Paul il Corso", "Dominique e Alain", "Anonimo messicano", "Il cow-boy", "Bob", "Dick", "Camicia
a quadri", "A Perfect Fuck".
La traduction de Maurizio Ferrara m’a
semblé très bonne, précise et vivante ; la seule erreur que j’ai
relevée est, dans le chapitre "Red Morgan", la traduction de blasé par nauseato, qui
signifie plutôt dégoûté, écœuré... Si l’on compare d’ailleurs les deux
traductions italiennes du chapitre "Il cow-boy" (la première étant paru dans le
livre de Renzo Paris Cronache francesi en 1989), on s’aperçoit que cette nouvelle
traduction est beaucoup plus satisfaisante. Dans les parties dialoguées, on perd hélas beaucoup du style parlé si efficace dans la version originale, où l’on a
vraiment l’impression d’entendre les accents des différents personnages ;
dans la version italienne, les dialogues sont beaucoup plus uniformes dans le
ton, mais il était certainement difficile de faire mieux.
On a tout de
même beaucoup de plaisir à lire en italien le chapitre milanais, avec les
évocations du locale di ballo la Rosamunda, des cinémas Alce ou Argentina, où le spectacle
était davantage dans la salle que sur l’écran : «Per entrare nella sala,
bisogna sollevare due strati di pesanti tende di velluto, distante circa un
metro e mezzo. Il film era italiano,
ma l’azione si svolgeva forse a Chicago, all’inizio degli anni Trenta. Sullo
schermo si vedevano tante grosse limousine nere e c’era un gran numero di
sparatorie. La maggior parte delle file erano vuote. In compenso, molte sagome
rimanevano raggruppate dietro l’ultima fila di poltrone, oppure si spostavano
verso sinistra o destra. Erano perlopiù sagome di uomini abbastanza anziani o,
nella misura in cui si poteva giudicare in quella semioscurità, piuttosto
brutti. Una delle scene del film, dove un “padrino” qualunque andava a
riconoscere uno dei sicari nella luce livida di un obitorio, permise di farci
un’idea un po’ più precisa del posto, della sua sintassi e dei suoi occupanti.
Il passaggio di destra, tra i sedili e il muro, conduceva a gabinetti assai
alti e profondi. Nel corridoio di accesso, due tizi sulla trentina, entrambi un
po’ enfaticamente maschi, si fronteggiavano e si palpavano la patta, i
pettorali, i bicipiti. Più in là, altri aspettavano senza guardarsi, addossati
alla parete umida e ammuffita. Il gabinetto delle donne, la cui porta era
aperta, era vuoto. In quello degli uomini, due quarantenni calvi, con una cicca
tra il pollice e l’indice, erano appostati con aria meditabonda davanti alla
porta chiusa del cesso occupato.» Cet extrait me rappelle un passage que j’aime beaucoup du journal de
Gérard Pesson, Cran d’arrêt du beau temps : «Les salles de cinéma
ici [à Tunis], comme en Italie du sud, abritent les flirts avancés parce qu’il
n’y a pas, au sec, et avec une obscurité garantie, tant d’endroits tranquilles.
Une scène de neige dans le film projeté aujourd’hui (Le Destin, de Youssef Chahine)
a eu à cet égard des effets désastreux.»
On a donc longtemps attendu
cette édition italienne, mais, même partielle, elle procure au lecteur un grand
plaisir, celui de retrouver dans une très belle langue ce qui fait l’essentiel
de ces tricks : la drôlerie, l’entrain, l’insouciance, la gaieté de la jeunesse
et l’innocence du plaisir ; mais, pour le lecteur d’aujourd’hui, la
promenade est aussi teintée de nostalgie et de mélancolie, aux abords de la
"clairière des garçons" du parc La Fayette de San Francisco, ou
face à ce garçon à la chemise à carreaux qui fixe la mer, un soir de l'été 1978, à Land’s End : «Quando sono arrivato alla fine della mia scalata, mi sono voltato e l'ho visto in basso, da solo, sulla spiaggetta grigia. Guardava il mare. [Mai rivisto]»
J'ajoute ici la traduction de quelques extraits d'un entretien avec le maître d’œuvre de cette édition italienne de Tricks, Walter Siti, paru dans le magazine Rolling Stone, sous le titre assez étrange "Tricks, ou l'hypnose de la baise" :
Pourquoi lire Tricks aujourd’hui ?
Parce qu'il illustre parfaitement le moment où l’activité sexuelle est devenue un véritable objet de consommation. Le livre évoque des rencontres qui ont eu lieu dans une période de six mois, en 1978, époque antérieure au sida, quand le commerce sexuel était très libre. Le souvenir des événements de 68 était encore très présent : pour les homosexuels, mais pour tout le monde en réalité, c’était une époque de libération sexuelle. Le principe des tricks est le suivant : la satisfaction de la rencontre unique perd de la valeur au profit de l’accumulation des expériences. La rencontre d’un très grand nombre de personnes devient une sorte d’absolu parce que cela correspond à une rencontre avec l’inconnu. Il n’est pas important de faire l’amour avec un tel ou un tel ; ce qui importe, c’est de le faire avec l’Inconnu. C’est pour cela que le premier rapport est beaucoup plus important qu’une éventuelle deuxième ou troisième rencontre. Ce n’est pas un hasard si, après avoir raconté dans le détail le premier rapport sexuel, Camus liquide en quelques lignes les suivants, en les mettant entre parenthèses.
Quelles étaient les références littéraires de Camus ?
Certainement le Barthes de Sade, Fourier, Loyola. Et également une conception de la phénoménologie du réel dont Perec était la référence essentielle en France, pendant ces années-là. Le récit de la profondeur des choses perdait de l’intérêt, parce que cette profondeur est impossible à atteindre, et donc à raconter. On se concentrait sur la superficie : par exemple en restant assis sur une place et en notant tout ce qui s’y passe au cours d’une journée (cf. Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien). Camus utilise le même procédé : il ne s’intéresse pas à la profondeur du sentiment amoureux, il raconte la répétition infinie. Il se limite à enregistrer ce qui advient. Et cela ne manque pas d’intérêt d’un point de vue littéraire puisque, le rituel étant toujours plus ou moins le même, ce sont les variations qui sont mises en évidence, c'est-à-dire les caractères individuels des personnes rencontrées.
Quelle a été l’aventure éditoriale du livre en Italie ?
En fait, elle a été inexistante. Beaucoup d’éditeurs s’y sont intéressés. Angelo Morino (traducteur de nombreux écrivains sud-américains, et lui-même auteur) l’avait proposé à Einaudi qui a abandonné le projet, jugeant le livre trop long. Mais je crois bien que, derrière ce choix éditorial, il y avait une forme de censure. Aujourd’hui encore, il y a une résistance face à ce texte, même de la part du monde homosexuel. Tricks raconte des rencontres homosexuelles occasionnelles qui aujourd’hui semblent trop légères, comme s’il s’agissait d’une parodie de l’homosexualité. Cela pourrait selon certains nuire à une sexualité plus réfléchie, capable de prendre en compte l’aspect sentimental, d’affirmer une stabilité dans le rapport amoureux. Ce livre nous replonge au contraire au cœur d'une époque basée sur une promiscuité de pure consommation, déréglée, et, si l’on veut, très divertissante.