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vendredi 30 octobre 2009

L'airone




Plus loin, plus près de la mer, au paysage on ne distinguait plus de formes, plus de lignes clairement identifiables, plus de volumes : étroites vallées sinueuses et plateaux énormes s'étaient entre-temps confondus, il n'y avait plus de consistance démêlable à la musique immobile et sourde qu'ils émettaient en silence, plus d'épaisseur ; ce n'était plus une masse, même savamment différenciée, c'était une pure opalescence diaphane, à peine une vibration, une clarté voilée, tout occupée d'elle-même n'étant clarté de rien, clarté sur rien sinon sur des ajoncs au bord d'une eau blanche qu'un envol ridait – un revers de la main, un frémissement de héron, un changement du vent et la voici argentée puis bleu pâle, et blanche de nouveau.

Renaud Camus Loin (pages 200-201) éditions P.O.L


L'altro non rispose. Era già tornato a rialzarsi. Col busto girato di tre quarti, stava guardando verso destra, in alto.
Si mise a scrutare anche lui il cielo, nella stessa direzione et vide subito un uccello isolato che, a un centinaio di metri di quota, stava lentamente avvicinandosi.
« Che cos'è ? » domandò.
« Dovrebbe essere un airone », disse Gavino.
Si trattava di un uccello piuttosto grosso : con due ali grandi, molto grandi, però sproporzionate rispetto al corpo che invece era piccolo, gracile. Veniva avanti con fatica evidente, arrancando. Il lungo collo a esse, stretto fra le scapole ; le vaste ali marrone, di una pesantezza da stoffa, aperte a tirarsi sotto la pancia il maggior volume di aria possibile : sembrava non farcela a tagliare di traverso il vento, e anzi in procinto ad ogni istante di venire travolto, d'essere spezzato via come uno straccio.
« Che buffa bestia ! », pensò.
Lo vide sorvolare adagio il pezzo di laguna che separava la barena dalla botte, e quindi sospendersi a perpendicolo sopra le loro teste : fermo, in pratica, e perdendo via via un po' di quota. Ad attirarlo a questo punto erano di sicuro i richiami. Ma prima ? Fino a poco fa, insomma ? Che buffa bestia ! Valeva la pena di chiedersi che cosa lo avesse indotto a volare tanto a lungo così, contro vento o quasi, che cosa fosse venuto a cercare talmente lontano dalle rive, nel mezzo della valle.
« Non credo che sia buono da mangiare », disse.
« Ha ragione » assentì Gavino. « Sa di pesce, preciso al coccale. Ma impagliato fa sempre il suo effetto. »
L'airone si abbassò ancora. Ormai se ne scorgevano chiaramente le zampe magre come stecchi, tese all'indietro, il becco grande, a punta, la testina da rettile. Di colpo, tuttavia, quasi spossato dallo sforzo compiuto, oppure come se fiutasse qualche pericolo, si rovesciò sul dorso, e, riprendendo quota, in pochi secondi scomparve in direzione del campanile di Pomposa.

Giorgio Bassani L'airone ed. Mondadori



L'autre ne répondit pas. Il s'était déjà redressé. Le buste tourné de trois quarts, il regardait vers la droite, en haut.
Alors il se mit lui aussi à scruter le ciel, dans la même direction ; et il vit presque aussitôt un oiseau isolé qui, à une centaine de mètres d'altitude, avançait lentement vers eux.
« Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il.
– Ça doit être un héron », dit Gavino.
C'était un oiseau plutôt gros, avec deux grandes ailes, très grandes mais disproportionnées par rapport au corps, lequel, par contre, était petit et gracile. Il volait avec une peine évidente, en souquant. Son long cou en forme de S serré entre ses omoplates, ses vastes ailes marron, d'une pesanteur d'étoffe, déployées pour attirer sous son ventre le plus grand volume d'air possible, il semblait ne pas parvenir à fendre le vent et, même, sur le point, à chaque instant, d'être entraîné, balayé comme un chiffon.
« Quelle drôle de bête ! » pensa-t-il.
Il le vit survoler la partie de lagune qui séparait le banc de sable de la tonne, puis s'arrêter perpendiculairement au-dessus de leurs têtes : immobile, à peu près, et perdant graduellement de l'altitude. Ce qui l'avait attiré à cet endroit, c'était sûrement les leurres. Mais avant cela ? Bref, il y avait encore quelques instants ? Quelle drôle de tête ! Cela valait vraiment la peine de se demander ce qui avait bien pu l'inciter à voler aussi longtemps ainsi, avec le vent debout ou presque, et ce qu'il était venu chercher aussi loin des rives, au milieu du marais.
« Mais je ne crois pas qu'ils soient bons à manger, dit-il.
– Vous avez raison, acquiesça Gavino. Ils ont un goût de poisson, exactement comme les mouettes. Mais empaillé, un héron, ça fait toujours son effet. »
Le héron descendit encore. À présent, on distinguait nettement ses pattes aussi maigres que des allumettes, tendues vers l'arrière, son grand bec pointu et sa petite tête de reptile. Tout à coup, néanmoins, comme épuisé par l'effort qu'il venait de faire ou comme si, brusquement, il avait flairé un danger, il se renversa sur le dos et, reprenant de l'altitude, disparut en quelques secondes dans la direction du campanile de Pomposa.

Traduction : Michel Arnaud (éditions Gallimard).

Le Roman de Ferrare, cycle de romans et nouvelles dont Le Héron fait partie, est disponible en français dans la collection Quarto.

Source de l'image : Site Flickr

mercredi 28 octobre 2009

Sono solo canzonette (4)


Lontano Lontano (1966), de (et par) Luigi Tenco :



Lontano lontano nel tempo
qualche cosa
negli occhi di un altro
ti farà ripensare ai miei occhi
i miei occhi che t'amavano tanto.

E lontano lontano nel mondo
in un sorriso
sulle labbra di un altro
troverai quella mia timidezza
per cui tu
mi prendevi un po' in giro.

E lontano lontano nel tempo
l'espressione
di un volto per caso
ti farà ricordare il mio volto
l'aria triste che tu amavi tanto.

E lontano lontano nel mondo
una sera sarai con un altro
e ad un tratto
chissà come e perché
ti troverai a parlargli di me
di un amore ormai troppo lontano.

(Et loin, très loin dans le temps,
quelque chose dans les yeux d'un autre
te fera repenser à mes yeux,
ces yeux que tu aimais tant.

Et loin, très loin dans le monde,
dans un sourire sur les lèvres d'un autre,
tu retrouveras ma timidité
dont tu te moquais si souvent.

Et loin, très loin dans le temps,
par hasard, l'expression d'un visage
te fera repenser à mon visage,
à cet air triste que tu aimais tant.

Et loin, très loin dans le monde
un soir tu seras avec un autre
et soudain, sans que tu saches ni pourquoi ni comment,
tu te mettras à lui parler de moi,
de cet amour désormais si lointain.)

Lontano Lontano, adaptée et chantée en français par Dalida.

Preghiera in gennaio, une chanson de Fabrizio de André dédiée à Luigi Tenco :


Ascolta la sua voce
che ormai canta nel vento
Dio di misericordia
vedrai, sarai contento.



Source de la video : Site YouTube

dimanche 25 octobre 2009

Ed è la Morte




VICIU CROZZA. «Viciu» abbrevia il nome Vincenzo, «Crozza» è il teschio, ma qui fa da cognome al nome. Vincenzo Teschio, dunque : ed è la Morte. Non la morte che viene per prendere, ma quella che appare per ammonire. « Cu nun dunìa li venniri di marzu ci agghiorna Viciu Crozza a lu capizzu » (Chi non digiuna nei venerdì di marzo si troverà al mattino con la morte al capezzale) : ed è da notare la parola «dunìa», in cui nel vernacolo racalmutese si è corrotta l'altra, «diuna», coesistente in Sicilia e più diffusa ; sicché indifferentemente si dice «duniari» e «diunari». In quanto a Viciu Crozza, è probabile che le due parole abbiano trovato legame in qualche immagine di San Vincenzo con accanto un teschio ; a meno che non ci sia stato nel paese, in anni lontanissimi, un «Viciu» soprannominato «Crozza» per la consunzione del volto : al punto di spaventare – e specialmente i bambini, ai quali il distico ammonitore si usava recitare – come imago mortis.

Leonardo Sciascia Occhio di capra, ed. Einaudi

VICIU CROZZA. «Viciu» est le diminutif du prénom Vincenzo ; «Crozza» est le crâne (la tête de mort), qui accompagne le prénom comme un nom de famille. Vincent Crâne, donc : et c'est la Mort. Non pas la mort qui vient pour prendre, mais celle qui apparaît pour avertir. « Cu nun dunìa li venniri di marzu / ci agghiorna Viciu Crozza a lu capizzu » (Qui ne jeûne pas les vendredis de mars / Se réveillera avec la mort à son chevet). Pour ce qui concerne Viciu Crozza, il est probable qu'une image représentant saint Vincent à côté d'un crâne a dû contribuer à créer un lien entre ces deux mots ; à moins qu'il n'y ait eu autrefois dans un village un «Viciu» surnommé «Crozza» (tête de mort) à cause de la consomption de son visage, au point de devenir une imago mortis épouvantant tout le monde – et plus spécialement les enfants que l'on avait coutume de mettre en garde en leur récitant ce distique.

Pour compléter le texte de Sciascia, on peut citer une autre référence à la «crozza» (la tête de mort) dans la célèbre chanson populaire sicilienne Vitti 'na crozza (J'ai vu la mort) :

Vitti 'na crozza supra nu cannuni
Fui curiuso e ci vosi spiari
Idda m'arrispunniu cu gran duluri
Murivi senza tocco di campani.

Si nni jeru si nni jeru li me anni
Si nni jeru si nni jeru nun sacciu unni
Ora ca sugnu vecchiu di uttant'anni
Chiamu la morti i idda m'arrispunni.

Cunzatimi cunzatimi lu me lettu
Ca di li vermi sugnu mangiatu tuttu
Si nun lu scuntu cca lu me piccatu
Lu scuntu a l'autra vita a chiantu ruttu.

(J'ai vu un crâne au-dessus d'une tour
Par curiosité, je l'ai interrogé
Et il m'a répondu bien tristement
Je suis mort sans que pour moi sonne le glas.

Ma vie s'est enfuie
Elle s'est enfuie je ne sais où
Maintenant que j'ai plus de quatre-vingts ans
J'appelle la mort et elle me répond.

Préparez-moi un lit
Car les vers déjà me dévorent
Si je n'expie pas ici mes péchés
Je les expierai dans l'autre monde à force de sanglots.)

On entend cette chanson en ouverture du film de Pietro Germi Il Cammino della speranza (1950) :





À propos de Vitti 'na crozza (1)

À propos de Vitti 'na crozza (2)

À propos de Vitti'na crozza (3)



Image : peinture de Jean-Paul Marcheschi (Vanité, détail)

Photo : Renaud Camus (Site Flickr)

mardi 20 octobre 2009

Sono solo canzonette (2)





Alida Chelli chante
Sinno' me moro (Sinon je meurs) (P. Germi - C. Rustichelli) :


Amore amore amore, amore mio,
in braccia a te me scordo ogni dolore,
voglio resta' co'tte sinno' me moro
voglio resta' co'tte sinno' me moro.

Nun piagne amore, nun piagne amore mio,
nun piagne, statte zitto su sto core,
ma si te fa soffrì dimmelo pure
quello che m'hai da di' dimmelo pure


(Mon amour, dans tes bras,

j'oublie toutes mes douleurs,
je veux rester près de toi, sinon je meurs.)


Cette chanson a été écrite par Pietro Germi en 1958, pour son film Un maledetto imbroglio (libre adaptation du roman de Gadda Quer pasticciaccio brutto de via Merulana). On l'entend dès le générique, tandis que défilent les images de Piazza Farnese et du Palazzo Roccagiovine, siège de l'action.


Source de la video : Site YouTube

On peut entendre ici une autre version de Senno' me moro, par la grande chanteuse romaine Gabriella Ferri.

vendredi 16 octobre 2009

Sono solo canzonette (1)

Mina chante Lacreme napulitane (Larmes napolitaines), en version jazzy (1974) :










LACREME NAPULITANE (Buongiovanni - L. Bovio)

Mia cara madre,
sta pe' trasí Natale,
e a stá luntano cchiù mme sape amaro....
Comme vurría allummá duje o tre biancade...
comme vurría sentí nu zampugnaro!...

A 'e ninne mieje facitele 'o presebbio
e a tavula mettite 'o piatto mio...
facite, quann'è 'a sera d''a Vigilia,
comme si 'mmiez'a vuje stesse pur'io...

E nce ne costa lacreme st'America
a nuje Napulitane!...
Pe' nuje ca ce chiagnimmo 'o cielo 'e Napule,
comm'è amaro stu ppane!

Mia cara madre,
che só', che só' 'e denare?
Pe' chi se chiagne 'a Patria, nun só' niente!
Mo tengo quacche dollaro, e mme pare
ca nun só' stato maje tanto pezzente!

Mme sonno tutt''e nnotte 'a casa mia
e d''e ccriature meje ne sento 'a voce...
ma a vuje ve sonno comm'a na "Maria"...
cu 'e spade 'mpietto, 'nnanz'ô figlio 'ncroce!

E nce ne costa lacreme st'America
........................................ ...............

Mm'avite scritto
ch'Assuntulella chiamma
chi ll'ha lassata e sta luntana ancora...
Che v'aggi''a dí? Si 'e figlie vònno 'a mamma,
facítela turná chella "signora".

Io no, nun torno...mme ne resto fore
e resto a faticá pe' tuttuquante.
I', ch'aggio perzo patria, casa e onore,
i' só' carne 'e maciello: Só' emigrante!

E nce ne costa lacreme st'America

(Elle nous en aura coûté des larmes, cette Amérique,
A nous Napolitains !
Pour nous qui regrettons le ciel de Naples,
Combien ce pain a un goût amer !)

Source de la video : Site YouTube.

Une autre version de Mina, plus classique et plus dramatique, enregistrée en 1978.

Lacreme napulitane par l'un des grands interprètes de la chanson napolitaine, Mario Merola, avec un très beau montage de photos.

mardi 13 octobre 2009

La lontananza




 

"Moriemur inultae, sed moriamur" ait, "Sic, sic iuvat ire sub umbras"
("Nous mourrons sans vengeance, mais mourons", dit-elle. "Oui, c'est bien ainsi qu'il me plaît de descendre chez les Ombres")

Virgile, Enéide IV Didon, 660-661)

 

Une lecture léopardienne de Loin, de Renaud Camus




Je suis frappé par la tonalité léopardienne du dernier roman de Renaud Camus, Loin. Jean, le personnage central, semble un frère de Tristan, du Dialogue de Tristan et d'un ami (dans les Petites œuvres morales), que Renaud Camus cite d'ailleurs (page 167) parmi les livres que son héros a l'habitude d'abandonner au hasard de ses pérégrinations. Comme le sarcastique et mélancolique Tristan de Leopardi, Jean est en butte aux reproches de son entourage : Ono, la jeune fille qu'il rencontre sur sa route et qui va l'accompagner quelques semaines dans son voyage, le trouve bizarre, trop poli, trop attaché aux convenances ; Jacques, son riche cousin, lui reproche de vivre dans une autre époque, «une époque imaginaire qui n'a jamais existé» ; il raille son caractère velléitaire et ronchonneur («Tu ronchonnes en silence, tu es amer, tu désapprouves, mais tu ne fais rien.», page 109). Le décalage est systématique: ces bruits dans les hôtels, cette «musique d'ambiance» obsédante dans les restaurants, les magasins, les stations-service, ces déchets qui flottent dans le courant des rivières, ces crépis que l'on arrache sur la façade des vieilles maisons, ce vide que l'on comble au détriment de l'espace et de la liberté, ils semblent ne déranger personne ; et donc, si Jean est le seul à en souffrir, c'est bien que «le problème, puisque problème il y a, n'en est qu'un pour lui, se trouve tout entier en lui» (pages 142-143).

De la même manière, Tristan constate que sa mélancolie, ses lamentations devant la vie comme elle va ne rencontrent chez les autres aucun écho favorable : «Quand j'ai entendu affirmer que la vie n'est pas malheureuse et que si elle me paraît telle, c'est sans doute en raison de quelque infirmité ou misère personnelle, j'en suis resté d'abord interdit, stupéfait, pétrifié, et, pendant quelques jours, je me suis cru emporté dans un autre monde. Ensuite, revenant à moi, je me suis un peu indigné, puis je me suis mis à rire. (...) Partout, les hommes, s'ils veulent vivre, doivent croire la vie précieuse et belle, et, ce faisant, ils se fâchent contre celui qui se permet d'en juger autrement. En somme, le genre humain croit toujours, non à ce qui est vrai, mais à ce qui paraît le mieux lui convenir.» Face à ce constat, Tristan se réfugie dans une ironie mordante, et dans l'espérance de la mort : «je suis mûr pour la mort, et il me paraît trop absurde, alors que je suis mort spirituellement, et que la fable de l'existence est achevée pour moi, de devoir durer encore quarante ou cinquante ans, comme m'en menace la nature.»

N'est-ce pas aussi la voie qu'a choisie Jean ? Dans Loin, la mort est omniprésente, et ce dès l'épigraphe, empruntée à Conrad : «Dans tous vos rapports avec moi désormais, je vous prie de vous comporter comme un mort.» Tout le roman est scandé par ces mots obsédants: l'évitement, l'abandon, l'absence, la disparition, la rupture, l'adieu, l'effacement, l'évanouissement, l'isolation, l'éloignement, la dissidence, la sécession, l'écart, la distance, le retrait, l'errance, le passage, la fuite. Ce sont les leitmotive qui accompagnent le héros, «dissident du moment», «sécessionniste du temps», «maquisard de la réalité du jour», qui ne cesse de se délester du superflu pour aller vers la légèreté, la transparence. Pourtant, ce n'est pas l'humanité que Jean déteste, «c'est de la voir se dépouiller d'elle-même qu'il déplore au contraire» (page 292) ; d'où cette fuite vers le nord, les îles envahies par le brouillard, les territoires de l'effacement où l'on peut espérer encore trouver des endroits vides, des nuits étoilées, des moments de silence offerts au vent et aux oiseaux.

Ce thème du lointain, de l'éloignement (la «lontananza», qui en italien désigne à la fois l'éloignement et l'absence), auquel renvoie le titre du roman, on le retrouve souvent chez Leopardi, dans ses poésies comme dans son monumental journal. Il est lié au souvenir (la «rimembranza») : «On peut comparer le souvenir du plaisir à l'espérance, car il produit à peu près les mêmes effets. Comme l'espérance, il présente plus d'attraits que le plaisir lui-même : il est beaucoup plus doux de se souvenir d'un bonheur jamais éprouvé, mais qui, vu de loin, semble l'avoir été, que d'en jouir ; tout comme il est plus doux d'espérer sa venue puisque, dans l'éloignement, il nous semble toujours possible d'y goûter. Dans l'un et l'autre cas, l'éloignement nous est favorable. On peut en conclure que le plus mauvais moment de l'existence est celui du plaisir et de la jouissance. (13 mai 1821)» La «lontananza» est aussi liée au penchant de l'homme vers l'infini, l'horizon ouvert dans lequel on peut se perdre. C'est évidemment le thème central du poème le plus célèbre de Leopardi, L'Infinito («E il naufragar m'è dolce in questo mar.» Et dans cette mer, il m'est doux de sombrer), et on le retrouve aussi dans de nombreuses pages du Zibaldone : «Pour les sensations qui nous charment par leur seul aspect indéfini, on peut se reporter à mon idylle sur l'infini et évoquer l'idée d'un paysage si fortement incliné que le regard, à une certaine distance, ne s'étend pas jusqu'à la vallée ; ou celle d'une rangée d'arbres dont on ne distingue pas la fin parce qu'elle est très longue ou qu'elle est également en pente, etc. Un bâtiment, une tour, etc., vus de telle façon qu'ils paraissent s'élever seuls au-dessus de l'horizon, sans qu'on perçoive ce dernier, produisent un contraste très puissant, sublime même, entre le fini et l'indéfini, etc. (1er août 1821)»

Cette attirance léopardienne pour le lointain est présente tout au long du roman de Renaud Camus, et de façon poignante dans les dernières pages, qui évoquent l'arrivée de Jean dans ces îles extérieures «plus solitaires, plus écartées, plus lointaines, mieux au-delà» ; comme nulle part ailleurs, on y éprouve cette sensation voluptueuse de n'être plus là, «qui conduit jusqu'au bord des larmes». Dans ces terres de l'effacement, Jean devient «l'étranger» (le terme fait sans doute écho au personnage d'Albert Camus, mais aussi à celui de Baudelaire, qui n'aime que «les nuages... les nuages qui passent... là bas... là bas... les merveilleux nuages!») ; il lui faut maintenant aller jusqu'au bout de ce qui a commencé pour lui comme une expérience, et qui est devenu «une voie sans retour» (page 271).

Dans ce finis terrae, l'amateur d'absence s'applique à «circonscrire ses ambitions» : il décide de s'inscrire définitivement dans le moment présent et dans cette certitude de la perte qui devient comme une drogue puissante, exaltant chaque instant, décuplant la puissance de chaque sensation («de tout ce qu'il découvrait, il se disait : "Ah ah : voici ce que je vais quitter.» page 163). On pense là aussi à Leopardi, et à ce passage du Zibaldone [298-299] : «En effet, l'imminence du malheur augmente le plaisir du présent (...) je n'ai jamais trouvé tant de plaisir dans la vie, je n'ai jamais été autant transporté par de tels accès de joie démente mais totalement pure qu'en ces moments où je m'attendais à un malheur imminent et que je me disais il te reste tant de temps pour en profiter et pas plus, je me repliais alors en moi-même, chassant toutes mes autres pensées, et surtout celle de ce malheur, pour ne penser qu'à prendre du plaisir, malgré mon tempérament mélancolique et très réfléchi. Cela augmentait peut-être encore l'intensité de mon plaisir ou de ma décision d'en profiter.»

C'est dans l'affirmation de cette expérience existentielle du présent et de la rupture que s'achève Loin, et plus précisément sur cette phrase : «Et d'autant plus vivant qu'à demi-mort déjà.» Quand il referme l'ouvrage sur ces mots énigmatiques, le lecteur de Leopardi entend monter en lui le chœur des morts du Dialogue de Frédéric Ruysch et de ses momies :

Che fummo ?
Che fu quel punto acerbo
Che di vita ebbe nome ?
Cosa arcana e stupenda
Oggi è la vita al pensier nostro, e tale
Qual de' vivi al pensiero
L'ignota morte appar. Come da morte
Vivendo rifuggia, così rifugge
Dalla fiamma vitale
Nostra ignota natura ;
Lieta, no ma sicura,
Però ch'esser beato
Nega ai mortali e nega a' morti il fato.

(Qu'étions-nous ?
Quel fut le moment cruel que l'on nomme vie ?
Aujourd'hui, pour nous, la vie
Est un mystère qui nous laisse stupides,
Tout comme à l'esprit des vivants
Apparaît la mort inconnue.
Vivante, elle fuyait la mort,
Notre nature nue ; et morte,
Elle fuit la flamme vitale ;
Heureuse, oh non ! mais délivrée de tout,
Puisque le sort refuse le bonheur aux mortels
Comme il le refuse aux morts.)

Loin, de Renaud Camus, est paru chez P.O.L en octobre 2009.

Citations de Leopardi :

Petites oeuvres morales Traduction : Joël Gayraud (éditions Allia)

Zibaldone Traduction : Bertrand Schefer (éditions Allia)

Photo : Renaud Camus (Site Flickr)

La « Scuola di Atene » vista da Caravaggio


Si copiano, si insultano
Corrono a soluzione,
Cercano le comparse
per vie di approvazione,
Vogliono coi pensieri
Significare tutto,
Le sfere tra le mani,
Bacchino come è brutto.
Sono così centrati
Riescono solo in posa
Bacchino la tua rosa
Perfetta tra i capelli
Bacchino scendi piano
Mettiti tra i più belli.

Franco Buffoni, Scuola di Atene

L'« Ecole d'Athènes » vue par Caravage

Ils se copient, ils s'insultent
Courent à des solutions,
Cherchent des figurants
En quête d'approbation,
Ils veulent par des idées
Tout signifier,
Les sphères entre les mains,
Bacchino que c'est vilain.
Ils sont tellement figés,
Ne sont eux-mêmes qu'en pose
Bacchino avec ta rose
Parfaite dans les cheveux
Descends mon Bacchino
Au milieu des plus beaux.

Traduction : Bernard Simeone

Présentation de Franco Buffoni par Bernard Simeone (document en format pdf).

Le site de Franco Buffoni

Franco Buffoni lit Scuola di Atene

Espressione degli occhi


[2102] Espressione degli occhi. Perchè si ha cura fino ab antico di chiuder gli occhi ai morti? Perchè con gli occhi aperti farebbero un certo orrore. E questo orrore da che verrebbe? Non da altro che da un contrasto fra l’apparenza della vita, e l’apparenza e la sostanza della morte. Dunque la significazione degli occhi è tanta, ch’essi sono i rappresentanti della vita, e basterebbero a dare una sembianza di vita agli estinti. Egli è certo che la sede dell’anima quanto all’esteriore, son gli occhi, e quell’animale o quell’uomo estinto, a cui non si vedono gli occhi, facilmente si crede che non viva; ma finattanto che gli occhi se gli vedono, si ha pena a credere che l’anima non alberghi in essi, (quasi fossero inseparabili da lei), e il contrasto fra quest’apparenza, questa specie di opinione, e la certezza del contrario, cagiona un raccapriccio, massime trattandosi de’ nostri simili, perchè ogni sensazione è viva, ogni contrasto è notabile in tali soggetti (cioè morte del nostro simile); eccetto [2103] il caso di abitudine formata a tali sensazioni, ec. (15 Nov. 1821.)

Giacomo Leopardi, Zibaldone [2102-2103]

[2102] Expression des yeux. Pourquoi prend-on la peine depuis l'Antiquité de fermer les yeux des morts ? Parce qu'ils nous feraient horreur les yeux ouverts. Et cette horreur, d'où vient-elle ? De nulle part ailleurs que du contraste entre l'apparence de la vie et l'apparence et la substance de la mort. Donc, la signification des yeux est telle qu'ils représentent la vie et suffiraient à donner un semblant de vie aux défunts. Il est certain que les yeux sont extérieurement le siège de l'âme et que l'on croit facilement à la mort d'un animal ou d'un homme défunt dont on ne voit pas les yeux. Mais tant que les yeux sont visibles, on a de la peine à croire que l'âme n'habite plus en eux (comme si elle en était inséparable) ; ainsi, le contraste entre cette apparence, ce type d'opinion et la certitude de son contraire nous font horreur, surtout s'il s'agit de nos semblables, parce que tout ce que l'on ressent est vivant, et parce que tout contraste est remarquable dans ces sujets (à savoir la mort de nos semblables), excepté [2103] dans le cas où l'on a pris l'habitude de ressentir ces choses, etc. (15 novembre 1821.)

(Traduction : Bertrand Schefer)

Edition électronique du Zibaldone

Très belle édition française (intégrale) du Zibaldone, aux éditions Allia (2003). Traduction, présentation, notes : Bertrand Schefer.

Une bonne présentation en français de Leopardi et du Zibaldone : Terres de femmes, le site d'Angèle Paoli.

Image : site Flickr

lundi 12 octobre 2009

Rosebud



Non pretendo di dire la parola

che scoccata dal cuore traversi
le dodici scuri forate
fino a forare il cuore del pretendente.
Io traccio il mio bersaglio
intorno all'oggetto colpito,
io non colgo nel segno ma segno
ciò che colgo, baro,
scelgo il mio centro dopo il tiro
e come con un'arma difettosa
di cui conosco ormai
lo scarto, adesso
miro alla mira.

Valerio Magrelli Poesie (1980-1992) (Nature e venature, In giro), ed. Einaudi

samedi 3 octobre 2009

In un istante


Tornanti di montagna

Fu nel verde di màcero e di neve
dove la strada incide nel tornante
lo striscio del vetrato, fu nel breve
mancare che ti dissi : « in un istante,

chiusi gli orecchi dal silenzio, avremo
tutti gli anni dei morti come un giorno ».
E non udivi nulla, altro che il remo
d'una barca sul Lete, il bianco intorno.

Alfonso Gatto, Rime di viaggio per la terra dipinta

Tournants de montagne

Ce fut dans le vert de roui et de neige
où la route grave au tournant
la rayure du verglas, ce fut dans une brève
défaillance que je te dis : « en un instant,

nos oreilles bouchées par le silence, tous
les ans des morts ne seront pour nous qu'un jour. »
Et tu n'entendais rien, rien que la rame
d'une barque sur le Léthé, le blanc tout autour.

Traduction : Bernard Simeone

Source de l'image :
Site Flickr

Alfonso Gatto, Tutte le poesie

Alfonso Gatto en français :

Pauvreté comme le soir, collection Orphée, éditions La Différence, 1989.


vendredi 4 septembre 2009

Umbrarum hic locus est



Ergo iter inceptum peragunt fluvioque propinquant.
Navita quos iam inde ut Stygia prospexit ab unda
per tacitum nemus ire pedemque advertere ripae,
sic prior adgreditur dictis atque increpat ultro:
" Quisquis es, armatus qui nostra ad flumina tendis,
fare age, quid venias, iam istinc et comprime gressum.
Umbrarum hic locus est, somni noctisque soporae:
corpora viva nefas Stygia vectare carina."

Virgile Eneide (VI, 385-391)


Ed ecco verso noi venir per nave
un vecchio, bianco per antico pelo,
gridando: " Guai a voi, anime prave !

Non isperate mai veder lo cielo :
i' vegno per menarvi a l'altra riva
ne le tenebre etterne, in caldo e 'n gelo.

E tu che se' costì, anima viva,
pàrtiti da cotesti che son morti ".
Ma poi che vide ch'io non mi partiva,

disse: " Per altra via, per altri porti
verrai a piaggia, non qui, per passare :
più lieve legno convien che ti porti ".

E 'l duca lui: " Caron, non ti crucciare :
vuolsi così colà dove si puote
ciò che si vuole, e più non dimandare
".

Quinci fuor quete le lanose gote
al nocchier de la livida palude,
che 'ntorno a li occhi avea di fiamme rote.

Dante Commedia, Inferno, canto III, 82-99

Image : Jean-Paul Marcheschi, Le Nocher et son Ombre. Photo : Renaud Camus (Site Flickr)

Catalogue de l'exposition Les Fastes (Jean-Paul Marcheschi et Jacques Roubaud)

mercredi 2 septembre 2009

Sempre Verdi !



« Et brusquement l'action reprend, sans prévenir, et c'est de nouveau la même scène qui se déroule, une fois de plus... Maria Callas est extrêmement agitée. La musique dont l'intensité va croissant, s'empare du vide, sous le lustre immense, animé d'un mouvement presque insensible. Puis ce sont les couloirs déserts bien entendu. La représentation continue, ou bien est-ce : la représentation se poursuit? Toujours est-il qu'on distingue encore la voix, plus forte, il doit s'agir de l'air fameux, et en effet, on entend, à peine étouffée maintenant, l'exclamation tant attendue. Il court sur le tapis épais, devant une rangée de loges en demi-cercle. Il fantasma ! Il dévale quelques marches. Il débouche dans le hall. Elle est en train de le traverser en oblique, se dirigeant vers la sortie. Elle est seule. Elle a atteint les portes. Puis, se retournant à demi, elle l'aperçoit. Ils se rejoignent sous la marquise où ils demeurent un instant arrêtés, côte à côte. Verdi, Verdi, Verdi, sempre Verdi ! Et ceci donc, à quelques variantes près semblable, à l'opéra de Parme, à la Fenice ou à Covent Garden. »

Renaud Camus Passage, page 155 (éditions Flammarion, 1975)

Passage : nouvelle édition électronique.

A propos des Eglogues.

jeudi 18 juin 2009

Torre di Chia


Durante le riprese del Vangelo, per la scena del battesimo di Gesù ha scoperto un luogo incantevole nelle colline del viterbese, tra le forre del torrente Chia, ai piedi di un caravanserraglio con mura merlate e un'alta torre di avvistamento. Si è innamorato del luogo, l'ha acquistato, e ora, all'inizio degli anni Settanta, l'ha reso anche abitabile. Non appena riesce ad allontanarsi dagli stabilimenti cinematografici, è il luogo prediletto dei suoi ritiri.
Attorno all'antico rudere al centro del caravanserraglio ha fatto costruire un'abitazione semicircolare a grandi vetrate. A pochi passi, nascosto dalla vegetazione, c'è un vasto padiglione in legno che funge da studio e dove, dopo molti anni, ha ripreso a disegnare. Il padiglione di Chia è anche il luogo ideale per il lavoro attorno al suo nuovo romanzo Petrolio, che prevede lungo, forse interminabile. Nel 1973 è in piena gestazione, ma viene spesso sospeso per l'incalzare degli impegni cinematografici. Con gli amici ne parla solo per accenni, si limita a mostrare una gran massa di fogli dattiloscritti, cinquecento, seicento pagine. Anche se nei suoi calcoli lo prevede interminabile, lo annuncia all'editore Garzanti.

(...)

Alla Torre di Chia i sogni del passato possono conservarsi più durevolmente e allo stesso tempo dare una visione più chiara di ciò che è sparito del mondo antico. Questo mondo con i suoi tempi lenti dell'esistere, le abitudini ripetute indefinitamente, i rapporti duraturi e assoluti, egli lo ha conosciuto dapprima in Friuli, poi nella Roma popolare e infine nel Terzo Mondo. Ora questa ritualità o si è già decomposta o si sta decomponendo.

Nico Naldini Breve vita di Pasolini, ed. Guanda

vendredi 1 mai 2009

Londra, Belgrave Square, 1942


Uscì di casa. Era il suo giorno libero. Da poco tempo aveva lasciato l'ospedale in cui prestava servizio, per passare alla Difesa Civile. Si incamminò attraverso la città, come per trovare all'esterno un balsamo che la calmasse. Da Pimlico si spinse verso Victoria Station. Il cielo era basso e grigio, pochi i passanti. Chi poteva aveva lasciato Londra e chi vi era rimasto, a quell'ora del mattino, si trovava già al lavoro. Fra i palazzi, di tanto in tanto, si aprivano i crateri lasciati dai bombardamenti dell'autunno 1940. Edna ricordò di aver letto che, fra il settembre di quell'anno e l'aprile successivo, si erano contati quarantamila morti in città, due milioni le case distrutte. I numeri ebbero per un attimo l'effetto di pacificarla. Le sembrò che il dolore di Alastair fosse nulla, in confronto, e che solo a Londra toccasse lo strazio più profondo, quello cieco e disperato che non sa neppure farsi parola. Raggiunse Belgrave Square, bianca e spettrale come un'ammonizione. La piazza con gli edifici disegnati da George Basevi pareva immersa in un silenzio e una solitudine senza vie di uscita. Nulla si muoveva. Qualcuno – ma chi ? – le aveva detto una volta che in quella piazza ci si trova sempre in un punto diverso da quello in cui si crede di essere : in Belgrave Square – quel qualcuno le aveva detto – si è sempre sul lato sbagliato. Ora l'indicazione risuonò sinistra. Edna ripensò di nuovo ai giorni di Cambridge. Con Alastair si dava spesso appuntamento al Fitzwilliam Museum, davanti un piccolo quadro di Fantin-Latour che raffigura una candida tazza da tè col suo cucchiaino. Anche il Fitzwilliam, come la piazza in cui ora si trovava, era stato progettato da Basevi, ma risultava più libero, meno oppresso dal rigore delle regole e da un'idea classica di armonia (in verità sottilmente ossessiva e claustrofila) come quella dominante in Belgrave Square.

Mario Fortunato I Giorni innocenti della guerra ed. Bompiani, 2007.

jeudi 30 avril 2009

Santi


Les saints italiens sont simples : on dirait des artisans et des paysans. Ils sont vêtus comme les pauvres gens, toujours décemment habillés chez nous. Comme les artisans, les paysans et les petites gens, ils sont ingénieux, ont les mains agiles ; ils sont maigres, lestes, déliés aussi bien d'esprit que de gestes, ne perdent jamais de temps comme, à force de chair épaisse et d'engourdissement, font les saints allemands. Un maçon tombe-t-il d'un échafaudage ? Vite, ils tendent la main et le rattrapent avant qu'il ne touche terre. Une rivière débordée menace-t-elle le village ? Vite, ils l'arrêtent ou prennent dans leur robe tout le village et volent le mettre en lieu sec. Trouvent-ils sur leur chemin un paralytique ? Ils le touchent d'un petit geste de rien du tout et le font marcher, comme on fait de ces jouets d'enfant où le mécanisme s'est arrêté. Un aveugle tourne-t-il la face vers eux ? De doigts légers comme ailes de papillons, ils effleurent ses paupières et lui redonnent la vue.

(...)

O aisance, légèreté et modestie des saints italiens, finesse de leur esprit, grâce simple et heureuse de leur âme, agilité de leurs mains, facilité honnête de leurs paroles, comme il faut nous en louer ! Comme il faut nous en faire gloire ! Pour ce qui est de leurs miracles, simples et honnêtes, ils les font comme la ménagère fait ses paupiettes, avec un peu de mie de pain, une branche de persil, une feuille d'herbes fines – que nous appelons « odeurs » – un brin d'oignon hâché et un soupçon d'ail, en roulant le tout dans la paume de ses mains pour lui donner forme et consistance ; et ce sont des miracles pour le bien de tous et non pas seulement celui des seigneurs. Leur parler est simple et clair, tout le monde peut le comprendre, même ceux qui ne savent pas le latin. Combien leur pauvreté est avenante et leur prodigalité grande et merveilleuse, étant, comme ils sont, les plus pauvres et les plus prodigues des Italiens – lesquels sont d'autant plus prodigues qu'ils sont plus pauvres : et donnent non seulement tout ce qu'ils ont, mais ce qu'ils n'ont pas, qui est beaucoup plus que ce qu'ils ont, et jamais ne jugent, jamais ne condamnent, jamais n'envoient personne en enfer, aiment et respectent le pêcheur plus que le vertueux, se couchent à côté des malades, des pestiférés, des lépreux et baisent leurs plaies !

(...)

Là où ces saints passent, la fièvre descend, les malades retrouvent la parole, la sueur ne perle plus sur leur peau. Sans ces saints, le peuple aurait davantage à souffrir ; il y a tant de misère dans le monde ! Non qu'ils aient le remède contre la misère, fièvre maligne qui ne passe jamais. Mais ils ont une façon à eux de parler de la faim, des abus des seigneurs, de l'égoïsme des riches, de la méchanceté des sbires à la solde des seigneurs ; une façon si tranquille de compatir aux malheurs du peuple, et en même temps des yeux si pleins de feu que, à les écouter, le pauvre monde sent l'espoir renaître dans son cœur et, peut-être encore mieux que l'espoir, la certitude d'un temps meilleur. Et une chaude odeur de pain se répand dans l'air.

Curzio Malaparte Ces chers Italiens, Stock, 1962.

Traduction : Mathilde Pomès.

La nuit de Capri



J'ouvre ma fenêtre et c'est la nuit de Capri sur la mer. Je la ferme et c'est la nuit de Capri dans ma maison solitaire, à pic sur la mer, la nuit italienne sur les livres et tableaux de ma bibliothèque : La plage normande de Dufy, trois des Paysages parisiens de Delaunay, La Jeune Femme au concert de Kokoschka, Le Déjeuner sur l'herbe de Pascin, Le Crucifiement de Chagall ; la nuit grecque de Capri sur le bouquet de fleurs de Giorgio Morandi, sur La Plage de Versilia de De Pisis, sur le carrelage de faïence blanche à la lyre couronnée de laurier, dessiné par Goethe en marge du manuscrit de son voyage en Italie.
J'ouvre la fenêtre et bientôt ce sera l'aube. Le ciel est clair sur les sommets du Cilento blancs de neige, sur les colonnes des temples de Paestum, là, en face : sur le promontoire d'Agropoli et le cap Palinure. D'ici peu le soleil brisera la coque de l'horizon et sur la mer, les montagnes, le rivage de ce désert d'eau, de rochers, de pins, de myrtes, de cyprès, naîtra la voix de l'homme.
Je sors : c'est déjà l'aube. Je prends le sentier de Matromania et, sur la prairie d'asphodèles, je m'arrête pour cueillir un rameau d'yeuse. Ce rameau est l'image de l'Italie ; ces feuilles vertes, découpées comme un rivage de mer, ces feuilles sont l'Italie. Laquelle est chose de la nature, un produit de la nature, et les hommes qui y naissent sont, eux aussi, chose de la nature ; ils sont les fruits de ce rameau, de beaux animaux. Dans la clarté argentée de l'aube, je les entends s'appeler de rocher à rocher, d'olivier à olivier, de barque à barque. Ils ont des voix douces, lentes, lointaines. Ce ne sont pas des voix d'hommes, ce sont des voix de la nature, comme la voix de la mer, du vent, des feuillages ; des oiseaux marins ; comme les voix des bêtes qui s'entr'appellent de la terre et de la mer.

Curzio Malaparte Ces chers Italiens, Stock, 1962.

Traduction : Mathilde Pomès.

La meilleure biographie de Malaparte : L'Arcitaliano, de Giordano Bruno Guerri, ed. Bompiani. (Traduction française : Malaparte, Denoël, 1980 (épuisée)).

Source de l'image : Site Flickr

mardi 28 avril 2009

Torinorama


PRANZO IN DROGHERIA ? Ho scritto semplicemente così stamattina nell'sms che alla fine ho deciso di mandare a Serenella. Lei, dopo tipo un'ora, mi ha risposto OK. Poi, giusto per tenermi un po' in allenamento, mi sono trascinato la tavola da surf da casa fino in piazza Vittorio, i passanti che come al solito si voltavano a guardarmi. E sono inciampato in una deficiente con un cane, cadendo all'altezza di via Accademia Albertina. Evvai. Cosi ora sto aspettando Serenella nei pressi del dehors del locale con gli Evisu limited edition strappati all'altezza del ginocchio destro sanguinante, la giacca vintage Gucci lacerata e sporca come la T-shirt Stussy e un livido grosso così all'altezza delle costole. Che comunque il tutto fa molto figo. Come sempre qui in Drogheria, i tavolini pullulano di cabinotti vestiti Carhartt dalla testa ai piedi. Poco più in là, un pensionato sta rovistando in un cestino della spazzatura. Su una delle colonne del porticato che percorre piazza Vittorio, qualcuno ha scritto POVERINI. E qualcun altro ci ha pisciato contro. Dato che Serenella è in ritardo, provo a chiamare Zombi per raccontargli che cosa ho scoperto a proposito della nuova serata Boombastic leggendo i commenti di torinoforum. Ma lui non risponde. Starà dormendo. Faccio per scrivergli un sms quando sotto i portici avvisto Serenella. Lascio perdere e spengo il cellulare.

Giuseppe Culicchia Brucia la città, Mondadori, 2009.


Source de l'image : Site Flickr.

Muri e duri : articles et textes de (et sur) Giuseppe Culicchia.

Interview video : Giuseppe Culicchia parle de Turin, des "jeunes" écrivains et de la difficulté de définir l'identité nationale italienne.

dimanche 26 avril 2009

Castel del Monte


Improvvisa gioia d'una sosta
del viaggio senza chiedere più
di proseguire.
Tutta la via
percorsa è fra gli otto angoli
d'un castello,
sciolta in musica del vento
la tirannia degli occhi.

Il vento che a notte fischierà
da queste finestre
anche me porterà,
se ha memoria il mare delle vite
vissute negli abissi
anche il vento mi terrà.

Arabo greco tedesco latino
e questa lingua che amo e mi ama
le mura ascoltarono da una bocca sola
fermare altre giornate :
il vento impediva anche all'Imperatore
di comandare il silenzio.

Roberto Pazzi

Le poème est extrait du recueil Lingua, la jeune poésie italienne, publié en 1995 aux éditions Le Temps qu'il fait.

Source de l'image : Site Flickr.

jeudi 23 avril 2009

Ricordati

Gino Paoli chante Ricordati, dans le film de Bernardo Bertolucci, Prima della Rivoluzione :




Il lato bello


M.S.


Vedere il lato bello, accontentarsi del momento migliore, fidarsi di quest'abbraccio e non chiedere altro perché la sua vita è solo sua e per quanto tu voglia, per quanto ti faccia impazzire non gliela cambierai in tuo favore. Fidarsi del suo abbraccio, della sua pelle contro la tua, questo ti deve essere sufficiente, lo vedrai andare via tante altre volte e poi una volta sarà l'ultima, ma tu dici stasera, adesso, non è già l'ultima volta ? Vedere il lato bello, accontentarsi del momento migliore, fidarsi di quando ti cerca in mezzo alla folla, fidarsi del suo addio, avere più fiducia nel tuo amore che non gli cambierà la vita, ma che non dannerà la tua perché se tu lo ami, e se soffri e se vai fuori di testa questi sono problemi solo tuoi ; fidarsi dei suoi baci, della sua pelle quando sta con la tua pelle, l'amore è niente di più, sei tu che confondi l'amore con la vita.

Pier Vittorio Tondelli Biglietti agli amici, ed. Bompiani.

Centro di documentazione Tondelli.

Cult book : Altri libertini.


mardi 21 avril 2009

Notti (Nuits)




La casa era sull'orlo della china di tetti verso il vallone. Salii la scaletta esterna, fui sul pianerottolo. Sapevo che mi sarebbe piaciuto non aver da entrare, non aver da cercare cibo e letto, essere piuttosto in treno, e mi fermai.
Il freddo era intenso, e in basso c'erano lumi, in alto pure, a piccoli gruppi sparsi di quattro o cinque ; e l'aria era azzurra. Nel cielo scintillava il ghiaccio di una grande stella abbandonata.
Era notte, sulla Sicilia e la calma terra : l'offeso mondo era coperto di oscurità, gli uomini avevano lumi accanto chiusi con loro nelle stanze, e i morti, tutti gli uccisi, si erano alzati a sedere nelle tombe, meditavano. Io pensai, e la grande notte fu in me notte su notte. Quei lumi in basso, in alto, e quel freddo nell'oscurità, quel ghiaccio di stella nel cielo, non erano una notte sola, erano infinite ; e io pensai alle notti di mio nonno, le notti di mio padre, e le notti di Noè, le notti dell'uomo, ignudo nel vino e inerme, umiliato, meno uomo d'un fanciullo o d'un morto.

Elio Vittorini Conversazione in Sicilia, ed. Rizzoli.

La maison était au bord de la pente de toits qui allait vers le vallon. Je montai le petit escalier extérieur, parvins au palier. Je savais qu'il m'eût plu de ne pas avoir à entrer, de ne pas avoir à chercher nourriture et lit, d'être plutôt dans le train, et je m'arrêtai.
Le froid était intense et, en bas, il y avait des lumières, en haut aussi, par petits groupes épars de quatre ou cinq ; et l'air était bleu. Dans le ciel scintillait la glace d'une grande étoile abandonnée.
Il faisait nuit, sur la Sicile et sur la calme terre : l'obscurité recouvrait le monde offensé, les hommes avaient des lumières près d'eux, des lumières enfermées avec eux dans leurs chambres, et les morts, tous les tués, s'étaient assis dans leurs tombes, et ils méditaient. Je pensai, et, en moi la grande nuit fut de la nuit sur de la nuit. Ces lumières en bas, en haut, et ce froid dans l'obscurité, cette glace d'étoile dans le ciel, n'étaient pas une seule nuit, c'étaient d'innombrables nuits ; et je pensai aux nuits de mon grand-père, aux nuits de mon père, et aux nuits de Noé, aux nuits de l'homme nu dans le vin et désarmé, humilié, moins homme qu'un enfant ou qu'un mort.

Traduction : Michel Arnaud, ed. Gallimard.

Sicilia ! Straub-Huillet (L'arrotino).

Sicilia ! Straub-Huillet (La madre).


Image : L'Ancêtre, de Jean-Paul Marcheschi. Photo : Renaud Camus (Site Flickr)

lundi 20 avril 2009

Fine stagione (2)


Come spesso accade sull'Adriatico, ai primi di settembre la stagione di colpo mutò. Piovve un giorno soltanto, il 31 agosto. Ma il bel tempo dell'indomani non ingannò nessuno. Il mare era inquieto, d'un verde vegetale ; il cielo d'una trasparenza esagerata, da pietra preziosa. Nel tepore stesso dell'aria si era insinuata una piccola persistente punta di freddo.
Il numero dei villegianti cominciò a diminuire. Sulla spiaggia le tre o quattro file di tende e ombrelloni si ridussero in breve a due, e poi, dopo una nuova giornata di pioggia, a una sola. Di là dai capanni ormai in buona parte smontati, le dune, ricoperte fino a pochi giorni avanti di una sterpaglia stenta e bruciacchiata, apparivano punteggiate da una quantità incredibile di meravigliosi fiori gialli, alti sui gambi come gigli. Per rendersi esatto conto del significato di quella fioritura bastava un po' conoscere la costa romagnola. L'estate era finita : da quel momento non sarebbe stato più che un ricordo.

Giorgio Bassani Il Romanzo di Ferrara, Gli occhiali d'oro. Ed. Mondadori.

Ainsi qu'il arrive souvent sur l'Adriatique, le temps, dès les premiers jours de septembre, changea brusquement. Il ne plut qu'un seul jour, le 31 août. Mais le beau temps du lendemain ne trompa plus personne. La mer, agitée, était verte, d'un vert végétal ; et le ciel, d'une transparence exagérée, de pierre précieuse. Dans la tiédeur même de l'air s'était insinuée une légère et persistante pointe de froid.
Le nombre des estivants commença à diminuer. Sur la plage, les trois ou quatre rangées de tentes et de parasols se réduisirent bientôt à deux et puis, après une nouvelle journée de pluie, à une seule. Au-delà des cabines, désormais en grande partie démontées, les dunes recouvertes, il y a quelques jours encore, d'une maigre broussaille désséchée, étaient à présent semées d'une incroyable quantité de merveilleuses fleurs jaunes, aussi hautes sur tige que des lis. Il suffisait de connaître un peu la côte romagnole pour savoir ce que signifiait cette floraison. L'été était fini : à partir de cet instant, il n'allait plus être qu'un souvenir.

Traduction : Michel Arnaud, ed. Gallimard.

Source de l'image : Site Flickr.