Un poème du poète espagnol Jaime Gil de Biedma, traduit en français par un autre poète, William Cliff :
Souvenir de la chanson française
Souvenez-vous : l'Europe était en ruine.
Tout un monde d'images me reste de ce temps,
images décolorées qui me frappent les yeux
avec leurs décombres de bombardements.
Et en Espagne les gens se pressaient les uns sur les autres
dans des cinémas sans chauffage.
C'était la paix — après tant de sang versé —
qui arrivait en haillons, telle que nous l'avons connue
nous, les Espagnols, pendant cinq ans.
C'était tout un continent appauvri,
rongé d'histoire et de marché noir,
qui tout d'un coup nous devenait familier.
Ah ! images de cette Europe d'après-guerre
qui paraissent mouillées par la pluie silencieuse !
Villes grises où un train arrive
rempli de réfugiés ! combien de souvenirs
de notre propre histoire ne nous donnez-vous pas
réveillant ainsi ici notre espoir et notre crainte !
On aurait dit que l'air lui-même était plein de suspens
et dans les cafés des faubourgs les vaincus parlaient
à voix basse pendant que nous, les jeunes,
nous espérions quelque chose de définitif et général.
Et ce fut à ce moment justement,
en ces instants de peur et d'espérance
— ah ! si irréels ! — que tu es apparue,
rose du sordide, création toute sale
des hommes, sauvage, vile et belle,
chanson française de ma jeunesse !
Tu étais l'inattendue qui s'impose
à l'imagination, parce qu'ainsi est la vie,
ô toi qui mélopais la canaille héroïque,
l'explosion des révoltes, ses flambées, ses colères,
la peur de dormir seul, l'intensité du cœur.
Ah ! comme nous t'avons aimée tout de suite !
ton monde de nuits, de garçons et de filles enlacés
debout dans un coin sombre : ta mélodie en sourdine
rendait comme un écho de notre rébellion.
Et seul dans la nuit avancée quand je bois
en repensant à ma vie, de nouveau te voilà
« sans faire de bruit », tes notes résonnent
dans ma mémoire comme un adieu
parce que c'était hier et que quelque chose a changé :
aujourd'hui nous n'attendons plus la révolution.
Ah ! Europe foutue de l'après-guerre
avec une lune se montrant aux vitres cassées,
Europe d'avant le « miracle économique »,
image de ma vie, si mélancolique !
Et nous, qui étions de ce temps, nous ne sommes plus les mêmes
malgré que quelquefois nous plaise une chanson.
Jaime Gil de Biedma Moralités (1966) Traduction française : William Cliff (in Un corps est le meilleur ami de l'homme, Anatolia / Editions du Rocher, 2001)
Images : (4), (5) et (6) Les Portes de la nuit de Carné et Prévert (1946)
Le texte original du poème :
Elegía y recuerdo de la canción francesa
Os acordáis : Europa estaba en ruinas.
Todo un mundo de imágenes me queda de aquel tiempo
descoloridas, hiriéndome los ojos
con los escombros de los bombardeos.
En España la gente se apretaba en los cines
y no existía la calefacción.
Era la paz – después de tanta sangre —
que llegaba harapienta, como la conocimos
durante cinco años.
Y todo un continente empobrecido,
carcomido de historia y de mercado negro,
de repente nos fue más familiar.
¡Estampas de la Europa de post-guerra
que parecen mojadas en lluvia silenciosa,
ciudades grises adonde llega un tren
sucio de refugiados : cuántas cosas
de nuestra historia próxima trajisteis, despertando
la esperanza en España, y el temor !
Hasta el aire de entonces parecía
que estuviera suspenso, como si preguntara,
y en las viejas tabernas de barrio
los vencidos hablaban en voz baja...
Nosotros, los más jóvenes, como siempre esperábamos
algo definitivo y general.
Y fue en aquel momento, justamente
en aquellos momentos de miedo y esperanzas
–tan irreales, ay– que apareciste,
oh rosa de lo sórdido, manchada
creación de los hombres, arisca, vil y bella
canción francesa de mi juventud !
Eras lo no esperado que se impone
a la imaginación, porque es así la vida,
tú que cantabas la heroicidad canalla,
el estallido de las rebeldías
igual que llamaradas, y el miedo a dormir solo,
la intensidad que aflige al corazón.
Cuánto enseguida te quisimos todos!
En tu mundo de noches, con el chico y la chica
entrelazados, de pie en un quicio oscuro,
en la sordina de tus melodías,
un eco de nosotros resonaba exaltándonos
con la nostalgia de la rebelión.
Y todavía, en la alta noche, solo,
con el vaso en la mano, cuando pienso en mi vida,
otra vez más sans faire du bruit tus músicas
suenan en la memoria, como una despedida :
parece que fue ayer y algo ha cambiado.
Hoy no esperamos la revolución.
Desvencijada Europa de post-guerra
con la luna asomando tras las ventanas rotas,
Europa anterior al milagro alemán,
imagen de mi vida, melancólica !
Nosotros los de entonces, ya no somos los mismos,
aunque a veces nos guste una canción.
Quelle rage, quel cri... Je retrouve bien là la poésie brute de William Cliff et pourtant, il traduit Jaime Gil de Biedma. L'après guerre et son goût de cendres et de mort. et l'amour cueilli au bord des lèvres de passage pour croire encore en la la vie.
RépondreSupprimer"Les portes de la nuit"... Cet air entêtant, "les feuilles mortes"... Les photos du film et ces quelques mots : "sans faire de bruit..." et c'est les souvenirs que balaie le vent...
Et je ne me rappelais plus que c'était Jean Vilar qui jouait de l'harmonica dans les "Portes de la nuit"...
SupprimerVous avez raison de signaler la proximité de Cliff et de Biedma : quand un poète en traduit un autre, c'est tout de suite beaucoup plus fort (même si l'on y perd sans doute en littéralité, mais cela finalement importe peu) !
Jean Vilar... Maintenant que vous le dites ça me parait évident. Quelle présence sombre dans ce film... Un clochard céleste qui essaie d'être plus fort que le destin. Et puis il dit tristement : «Tous les mêmes, trop exigeants. Pourtant une nuit ce n’était pas si mal ! Beaucoup de gens dans le monde n’ont jamais eu une nuit heureuse».
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