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samedi 28 septembre 2013

Le mufle du bonheur



"Di nodi d'oro e di gemmati ceppi
Vede c'han forma i mal seguiti amori."

Ariosto  Orlando furioso, XXXIV, 68-69





« Je vais essayer de tout dire. » annonce Dominique Noguez au tout début de son récit, Une année qui commence bien ; tout dire sur le début d’un amour, sans passer par le biais de la fiction, ni de la trop rebattue "autofiction", en refusant les artifices du roman tout en restant évidemment dans la littérature. C’est donc une "confession", au sens de Rousseau plus que de Saint Augustin, qui est proposée ici au lecteur, lequel va suivre l’auteur pendant toute une année (1994), avec toutefois des retours en arrière et des embardées vers le futur, que permettent les presque vingt années de décalage entre les faits racontés et le moment où le texte est rédigé. Il s’agit donc de rester au plus près des faits, de reconstituer avec minutie ces moments inoubliables mais déjà lointains en interrogeant les photographies (l’une d’elles est même incluse dans l’ouvrage), les carnets et le journal que l’auteur a tenu minutieusement. Bien sûr, ce que raconte surtout le livre, c’est la naissance et l’évolution d’une passion (aux multiples sens du terme : croce e delizia [souffrance et plaisir], comme le dit un air de la Traviata, les références à l’opéra étant d’ailleurs très présentes dans le texte où sont tour à tour évoqués Don Giovanni, La Damnation de Faust, Tristan, Carmen, La Bohème, Tosca, et même La Périchole et son Vice-Roi en goguette incognito).

Noguez se place ici dans les pas de nombreux prédécesseurs : Proust, bien sûr, davantage du côté d’Albertine que de celui de Swann et d’Odette, puisqu’il est évident que le jeune homme évoqué dans l'ouvrage est tout à fait le genre du narrateur, et qu’il ne reviendra jamais sur ce point, même a posteriori (dans les premières pages du livre, il écrit que Cyril et lui ne se voient plus depuis plusieurs années, sans réussir à considérer que leur histoire est finie : « qui peut en jurer ? en moi l'espoir, le fol espoir, ne mourra jamais ») ; on songe aussi au Gide de Si le grain ne meurt, et plus près de nous à Passion simple, d'Annie Ernaux, et à Incomparable, de Renaud Camus (plusieurs fois cité dans le livre) et Farid Tali, qui raconte aussi, mais "à chaud", en prise directe, pourrait-on dire, l’histoire d’un emportement amoureux à sens unique, avec les deux versions, présentées successivement en deux extraits de journaux intimes : celui du soupirant, au début de l’ouvrage, et, dans la seconde partie, celui de l’objet du désir, beaucoup plus détaché et circonspect, avec un effet de miroir cruel mais fascinant pour le lecteur.




Tout commence donc en novembre 1993, à l’occasion d’un colloque littéraire, où Dominique Noguez rencontre Cyril, un jeune homme blond au regard bleu qui l’attire irrésistiblement. Ce sera le début d’une longue suite de plaisirs et de dérobades, de rencontres, de promenades, de baisers (trop) furtifs et d’étreintes ébauchées et presque aussitôt interrompues, de rendez-vous prometteurs annulés au dernier moment, parfois même sans que l’on se soit donné la peine de prévenir, de coups de téléphone complices ou assassins (il faut dire que, pour ne rien arranger, les contraintes professionnelles de l’auteur l’obligent à passer une grande partie de cette année en résidence à Kyoto, et de jongler avec les aléas techniques des communications et les décalages horaires). Croce e delizia, encore et toujours : connivence et réticence, affection et indifférence, longs silences et absences répétées suivies de délicieuses mais provisoires réconciliations, le temps pour le bonheur de "remontrer son mufle", comme dit drôlement (et amèrement) l'auteur. On pourrait d'ailleurs jouer sur le double sens de l'expression : le bonheur devient hideux puisqu'il est sans cesse provisoire et menacé, et Cyril, la source rayonnante du bonheur, se conduit aussi de façon indélicate et grossière, comme un mufle.

Le jeune homme a vingt-cinq ans, et son soupirant le double de son âge ;  il a la beauté du diable (celle du prince Éric, de Jean Galfione et de Tom Cruise !) et travaille dans le milieu de la finance (l'équivalent de ce que l’on nommerait aujourd’hui un trader, métier risqué, mais nous ne sommes pas encore ici dans les années de crise économique qui marqueront le nouveau siècle) ; il est enthousiaste, exubérant et attachant, mais aussi égocentrique, un peu mythomane, ombrageux et versatile. Évidemment, quand la "machine à amour" se met en marche, cela n’ira pas sans tumulte ni frustration pour Dominique Noguez, celui qui aime le plus (et peut-être même le seul des deux à aimer…) et qui voit l’objet de cet amour passer son temps à se dérober à lui (il cite d’ailleurs au passage l’air de Carmen : « Tu crois le saisir, il t’évite ; tu veux l’éviter, il te tient ! »). Le régime le plus habituel auquel il est soumis est celui de la douche écossaise, avec de constantes variations, des périodes où alternent les élans chaleureux et les rebuffades, voire les humiliations les plus cuisantes : pas vraiment l'enfer, mais un purgatoire plutôt sévère... « Tout dire », c’est justement rendre compte de tout cela, sans pudeur ni dissimulation, en allant au cœur de l’aveu, au centre du secret, quitte à apparaître pitoyable ou ridicule aux yeux du lecteur (la figure de la femme et du pantin n'est jamais très loin).




Ce risque, on peut dire que Noguez l’affronte crânement et résolument, comme s’il se trouvait dans une arène, au risque de la mise à mort (il compare parfois son rapport avec Cyril à une corrida, une faena sentimentale, métaphore d’autant plus frappante que le jeune homme ressemble au torero El Juli…). La sincérité n’exclut toutefois pas la distance ou l’ironie ; Noguez se livre d’ailleurs au fil de son récit (qui est aussi une peinture lucide du milieu littéraire parisien, avec ses rites, ses clans, ses indiscrétions et ses mesquineries) à de nombreuses analyses sur son état, proches des Fragments d'un discours amoureux de Barthes (tout est là : l’absence, l’attente, le ravissement, l’errance, la dépendance, la langueur, l’obscénité…). On se souviendra aussi longtemps de cette extraordinaire théorie du "sexe synthétique", forgée pour lutter contre le découragement du narrateur face aux perpétuelles dérobades de l’être aimé, où il en arrive à se dire qu’en faisant l’assemblage des différents moments d’abandon concédés par Cyril, il arriverait presque à reconstituer un acte sexuel complet ! 

À la fin de l’ouvrage, l’auteur s’interroge sur le sens et la nécessité de son entreprise : pourquoi fouiller dans ces vieilles blessures, pourquoi tomber le masque et s’offrir ainsi en pâture à des lecteurs qui ne seront sans doute pas tous bienveillants ? La réponse qu’il donne est double : l’ouvrage qu’il vient d’achever est une sauvegarde existentielle : « Il me suffit de repenser au travail sisyphéen, tantalien, presque infini, que constitue toute entreprise amoureuse, pour que les bras m’en tombent d’avance, et ainsi tout s’arrête avant même de vraiment commencer. Voilà ce que Cyril m’a apporté sans le savoir : il m’a guéri de l’amour. » Mais la sauvegarde est aussi esthétique, et Noguez cite à ce propos un merveilleux passage de l’Orlando furioso (chant XXXIV), celui où Astolphe arrive sur la Lune et y découvre, au fond d’un vallon encaissé, tout ce qu’on perd sur la Terre et qui y a été minutieusement conservé : les fumées des princes, les prières des pécheurs, les vains desseins et les vains désirs, mais aussi « les larmes et les soupirs des amants ». Tout est là, et tout est magnifié : « De nœuds dorés et de chaînes de gemmes, il voit formées les amours malheureuses » (1) ; ainsi, au fil de cette somptueuse métaphore, le livre devient le réceptacle de la passion, le lieu où elle continue à vivre et à briller, éternelle comme les étoiles au-dessus du Castel Sant’Angelo, dans le dernier acte de la Tosca… 

Une année qui commence bien, de Dominique Noguez, est paru aux éditions Flammarion. 

(1) Traduction : Michel Orcel






Images : Hong Kong, Pedder Street  Dan Lai  (Site Flickr)

Castel Sant'Angelo  Daniele Muscetta  (Site Flickr)



vendredi 27 septembre 2013

Perduto amor (Amour perdu)



«Le canzoni dicono la verità. Più sono stupide, e più sono vere. E poi, non sono così stupide, dicono : non mi lasciare ; senza di te, non c' è vita ; lascia che io divenga l'ombra della tua ombra, oppure : senza amore, non siamo niente...» 






Salvatore Adamo canta Perduto amor (Amour perdu), testo e musica di S. Adamo, 1964 :

Ritornello :

Perduto amor,
perduto amor
io so che piu'
non ti vedro'.
Perduto amor,
perduto amor
ma sempre a te
io pensero'.

Se ieri ti tenevo sul mio cuore
domani non so dove sarai tu.
Il tempo lascia solo d'un amore
un poco di rimpianto e nulla piu'.

I dolci sogni dell'eta' sognante,
splendidi fior,
felicita'
dovevano sfidar l'eternita'
invece sono ormai svaniti gia'.

(Ritornello)

Al mondo, si', nessuno come me
viveva piu' felice col tuo amor.
Ma questo se ne ando', chissa' perche',
lasciando l'amarezza nel mio cuor.

Cosi' per un capriccio del destino
un grande amor
vi lascia e va.
L'avrete tra le mani ma si sa
un giorno come sabbia sfuggira'.

(Ritornello)






Refrain:

Amour perdu,
Amour perdu,
je sais que jamais plus
je ne te verrai.
Amour perdu,
Amour perdu,
mais jamais
je ne t'oublierai.

Hier, tu étais près de mon coeur,
mais demain où seras-tu ?
Avec le temps, que reste-t-il d'un amour ?
Juste quelques regrets, et rien de plus.

Les doux espoirs de l'âge des rêves
splendides fleurs,
parfait bonheur,
ils devaient défier l'éternité
et ils se sont déjà tous envolés.

(Refrain)

Jamais personne n'a été plus heureux
Que moi du temps où tu m'aimais.
Mais l'amour a fui, qui sait pourquoi ?
en laissant de l'amertume dans mon cœur.

Ainsi, par un caprice du destin,
un grand amour
vous laisse, il s'en va.
On croit le tenir entre les mains
Mais un jour, comme du sable, il s'enfuira.

(Refrain)

(Traduction personnelle)








Images : en haut, Francesca (Site Flickr

en bas, Nicola (Site Flickr

Source de la vidéo : Site YouTube



La version de Franco Battiato



Traduction de l'exergue : « Les chansons disent la vérité. Plus elles sont bêtes, et plus elles sont vraies. Et d'ailleurs, elles ne sont pas si bêtes, elles disent : ne me quitte pas ; sans toi, je ne suis rien ; laisse-moi devenir l'ombre de ton ombre, ou bien : sans amour, on n'est rien du tout... »

samedi 21 septembre 2013

Pendant ce temps-là...



« Nous ne sommes pas d'ici. »





Quelquefois une sorte de vertige vous saisit, quand on est allongé au milieu de l'étroite prairie qui s'étend derrière l'église, à Pouy-Petit, ou que l'on se fraie un passage à coups de bâton vers le rocher de la Sorcière, dans les bois de Saint-Clar, au-dessus de l'Auroue, un vertige vous saisit à la pensée que pendant ce temps-là...




Pendant ce temps-là vous pourriez être en train de vous garer du flot des voitures, en traversant la Cinquième Avenue pour gagner le Gotham Book Mart, la Pierpont Morgan Library ou même le Metropolitan. Pendant ce temps-là vous pourriez être assis sur une banquette, dans l'une des salles du musée, à comparer trois ou quatre Cézanne côte à côte, ou bien trois Velasquez au Prado. Vous pourriez marcher en rêvant, et regarder les corps dénudés sur le sable, le long de la plage de Bottafogo, à Rio. Vous pourriez lire Milosz ou John Cowper Powys devant un granito di limone et la fontaine des Fleuves, à la terrasse d'un café de la place Navone. Vous pourriez, qui sait, si vous étiez quelqu'un d'autre, ou dans une autre vie, mais vous pourriez maintenant, à ce moment précis, participer au comité de rédaction d'un grand journal parisien, acheter une chemise dans Saville Row ou dans Carnaby Street, assister au séminaire de Lyotard ou de Pierre Bourdieu, vous endormir parmi la vapeur et l'eau clapotante d'un bain turc de Budapest, faire à Kyoto une conférence sur Mallarmé, suivre un concert à la Philarmonie de Berlin, participer à une manifestation entre la République et la Bastille, choisir des disques parmi des centaines de milliers à la Fnac Forum ou sous l'Opéra, écrire des articles de science politique pour une encyclopédie canadienne, vous embarquer pour Paros, vous pencher sur la corbeille de la Bourse, faire du trekking mystique au Tibet, mener une campagne électorale aux Batignolles, donner le premier tour de manivelle de votre grand film de cape et d'épée, L’Être et le Temps

Vous pourriez faire toutes ces choses-là, et des centaines d’autres encore, et il n'en est pas une, pas une, qui ne vous paraisse relever plus étroitement de la vie réelle, participer plus directement au cours objectif de l'histoire, sinon du temps, puisque vous en parlez, voire du Temps, bref être plus intimement liée au battement du cœur du monde que d'être là, que la simple chose d'être là, dans l'écoulement du jour.

Renaud Camus  Le Département du Gers  Editions P.O.L, 1997


Lire les premières pages du Département du Gers (fichier PDF)







Images : en haut, Renaud Camus  (Site Flickr)

au centre, Pierre-Paul Feyte  (Site Flickr)

en bas, Denis Trente-Huittessan  (Site Flickr)



mardi 17 septembre 2013

Sète, dans la lumière





Sète se contente d’être. Mais plus intensément, d’emblée, que des dizaines de villes qui croulent sous les Cézanne et sous les Pontormo, les palais à pointes de diamant, les festivals de quatuors à cordes et les grands cafés littéraires. Ce qu’il y a ici d’unique, ce n’est pas la beauté, ce n’est pas même l’intelligence, et certainement pas la culture, c’est la personnalité. « Tout ici est d’une originalité saisissante : l’odeur des rues, la lumière, la voile latine des bateaux de pêche, les bordels, le Cimetière marin, les marais salants, les ponts qui se relèvent ou qui tournent pour le passage des navires… C’est un rêve d’eau et de pierre. » Ainsi parlait justement Aristide, chroniqueur éternel du "Plaisir des mots", dans Le Figaro d’antan, et Sétois d’enfantine adoption.




Pour les bordels je ne saurais dire, et la voile latine se fait rare, hélas. Mais la lumière… Cette personnalité si forte de la ville, et qui s’empare d’un coup du voyageur, c’est la lumière surtout qui la fomente. La lumière à son tour est fomentée par la mer, par les deux mers, par le large et par l’étang de Thau. Sète est une île. Mais au milieu de l’île et au cœur de la ville il y a la campagne, et même la montagne, ce mont Saint-Clair où toutes les enfances sétoises, à commencer par celle de Brassens, ont couru les sentiers de chèvres, à la première béance des heures. Ce n’est plus tout à fait le maquis, hélas. Les figuiers et les amandiers, les oliviers et les pins, les arbousiers et les plantes de la garrigue ont cédé la plus grande part du terrain. Pourtant, avec le pic Saint-Loup, le mont Saint-Clair qu’on voit de partout est l’un des deux pôles où s’organise la tension spirituelle, symbolique mais aussi tellurique, du département de l’Hérault.

Renaud Camus  Le Département de l'Hérault  Editions P.O.L, 1999








Images : en haut, Gérard Farenc  (Site Flickr)

au centre, Alain Gillet  (Site Flickr)

en bas, Jérémy Barthe  (Site Flickr)




dimanche 15 septembre 2013

Le sourire et le pardon




Dans L’homme à la mer, publié en 1990 aux éditions Lattès, Jacques Fieschi raconte son retour à Oran, la ville où il est né en 1948, et qu’il a quittée en 1962, pour les raisons que l’on sait. « Vingt-cinq après, la mer a ramené le narrateur à Oran, lieu de tous les doutes et de toutes les nostalgies, où il fallait un retour pour mesurer l’exil. » Je cite ici un extrait de ce très bel ouvrage :

En passant par le quartier des Planteurs, ainsi nommé parce qu’on fit pousser jadis une splendide pinède serrée sur ce chemin de crête, je parviens au sommet de la montagne du Murdjadjo et aux assises du vieux fort de Santa-Cruz, nid d’aigle dont les lourdes murailles coiffent la baie d’Oran d’une menace indélébile. C’est le plus ancien des forts espagnols, point de défense et de guet qui embrasse le paysage de tous ses côtés. Longtemps on l’avait abandonné à son néant d’observatoire historique. Pendant la guerre d’indépendance, on l’avait rajeuni : L’Écho d’Oran publiait des photos de troufions français y tapant la carte sous les voûtes des vieilles salles d’armes.




Un peu en contrebas, se dresse la chapelle dédiée à la Vierge, avec ses galeries à ciel ouvert ceignant un bel espace clair, une agora chrétienne où se rassemblaient les fidèles venus en procession pour la fête de l’Ascension et pour Pâques. On y montait à pied du bas de la ville avec des brioches dénommées mounas et des images saintes. 

Soyez la Madonne 
Qu’on prit à genoux 
Qui sourit et pardonne 
Chez nous, chez nous… 

Il fallait faire immanquablement la liaison « Sourit t’et pardonne » et la foule s’y adonnait, tandis que dans la force unanime du cantique, l’emportait pourtant la voix plus soutenue d’un chanoine, maître des âmes, au teint empourpré par le soleil et la ferveur. 

Aujourd’hui personne ou presque. Un Algérien, qui sommeille sur une natte au milieu des buissons, fait, semble-t-il, office de gardien. Un couple de pieds-noirs revenus comme moi sur les lieux du crime donne un coup d’œil rapide et circulaire. Ils sont ici non pour voir, mais pour photographier, et ils le font avec gêne, avec méfiance. Après deux ou trois clichés, ils s’embarquent dans leur voiture de location. Je suis seul désormais avec le site immense, entre ciel et mer. Les Algériens n’y vont jamais, même pour goûter sa qualité panoramique, les couleurs de la carte postale géante

(…) 




La statue de la Vierge domine la chapelle, les bras tendus vers la ville comme si elle l’embrassait perpétuellement, comme si rien ne pouvait démentir le geste immémorial, face au site grandiose, de cette effigie pourtant sans valeur artistique, celle de la bonne mère voilée et apaisante telle qu’en a fabriqué par milliers l’imagerie industrielle catholique. Assiégée par une foule bruyante, elle eût perdu à mes yeux tout pouvoir. En France, sur un site pareil, on subirait les nuisances du petit commerce, des baraques, des walkmen. Mais la Vierge de Santa-Cruz, elle, ne s’adresse à personne, elle ne reçoit aucune visite, ses fidèles ont déserté l’endroit, elle reconduit dans le vide son ordre souriant d’abandon et d’allégeance, et la confiance qu’elle suggère paraît dans sa solitude et sa défaite même, aussi éternelle, aussi universelle, que la mer d’un bleu cru, et le ciel sur ma tête.

Jacques Fieschi  L'homme à la mer  Editions JCLattès, 1990


Jacques Fieschi parle de L'homme à la mer (Vidéo INA)







Images, de haut en bas :

(1) Gaston Batistini (Site Flickr)

(2) Ilyas G.  (Site Flickr

(3) OranInfo  (Site Flickr)

(4) Maya-Anaïs Yataghène  (Site Flickr)



jeudi 12 septembre 2013

Verdi, homme-chêne (Verdi, uomo-quercia)




S’il avait été l’un de ces autres musiciens qui, quand on les appelle, ne répondent pas, quand on les regarde, ne vous voient pas, et chez lesquels la Musique, cette sorcière, a stérilisé tout sentiment humain, Verdi ne figurerait pas maintenant — sous son chapeau à larges bords et dans sa redingote croisée — parmi les protagonistes du Risorgimento, à côté de Cavour, de Mazzini, de Garibaldi ; tandis qu’alentour, à perte de vue, sous un ciel d’azur peuplé de saints dans des fauteuils rouge et or, des milliers et des milliers d’orgues de Barbarie répètent tout près, puis loin, puis plus loin et très loin enfin : « Va, pensée, sur les ailes doré-é-ées… ». 




Le grand chapeau et la redingote croisée sont conservés au Musée de la Scala, et bien que, de prime abord, placés comme ils le sont — le chapeau en haut, la redingote au-dessous et entre chapeau et redingote l’espace vide de la tête —, ils évoquent la présence de l’Homme Invisible arrêté et mis sous verre, on comprend sans peine qu’il n’y a rien de diaboliquement musical dans ces vêtements ; ce sont le chapeau et l’habit que le Bon Paysan, l’Homme-Chêne, abandonna sur la chaise de sa chambre de l’hôtel Milano avant de partir, l’âme nue, le 27 janvier 1901. 

De sa mort, il nous reste un document sobre et infiniment tragique : les dessins que Hohenstein fit de la tête de Verdi agonisant, et sous lesquels une notation horaire et une date marquent le passage de la vie à la mort : 
20 heures                                    25-1-1901 
9 heures et demie                       26-1-1901 
10 heures                                    26-1-1901 
16 heures                                    26-1-1901 
20 heures                                    26-1-1901 
Et tout s’arrête là. 




La musique de Verdi échappe aux doigts de qui veut la jouer au piano. Seul Falstaff constitue une exception dans sa transcription pour cet instrument. Mais le mérite en revient-il à Verdi ou au bon maître Carignani ? Certaines rencontres de secondes diminuées, dans l’accompagnement des paroles du Doge, « Tu pleures » [« Piangi »], dans Simon Boccanegra, étonnent comme des inventions qui ne seraient pas de lui.




Sa vie même n’avait pas ce caractère chimique, abstrait, astral de la vie cabalistique des musiciens. Sa musique est essentiellement chant, à savoir directe et naturelle. Il s’entendait bien avec les sopranos, les ténors, les basses : mammifères gras, de belles bagues aux doigts, le cerveau dans une bonace perpétuelle. 

Telles sont la santé et la "singularité" de son destin. Paysan, Verdi ne fertilisera pas sa terre avec des engrais chimiques, mais avec un bon fumier naturel. 
Même lui ne se connaissait pas. Et, jugeant sa musique selon un critère musical, il lui donnait à peine dix ans de vie. 

Pourtant, les autres musiques mourront mais la sienne continuera à vivre. Parce qu’elle n’est pas détachée du monde et stérile comme les autres, mais modelée et remodelée par de fortes et massives mains de paysan, pétrie avec les éléments mêmes de la terre : le bien et le mal de la terre, son amour et sa haine, sa douceur et sa cruauté, sa stupidité, son indifférence, sa folie. 
Les hommes à l’esprit éminent, à la pensée la  plus riche, ignorent parfois Bach, ignorent Mozart, ignorent Wagner ; mais ils s’arrêtent étonnés et fascinés par la folie de l’univers : par la folie de Giuseppe Verdi.

Alberto Savinio  Hommes, racontez-vous  Editions Gallimard, 1978 (Traduction : Sandra Ducrot)






Trois chapitres sont consacrés à Verdi dans le magnifique ouvrage de Renaud Camus Demeures de l'esprit Italie du Nord (Fayard, 2012). J'en recommande vivement la lecture.


Images, de haut en bas :

(1) Statue de Verdi à Busseto (Site Flickr)

(2)  Le Roncole, maison natale de Verdi (Fabio Biasio  Site Flickr)

(3) Parc de la villa Verdi à Sant'Agata (Marthina von Loeben  Site Flickr)


lundi 9 septembre 2013

Les Apaches



"quant'è longa sta nuttata..."





Dans la première séquence du film, le ciel est encore bleu mais on entend gronder le tonnerre, lourd de menaces ; en effet, la Corse que nous montre Thierry de Peretti dans Les Apaches, son premier long-métrage, ne ressemble guère à l’"île d’amour" chantée par Tino Rossi. Le soleil et la mer sont bien là pourtant, dans le sud de l’île, à Porto-Vecchio où se déroule l’action,  mais le paysage n’a vraiment rien d’idyllique, avec sa déferlante de touristes, ses ronds-points disgracieux, ses immeubles standardisés, ses abords de ville transformés en zones industrielles, avec leur théorie de stations services et d'hypermarchés, dont les parkings deviennent des terrains de jeu. Thierry de Peretti filme l’ "homologation" (l'omologazione, au sens que Pasolini, l’une des références essentielles du film, donnait à ce terme) des paysages et des personnes, dans un Sud devenu interchangeable où le paradis touristique ressemble par bien des aspects à un ensemble de réserves, où chacun vit séparé. Le titre renvoie évidemment à cette idée de partage du territoire : les jeunes protagonistes du film sont réunis au début dans une villa luxueuse dans laquelle ils se sont introduits par effraction (c'est là qu'aura lieu le vol qui va tout déclencher), mais cette unité est trompeuse, et on la verra rapidement se déliter, les autochtones (François-Jo, Jo, Maryne — les personnages ont les mêmes prénoms que les acteurs qui les interprètent) se distinguant des jeunes issus de l’immigration marocaine (Aziz, Hamza, qui dira à François-Jo, qui est pourtant son ami : «Toi et moi, on n'est pas du même côté de la barrière !») ; de la même façon, les propriétaires continentaux de la villa, et la masse des touristes, constituent également un monde à part, comme les jeunes caïds locaux qui se servent des uns et des autres pour consolider et perpétuer leur influence et leur pouvoir. Chacun va donc chercher aveuglement à défendre son territoire et ses prérogatives, en laissant de côté toute référence morale ou légale ; la seule allusion aux forces de l’ordre se résume à une réflexion de l’un des caïds : «Les gendarmes, c’est bien simple : si t'as besoin de rien, tu les appelles…».

Tout devient ici affaire de rapports de force : au sein du groupe de jeunes, très vite coalisé contre le bouc émissaire (on le soupçonne d'être une "balance"), dont on assistera au sacrifice dans une séquence extraordinairement forte, mais aussi dans la société tout entière, livrée aux trafics d’influence et aux règlements de comptes (l'important, comme le dit Hamza, est de ne surtout pas «finir dans le maquis», c'est à dire être exécuté). La violence est partout : dans le machisme des comportements, le racisme revendiqué et conjugué à l’arrogance de la distinction sociale (cet aspect est magnifiquement exprimé dans la séquence où le gardien marocain de la villa vient s'excuser auprès des propriétaires qui continuent imperturbablement leur conversation sans le voir, comme s'il était transparent, littéralement hors de leur monde), l’individualisme et le matérialisme exacerbés ; comme chez Pasolini, le spectateur est conduit ici au bout du désespoir, dans une sorte de maelstrom pulsionnel sans issue. Cette Corse fiévreuse et déboussolée ressemble d’ailleurs beaucoup à celle que l’on retrouve dans les romans de Jérôme Ferrari et de Marc Biancarelli (Murtoriu, aux éditions Actes Sud), où la violence surgit aussi de façon soudaine et paroxystique, comme une sorte d'exutoire à la fois meurtrier et autodestructeur, ou le résultat d'un mystérieux et absurde engrenage dont on ne peut que contempler l'issue fatale. («L'assassin recule de deux pas et admire son œuvre, n'en ressent nul effroi : il est d'un calme souverain, comme si ce qu'il voyait n'était qu'un songe lointain. Comme s'il n'avait jamais rien fait.» Murtoriu, page 232).




Thierry de Peretti filme au plus près des corps, la plupart du temps en plans séquences, dans un format carré très serré qui raréfie l'espace autour des personnages, au détriment  des paysages qui ne sont jamais magnifiés — en ce sens, Les Apaches s'éloigne des codes habituels du western. On songe parfois en voyant ces jeunes gens perdus, cherchant désespérément à s’affirmer ou à s’étourdir, au Larry Clark de Kids ou de Bully ; les adolescents américains des films de Clark ont en commun avec les "apaches" corses une brutalité ostentatoire et amorale conjuguée avec une grande naïveté, des réflexes presque enfantins (Hamza, juste après le meurtre, va chez le coiffeur pour se faire teindre en blond, et François-Jo, le chef de la petite bande, si proche physiquement de l'accatone pasolinien, parle très sérieusement de «se refaire une vie» avec les trente mille euros que pourrait lui rapporter la vente des fusils de collection dérobés ; à la fin, on le verra revenir dans la villa pour y ramener ces fusils, comme si cela suffisait à tout effacer, mais c'est trop tard : comme dans un film de Bresson, le Mal est fait !). On remarquera que c'est la même tranquille inconscience que montre Pasolini dans la dernière séquence de Salò, avec les deux jeunes miliciens qui, tout près du lieu des massacres, dansent en parlant de leurs fiancées.

Parmi les très belles séquences du film, on se souviendra longtemps de ces lents travellings dans la nuit à la recherche d’Aziz, le condamné (ses poursuivants vont le rejoindre tandis qu’il longe un cimetière), et de l’aube de son exécution au bord d’un étang (ou est-ce un marécage ?). François-Jo, le conducteur du véhicule, chante avec une déconcertante innocence un air traditionnel (Ciucciarella) en conduisant son passager vers la mort, et la berceuse se change en chant funèbre… Les interprètes sont tous d’un naturel confondant, qui renforce la crédibilité d’une histoire que l’on sait inspirée d’un fait divers réel, lequel s’est d’ailleurs déroulé dans ces mêmes lieux quelques années auparavant. Le film est le constat glacé de la dérive d’une société, empêtrée dans les contradictions entre une quête frénétique d’identité et les multiples signes d’une "homologation" sociale, culturelle et environnementale que l’on pourrait aussi observer dans d’autres îles de la Méditerranée ; on ne trouvera pas ici de réponses aux nombreuses questions soulevées, mais le film engage évidemment à la réflexion. La stupéfiante séquence finale renforce encore le malaise du spectateur, confronté aux regards caméra des invités autour de la piscine, qui fixent et montrent du doigt les importuns qui dérangent leur quiétude, cette rassurante certitude d’être entre-soi, parmi les élus de la richesse et du confort : ils congédient les "apaches", en les renvoyant à leurs réserves (François-Jo se glisse parmi eux, mais il semble être devenu invisible !), mais aussi les spectateurs trop curieux et le cinéaste, invité à détourner l’objectif de sa caméra (certains miment des coups de feu). On comprend bien après cette dernière image ce que veut dire Thierry de Peretti lorsqu’il commente ainsi le souvenir que lui a laissé le tournage des Apaches : «Aujourd’hui, je suis surpris de voir que le film est plus noir que ce que j’avais imaginé. J’ai appris aussi combien le hors-champ était puissant au cinéma et à quel point ce qui manque compte et demeure.»








Les Apaches est sorti simultanément en France et en Italie (sous le titre Apache) le quatorze août dernier. On notera au passage l'incongruité de la censure italienne qui a interdit le film aux mineurs de moins de quatorze ans, alors qu'Apache avait été présenté quelques jours plus tôt au festival de Giffoni, consacré aux films pour la jeunesse, et où les jurés qui décident du palmarès final ont tous moins de dix-huit ans !







jeudi 5 septembre 2013

Un jour d'absence au monde




De Saint-André il faut faire une légère excursion hors de l'excursion, suivre la petite route qui passe derrière l'église (à gauche de la route principale), dépasser le domaine de l'Euzière et descendre au-dessous de celui de Vareilles, ou Vareilhes, pour rejoindre le pont du même nom, sur la Buèges. 

Ce pont est un peu moins et un peu plus qu'un pont : une simple passerelle, si l'on veut ; mais solide, très solide, et sans âge, où le rêve donne au mythe rendez-vous. Marcheurs et cavaliers pouvaient seuls l'emprunter, aucune voiture ne l'a jamais franchi, il est beaucoup trop étroit. Peut-être est-il moins ancien qu'il n'en a l'air, on jurerait qu'il a toujours été là. Et même de hâtives restaurations au ciment paraissent marquées de la mousse des siècles, pour ne pas dire des millénaires.







Ce pont appartient extraordinairement au pays, on tirerait sur lui tout viendrait, l'heure aussi, les aiguilles s'arrêteraient à nos montres. Sa qualité de présence est incomparable, sauf à sa qualité d'éternité. Et pourtant il pourrait être n'importe où, dans un poème persan du treizième siècle, dans une strophe du romancero, dans un film de Pasolini ou de Téchiné, dans une églogue de Théocrite. C'est un pont de souvenir d'enfance et de lithographies romantiques, de baignades et de premiers émois, de légendes et de pactes trahis, de regards longs et de cris d'adolescentes chatouillées. Pas un bruit, pourtant, sinon celui de la rivière, et peut-être un frémissement, parmi les buissons d'alentour. Pas sûr : Mon doute, amas de nuit obscure, s'achève / En mains rameaux subtils qui, hélas… Mais autant et plus que du Prélude à l'après-midi d'un faune, la meilleure écoute qu'on puisse jamais avoir de la sonate pour flûte, alto et harpe, ce doit être accoudé à ce parapet-là, par bribes de souvenirs mêlés à la lumière de midi, un jour d'absence au monde et d'oubli imprudent des factures, de faux printemps et d'amour voletant, qui ne sache trop où se poser.




Les rochers du lit de la rivière ont la délicatesse de ménager sous vos yeux une sorte de piscine, en avant de la première arche – un creux où l'eau est plus profonde, plus verte et plus tranquille. Et certainement on y sauterait en se pinçant le nez, parmi les rires des condisciples et leurs aspersions dorées, si l'on était un enfant tunisien vers 1895, lors d'un voyage d'André Walter, ou bien un écolier français sous Louis XV, ou sous le président Fallières. 

Que de pareilles scènes aient eu lieu ici ou non, je n'en sais rien. Il importe peu, comme on dit quand il importe fort. Aujourd'hui tout est silence, en tous cas, recueillement réel ou feint, inadvertance, abandon. Que si l'on désire plus de solitude encore, plus d'éloignement du monde et de ses fermes perdues, on peut remonter à pied le cours de la Buèges, par des sentiers broussailleux, le long de gorges sinueuses. Sinon, il suffit de revenir à la "grande" route. Le point de ralliement est à Saint-Jean de Buèges, de toute façon. 

Renaud Camus  Le Département de l'Hérault  Editions P.O.L, 1999






 Images, de haut en bas :

(1) et (2)  Source

(3)  Source

(4)  Source

(5) Fabien  (Site Flickr)