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samedi 31 mars 2018

C'est l'Italie.




— [25 septembre 1982] Pérouse. La ville heureuse, insouciante, la jeunesse qui sourit et parle dans cette langue admirable, un orchestre militaire qui joue très convenablement du Verdi, moins bien du Strauss, il faut avoir la valse dans le sang pour le faire, comme à Vienne. Tout le monde est dans la rue, tout le monde écoute, tout le monde rit, chante et danse. C'est l'Italie.

Julien Green  L'arc-en-ciel, Journal 1981-1984  Editions du Seuil, 1988






Images : en haut, Site Flickr

en bas, Site Flickr



vendredi 30 mars 2018

Quando corpus morietur



In memoriam Claudio Abbado et Lucia Valentini-Terrani





Guido Mazzoni (1450–1518) est un peintre et sculpteur spécialisé dans la réalisation des Compianti [Lamentations], ces compositions de statues polychromes grandeur nature en terre cuite représentant les personnages dont les textes sacrés mentionnent la présence autour du Christ mort. Le plus célèbre et le plus beau des Compianti est sans doute celui de Niccolò dell’Arca, que l’on peut voir à Bologne, dans l’église de Santa Maria della Vita. Guido Mazzoni en réalisa six : à Busseto (1476-77), à Modène (1477-79), à Crémone (il a malheureusement été perdu), à Ferrare (1483-85), à Venise (1485-89, il n’en reste que des fragments, conservés à Padoue), à Naples (1492, pour l’église de Monte Oliveto). 




Le Compianto de Busseto auquel est consacré ce message se trouve dans l’église Santa Maria ; c’est le premier que Mazzoni a réalisé, en 1476-77. Je reprends ici la description qu’en fait Giovanni Reale dans l’ouvrage Il Pianto della statua [Les Pleurs de la statue], écrit en collaboration avec Elisabetta Sgarbi et publié en 2008 aux éditions Bompiani : 

« Les personnages réunis autour du Christ mort suivent l’ordre traditionnel : le premier (sur la gauche) est Joseph d’Arimathée, suivi de Saint Jean l’Évangéliste, Marie Salomé, la Madone, Marie de Cléophas, Marie-Madeleine et Nicodème. 
Joseph d’Arimathée et Nicodème (qui ont peut-être les traits des commanditaires de l’œuvre) encadrent le groupe, comme les deux bords d’un cadre. Joseph tient à la main les clous, tandis que Nicodème a un marteau dans la main droite et une paire de tenailles enfilée dans sa ceinture. 
Tous les personnages expriment leur douleur, qui devient donc une "douleur chorale", même si elle reste plutôt mesurée. Les expressions sont uniformes, avec une certaine accentuation chez Marie de Cléophas, et surtout chez Marie-Madeleine, comme nous le verrons. 
Dans ce premier Compianto de Mazzoni, la douleur s’exprime déjà non seulement par le cri et les pleurs, mais aussi par les positions particulières des corps et les mouvements des bras et des mains. Bien avant la psychologie moderne, les artistes avaient depuis longtemps compris que notre corps possède un langage précis, avec lequel il manifeste des sentiments et les exprime d’une façon qui peut-être très forte. 




On remarquera en particulier que chez la Madone, c’est toute la personne qui parle. Elle est agenouillée, les mains serrées avec les doigts entrelacés ; sa tête est penchée et son regard désolé est fixé sur son fils. Le cri, même s’il est contenu, le corps ainsi représenté et les mains jointes expriment très bien la douleur de la mère, avec un réalisme puissant et délicat.






La douleur est aussi parlante chez Marie-Madeleine ; elle passe par le cri, plus accentué que chez les autres personnages, mais aussi par le corps, légèrement penché, et par le mouvement des bras et des mains. Dans la bouche ouverte pour le cri, Mazzoni met en évidence la langue. Toutefois, l’expression de la douleur de la femme n’accède pas à une dimension expressionniste, comme c’est le cas chez Niccolò dell’Arca ; il demeure ici purement réaliste, et attaché à la grammaire et à la syntaxe classiques de la "juste mesure".






On remarquera aussi le cri de douleur exprimé par le personnage de Marie de Cléophas et le mouvement des mains qui cherchent à se cramponner à son vêtement comme pour prévenir une chute.




Il faut enfin noter l’impact émotionnel suscité par la présence des larmes sur les visages de Marie-Madeleine, de Marie de Cléophas et de la Madone. »









Sur le même thème, on peut lire dans ce blog :

Le Jour des pleurs (sur les Compianti de Guido Mazzoni à Modène et Bologne)

Les Larmes de la statue (sur le Compianto de Niccolò dell'Arca à Bologne)


Images : en haut, deuxième image,  Site Flickr




"Stabat mater dolorosa Juxta crucem lacrimosa dum pendebat Filius."

"Quando corpus morietur, fac ut animae donetur, Paradisi gloria."

samedi 24 mars 2018

« Italia bella »




Ce texte d'Antonio Tabucchi a été publié en 1991, dans le numéro 26 de la revue Italienisch. Il a été repris en 2010 dans le recueil Viaggi e altri viaggi, paru aux éditions Feltrinelli.

« Va dans le jardin pour chercher un chou, dit sa mère à la jeune fille, on en a besoin pour la soupe. »
La jeune fille sortit de la chaumière en regardant autour d’elle avec circonspection. Elle n’aimait pas sortir de la maison au coucher du soleil. Les Allemands avaient occupé les étables et les granges du couvent et à cette heure-là, il y avait toujours le risque de tomber sur un soldat qui cherche à l’importuner. Au moment de leur retraite, les nazis avaient fait quelques prisonniers, des soldats russes et anglo-indiens qu’ils maintenaient prisonniers dans la réserve de blé. Devant la porte, se trouvait toujours une sentinelle armée d’une mitraillette et elle n’avait jamais vu les prisonniers. Pour aller au jardin, elle devait passer devant la réserve.
La jeune fille s’y dirigea à contrecœur en essayant de se donner du courage. Quand elle passa devant la sentinelle, elle lui dit bonsoir. L’Allemand marmonna quelque chose dans sa langue sans faire aucun mouvement. 
C’était un petit jardin que son père, le jardinier du couvent, entretenait avec amour. On y trouvait des choux, des épinards, des  salades et des pommes de terre. La jeune fille se dirigea vers la rangée des choux. C’étaient de grosses plantes sombres, de l’espèce des choux frisés. Elle parcourut la rangée des choux, ne sachant pas lequel choisir. Puis elle en aperçut un bien robuste, qui curieusement lui sembla plus haut que les autres. C’était ce qu’il lui fallait. Elle s’était muni d’un couteau pour le trancher, mais la tige était trop grosse, il était peut-être plus simple de l’arracher avec ses racines. 
Elle le saisit par les feuilles et tira, et à sa grande stupeur, le chou lui resta dans la main sans opposer la moindre résistance. La jeune fille regarda au sol et elle vit un trou d’un mètre de largeur, recouvert par une couche de roseaux et de feuilles. Elle déplaça les roseaux avec le pied et aperçut un homme. C’était un petit homme corpulent avec des traits mongols, qui la fixait avec des yeux écarquillés. Il portait un uniforme qu’elle ne connaissait pas et son visage était plein de terre. 




« Qu’est-ce que tu fais-là ? » lui demanda la jeune fille. Le mongol leva les bras comme s’il se trouvait devant un ennemi et dit « Italia bella ». Puis il sortit de la poche de sa veste un portefeuille et lui tendit une photographie. La jeune fille l’examina rapidement dans la lumière déclinante du crépuscule. Elle réussit à voir une grande tente de forme arrondie au milieu d’une plaine. Devant la tente, il y avait un homme, celui-là même qui se trouvait devant elle. À ses côtés se trouvait une femme coiffée d’un étrange chapeau qui lui recouvrait les oreilles, et puis, par ordre décroissant de taille, quatre enfants. C’était une photo de famille
Le soldat porta une main à sa gorge comme s’il voulait s’étrangler et se mit à sangloter. Il pleurait en silence et ses larmes dessinaient des sillons clairs sur son visage recouvert de terre. « Qu’est-ce que tu fais, tu pleures ? », dit la jeune fille, « Ne pleure pas, je t’en prie, ne pleure pas, sinon je vais pleurer aussi ». 
Le soldat frotta ses mains sur son ventre. Puis il ouvrit la bouche en y introduisant sa main. « Italia bella », dit-il avec un air plaintif. « Mon Dieu, mais c’est tout ce que tu sais dire ? » s’exclama la jeune fille. Le soldat frappa de nouveau son ventre comme s’il battait sur un tambour. 
« J’ai compris, j’ai compris », dit la jeune fille, « tu as faim, mais ce soir, c’est impossible, essaie de tenir jusqu’à demain, je t’apporterai à manger demain soir, mais tu dois savoir une chose : si les Allemands te trouvent ici, ils te fusilleront, et ils me fusilleront aussi. Alors maintenant, bonsoir ! » 
« Italia bella » répéta le soldat. « Va te faire voir ailleurs ! » répliqua la jeune fille. Pendant plus d'un mois, tous les soirs, elle apporta au soldat du pain et de la soupe au chou. Jusqu’au moment où les Allemands, en se retirant vers le nord, abandonnèrent le couvent. Alors le soldat fut accueilli dans la maison et il y demeura jusqu’à l’arrivée des troupes alliées. 




Cette histoire est authentique. Elle m’a été racontée par Rita, une dame qui habite près de chez moi. Elle s’est déroulée dans un petit village de Toscane, dans les environs de Pise, pendant l’hiver 1944-1945.

Pendant très longtemps, Rita n’eut plus aucune nouvelle de ce soldat mongol. Dans les années soixante-dix, une lettre arriva pour elle au couvent, malgré l’adresse très approximative qui se trouvait sur l’enveloppe. À l’intérieur, il n’y avait qu’une photographie. Devant une tente, un homme et une femme âgés, et autour d’eux leurs enfants et petits-enfants. Rita eut du mal à reconnaître en ce vieil homme le soldat mongol. Derrière la photographie était écrit : « Italia bella ».  

Antonio Tabucchi  Dalle parti della Mongolia (in Viaggi e altri viaggi  Feltrinelli Editore, 2010)  Traduction personnelle 






Images : (1) Tommaso Marchioro  (Site Flickr)

(2) Lino Cannizzaro  (Site Flickr

samedi 17 mars 2018

Vers la lumière




J'ai déjà évoqué dans ce blog la grande exposition de Jean-Paul Marcheschi au musée de Bastia,  Abîmes Abysses, il y a déjà quatre ans ; en lisant le fort intéressant volume de correspondance entre Marie Ferranti et Jean-Guy Talamoni qui vient de paraître aux éditions Gallimard, joliment intitulé Un peu de temps à l'état pur, j'ai beaucoup aimé le passage où Marie Ferranti raconte sa visite de l'exposition avec le peintre, peu de jours avant l'ouverture au public. Je reproduis ici ce très beau texte :

Le jour où j’écrivais ce texte, je pensais encore aux images de désir et de mort que j’avais vues la veille. En compagnie de Jean-Paul Marcheschi, j’avais visité l’exposition qu’il préparait au musée de Bastia
Le musée est enclos dans la forteresse génoise. 
Les œuvres de Marcheschi, les premières que je vis, étaient installées dans l’ancienne prison : des grands tableaux sombres, rétro-éclairées, composés de dizaines de feuillets reliés entre eux et collés sur un panneau : un assistant s’y employait. 
Les pinceaux de Marcheschi sont du feu qu’il dompte selon l’interprétation et le sens qu’il veut donner à l’œuvre. Images des abîmes et des abysses — c’est le titre de l’exposition — inspirées de La Divine Comédie, du Pharaon noir, à l’origine du duende, de métaphores personnelles : le noir domine ; le blanc l’exalte. 
Tout était en voie d’achèvement, mais rien n’était fini. Nous arpentions ce chaos apparent. Un bestiaire fantastique longeait le sol : je l’éclairai à l’aide de mon téléphone. Certaines sculptures étaient encore enveloppées dans du papier de soie. Il n’émergeait de ce friselis blanc qu’une tête d’oiseau, un bec ; de grands oiseaux aux ailes déployées étaient débarrassés de cette gangue légère, certains ressemblaient à ces gargouilles des vieilles cathédrales, et un marcassin, qui semblait vif, apparut dans la lumière. Tous étaient également d’un noir d’encre. 
Nous quittâmes la prison et grimpâmes un étage.


Le Gouffre (détail)

Le sanglier

Je me retrouvai dans un labyrinthe illuminé d’œuvres au noir.


La Terre

Impératrice enfant

Fractal

Bouchant la fenêtre, un globe terrestre, mais les pays étaient aussi des feuillets de carnets écrits, comme huilés par la cire, et les océans étaient blancs ; de l’un des tableaux, issus de la sculpture et du magma des formes, Jean-Paul me fit découvrir un crâne de la noirceur de la suie, qui affleurait des profondeurs ; selon l’angle de vue, il remontait à la surface ; puis, une grande œuvre : un arbre immense, au ramage courbe qui touchait presque le sol ; deux femmes se tenaient sur le côté opposé ; une tante de l’artiste, morte jeune, en avait inspiré la silhouette. Elles étaient figées dans le recueillement, figures silencieuses, comme celles de Giotto, regardant passer au fil de l’eau un cadavre pétrifié. Devant cette œuvre, un lac noir, encore vide, où l’on verserait, au dernier moment, une eau lustrale, qui refléterait l’œuvre entière.


Lac du sommeil et de l'oubli


Cet artifice n’était pas inutile. De sa simplicité naîtrait un effet de profondeur : il était garant du vertige causé par le frémissement du reflet, sa fragilité, sa rupture, la difficulté à cerner l’illusion entre l’œuvre accomplie et celle reflétée. L’abîme est toujours intérieur ; le lac noir le réfléchit.


Le bateau




Enfin, en face d’une ouverture, où étaient enserrés un carré de mer et un grand paquebot peint en blanc et bleu, presque irréel, une barque transparente était posée, sur un socle haut. À l’intérieur de la coque, un noir de fumée vaporeux qui semblait s’évanouir dans l’air, flotter dans le bleu du ciel et dans le bleu de la mer. On ne peut ouvrir la gaine en Plexiglas qui sangle la barque sans risquer qu’elle tombe en poussière. C’est de la suie sculptée, un souffle noir, prisonnier de la transparence. 
Une salle était consacrée aux dernières œuvres : celles du rouge de la lave et du sang. Les trois couleurs étaient réunies : noir, blanc, rouge, et l’alchimie réussie : je voyais les voyelles de Rimbaud.

Marie Ferranti (extrait d'Un peu de temps à l'état pur, Correspondance avec Jean-Guy Talamoni, Gallimard, 2018)


Cercle rouge avec sciarra




A lire sur le même thème : Citadelles de la mémoire

Images : merci à Mathieu François Du Bertrand pour les images du sanglier, du Lac du sommeil et de l'oubli et du bateau. (Site Flickr)



jeudi 15 mars 2018

La Bellezza intravista (La Beauté entrevue)




J'ai déjà cité ici un extrait de l'ouvrage de souvenirs d'Andrea Camilleri Esercizi di memoria (Exercices de mémoire), publié en Italie en septembre de l'année dernière. Je propose ici ma traduction de quelques extraits du dernier chapitre du livre, intitulé La Beauté entrevue.

Entre le territoire de mon village de Porto Empedocle et celui du chef-lieu Agrigente, il y a une longue colline qui s’appelle Monserrato. Quand dans mon enfance j’allais à la campagne chez mes grands-parents, je m’étais aperçu en observant avec des jumelles que dans la portion qui s’enfonçait dans l’arrière-pays surgissait un groupe de maisons. Je demandai à mon oncle qui y habitait, il me répondit qu'il s'agissait de deux familles : les Musumarra et les Condino. Il ajouta qu’il s’agissait de personnes ombrageuses qui ne fréquentaient personne et vivaient en vendant les produits de leur terre au marché du village. Il me dit aussi que les étrangers n’étaient pas les bienvenus, au point que si quelqu’un d’eux tombait malade, ils n’appelaient pas le médecin mais transportaient le malade à dos de mulet jusqu’au village. Ces nouvelles éveillèrent en moi une forte curiosité. 

[Une première fois, le jeune Andrea se dirige vers ces maisons lointaines, mais il est tout de suite arrêté par deux chiens menaçants qui l’empêchent d’aller plus loin. Il revient au même endroit en octobre 43, après le débarquement des Américains. Il est accompagné par un écrivain sicilo-américain, Jerre Mangione, et cette fois-ci, il parvient à entrer en contact avec deux des habitants] 

Ils nous firent entrer chez eux et nous offrirent du vin bien frais, puis ils s’excusèrent parce qu’ils devaient emmener au village une de leurs sœurs qui était très malade. Jerre leur dit qu’il pouvait les accompagner à l’hôpital militaire et ils acceptèrent. Pendant que la malade se préparait, l’un des deux nous dit : 
« Je veux vous montrer quelque chose que nous avons découvert l’autre jour. » 
Il nous conduisit dans l’autre bâtiment, nous y trouvâmes une grande pièce d’environ dix mètres sur quatre, complètement vide, qui devait avoir servi d’écurie pour les chevaux et en effet, l’homme nous expliqua qu’une semaine auparavant, un cheval soudain devenu furieux s’était mis à ruer en heurtant violemment un mur qui s’était effondré, laissant apparaître une autre cloison ornée d’une fresque [...] Nous regardâmes cette fresque et en fûmes émerveillés : elle était grande, environ six mètres sur quatre, on apercevait sur la gauche une paroi rocheuse d’où surgissait un large éperon sur lequel se tenaient deux moines, l’un âgé et l’autre plus jeune, il y avait aussi un chien étrange ; le moine le plus âgé désignait avec son bras tendu le paysage, justement celui que l’on apercevait du haut de la colline de Monserrato. Le ciel était d’un azur intense, avec quelques petits nuages blancs sur la partie droite du mur ; on voyait ensuite des champs ensemencés et dans le lointain les silhouettes des quatre villages, parmi lesquels se trouvait Agrigente : exactement le même paysage que l’on apercevait dans la réalité. Cela donnait une impression d’ampleur, de grandeur et en même temps de sérénité. Les coups de pinceaux étaient tracés avec une main sûre, il était certain que l’auteur de la fresque n’était pas un dilettante ou un naïf, il s'agissait de toute évidence de quelqu’un qui connaissait son métier, un artiste authentique, un véritable peintre. Tout en bas à droite, il n’y avait pas de signature mais seulement une date en chiffres romains : MCDXX. Il était difficile de quitter des yeux cette fresque, elle avait le charme secret des vraies œuvres d’art et nous ne pûmes pas cacher notre enthousiasme. Alors, heureux de notre réaction, le paysan nous conduisit vers une autre merveille. Nous sortîmes de la zone des habitations, empruntâmes un chemin étroit en surplomb et pénétrâmes dans une grotte ; elle était remplie d’eau mais une étroite passerelle de pierre permettait de rejoindre une autre grotte où était allumée une lampe à pétrole qui nous permit de distinguer une sorte d’autel de pierre, sur lequel était posée une sculpture qui représentait la Madone avec l’Enfant Jésus dans ses bras. C’était une sculpture de bois peint, elle avait la même intensité et la même magie que la fresque. Nous sortîmes à contrecœur, la malade était prête et nous descendîmes vers le village. [...] 




Bien des années après, je parlai de cette fresque à mon ami sculpteur et grand artiste Angelo Canevari : 
« J’aimerais bien y jeter un coup d’œil. » fut son seul commentaire. 
Nous partîmes aussitôt pour la Sicile accompagnés de nos épouses respectives. Angelo m’avait expliqué qu’il était possible de détacher la fresque et de la placer sur une toile pour la transporter, à l’aide de certains procédés techniques qu’il connaissait. Nous arrivâmes à Porto Empedocle et le lendemain, nous rejoignîmes la maison de campagne qui nous servirait de point de chute. Dès que cela fut possible, nous allâmes à Monserrato et y fûmes accueillis par l’un des deux frères que j’avais connus, il avait beaucoup vieilli et il me dit que son frère était mort. Je lui expliquai que j’étais venu pour montrer à mon ami la fresque ainsi que la statue de la Madone. Il m’adressa un regard désolé et se contenta de me dire : 
« Suivez-moi ! » 
Nous rejoignîmes l’autre bâtiment, la grande salle avait été complètement rénovée, la fresque avait disparu. 
Je lui demandai avec consternation : « Et qu’est-elle devenue ? » 
« Il y a deux ans, il y a eu un tremblement de terre et tout s’est effondré. » 
Il ouvrit l’un des quatre gros sacs qui se trouvaient dans un angle de la pièce, il en sortit une petite pierre dont l’un des côtés était peint d’un bleu intense. 
« Toute la fresque a fini comme ça ! » me dit-il en me tendant la petite pierre. 
« Et la Madone ? » lui demandai-je. 
« Les grottes ont été englouties, tout a disparu ! » 
C’était l’heure du repas, il nous invita à manger, mais nous refusâmes car nous n’avions vraiment plus d’appétit. Nous sommes rentrés découragés à la maison de mes grands-parents, et de temps en temps, je mettais la main dans ma poche pour caresser la petite pierre colorée, qui était la preuve tangible qu’autrefois, il m’avait été accordé la grâce d’entrevoir la Beauté.

Andrea Camilleri  Esercizi di memoria  Rizzoli Editore, 2017 (Traduction personnelle)

A voir ici une très intéressante rencontre avec Camilleri (93 ans, un esprit toujours aussi vif et une mémoire d'une infaillible précision) à propos de la parution des Esercizi di memoria. C'est en italien, sans traduction française.

Je rappelle l'adresse du site le plus complet sur Andrea Camilleri : http://www.vigata.org/index.html







Images : en haut et en bas, Luigi Strano  (Site Flickr)

au centre, Antonio  (Site Flickr)



mardi 13 mars 2018

Simple joie




6 décembre [1976] — Écouté le Messie de Haendel. He shall feed his flock chanté par Jennifer Vyvyan. Cet air que je connais si bien, je ne puis l'entendre sans ressentir la simple joie de croire. Si les athées pouvaient seulement se douter de ce que peut être un bonheur de cette qualité, ils laisseraient là leurs livres, leurs spéculations et leurs incertitudes, mais comment communiquer de telles émotions ? On y perdrait son temps, et cependant il faut le dire.

Julien Green  La terre est si belle, Journal 1976-1978 Editions du Seuil, 1982



He shall feed his flock like a shepherd :  
and he shall gather the lambs with his arm 
and carry them in his bosom 
and gently lead those that are with young. 

Come unto him all ye that labour,  
that are heavy laden, 
and he will give you rest. 
Take his yoke upon you, and learn of him, 
for he is meek and lowly of heart 
and ye shall find rest unto your souls

Il fera paître son troupeau comme un berger : 
et il rassemblera les agneaux avec son bras 
et les portera sur son sein 
et conduira doucement les brebis qui allaitent.

Isaïe 40, 11 

Venez à lui, vous tous qui peinez, 
qui êtes lourdement chargés, 
et il vous donnera le repos. 
Prenez son joug sur vous, et apprenez de lui, 
car il est doux et humble de cœur 
et vous trouverez le repos pour vos âmes. 

Matthieu 11, 28-29






Images : en haut, Diego Lunardini  (Site Flickr)

en bas, extrait de l'album Frère François, de Julien Green 

samedi 10 mars 2018

Delitto alla Scala (Crime à la Scala)




Delitto alla Scala (Crime à la Scala) est un roman policier (un giallo, comme disent les Italiens) de Franco Pulcini, publié en 2016 aux éditions Ponte alle Grazie, qui, comme l'indique son titre, se déroule dans le célèbre théâtre milanais que l’auteur connait bien puisqu'il en est le directeur éditorial. L'intrigue se développe autour d'un manuscrit retrouvé, celui de L'Arianna de Monteverdi, dont on sait qu'il ne subsiste qu'un fragment, le fameux Lamento d'Arianna. La Scala s'apprête à ouvrir sa saison, le fameux 7 décembre, jour de la Sant'Ambrogio, avec la première exécution mondiale de cette oeuvre exceptionnelle, quand, un mois avant la date fatidique, le chef d'orchestre chargé de cette création est sauvagement assassiné sur la terrasse du théâtre. Un commissaire d'origine arabo-sicilienne, le perspicace Adul Calì, sera chargé de mener l'enquête au sein de la Scala, dont il va découvrir à cette occasion les mille secrets et intrigues... 

L'ouvrage est passionnant à lire, même si l'auteur aurait sans doute pu resserrer un peu plus son texte, parfois exagérément prolixe (plus de quatre-cents pages très denses). Ses connaissances musicologiques et sa fréquentation assidue du milieu de l'art lyrique, à une place stratégique, rendent la lecture encore plus excitante pour tous les passionnés d'opéra et de musique ancienne (on croit vraiment à cette découverte inespérée de L'Arianna, tant les détails qui nous sont fournis sur le manuscrit et les caractéristiques de l'oeuvre sont précis et minutieux). Je propose ici ma traduction de l'incipit du roman, que l'on pourra peut-être lire un jour en français dans son intégralité, si un éditeur veut bien s'y intéresser !

Il n’est pas difficile d’arriver à la Scala. Après avoir donné un coup d’œil au Dôme, il suffit de parcourir la Galerie Victor-Emmanuel sur toute sa longueur oblique. Quand on émerge de ce délire de marbres, la Scala est là, grisâtre, sur la gauche. Elle a une petite tête triangulaire d’où surgit un toit pentu derrière un balcon toujours désert. Autrefois, on la reconnaissait tout de suite comme le théâtre le plus poussiéreux du monde. Maintenant, il a derrière lui un cube grandiose et une ellipse étrange, fruits de la restructuration de 2004. 




L’amateur d’opéra qui la voit pour la première fois en vrai est un peu déçu par ses dimensions. On a du mal à croire que sur ces trois étages modestes se soit déroulée une grande partie de l’histoire de l’opéra du dix-neuvième siècle. Les passions de Verdi, les humeurs mélancoliques de Puccini, la gaieté de Rossini, les amours déchirantes de Bellini évoqueraient plutôt une grandeur reflétée dans une architecture exorbitante... Les seuls spectateurs enthousiastes au premier regard sont peut-être les japonais de tailles plus modestes, qui depuis des décennies conservent de la grande Scala des milliards de photographies, qu'ils stockent par la suite dans les ordinateurs restés à les attendre dans leur lointain archipel bien-aimé. 

La Scala est surtout belle à l’intérieur. A chaque fois, on a l’impression de pénétrer dans un gigantesque joyau. Dans ces moments-là, on ne fait plus attention aux espaces, mais plutôt à l’impression d’immensité de l’émerveillement. Un tourbillon de médaillons, de dorures, de feuilles, de rubans et d’animaux ailés, étendus sur de brillantes surfaces laquées couleur d’ivoire : on ne voit plus rien — ni les miroirs, les broderies, les étoiles, les chapiteaux corinthiens, les têtes de faune — tant on devient la proie d’une splendeur qui nous enveloppe, les sens troublés par la symphonie des rouges : du cramoisi ombré au rubis sanglant, jusqu’au grenat antique. 




Assis au parterre à se remplir les yeux de passé, tout le monde peut remarquer un détail curieux. Suspendu sur la scène, très au-dessus du rideau, il y a une horloge. On dirait un gros œil qui émerge de la pourpre et de l’amarante des drapés de velours et des tapisseries de soie. Un œil blafard, bistré dans les contours dorés des dorures néoclassiques des décors et de la charpente en bois et en stuc. L’Oeil de la Scala est blotti dans l’arrondi d’une couronne de laurier soutenue par deux figures féminines en vol, presque des anges. Que la salle soit plongée dans une obscurité silencieuse, ou placée sous les feux de la lumière artificielle, l’horloge est toujours à son poste pour scruter le parterre et les galeries. Une légende raconte que si le spectacle commence avec un léger retard, un technicien est chargé d’arrêter l’horloge et de la remettre en place après le lever du rideau, quand plus personne ne fait attention à l’heure. C’est une petite entourloupe du grand théâtre, pour signifier de façon ostentatoire qu’il est toujours à la hauteur de sa réputation. 

Mais est-on certain que la Scala représente encore cette grandeur que le monde lui attribue de façon unanime ? Du haut du monument qui domine la place située juste en face depuis un lointain 1872, l’année d’Aida, Léonard de Vinci continue à la regarder avec une sombre commisération. Il en a tant vu depuis tout ce temps ! Aura-t-il raison d’être aussi sévère et d'observer avec méfiance ce théâtre surgi à la fin du dix-huitième siècle en plein cœur de Milan ? Et de condamner cet isolement symbolique des centres de pouvoir, qui marqua, depuis son édification, un destin caractérisé par la singularité, l’anarchie tumultueuse, une présomption affichée et une irritante mégalomanie ? 




Depuis plusieurs décennies la glorification quotidienne et l'auto-célébration permanente des diverses directions qui s'étaient succédé semblaient excessives, comme une spéculation sur le glorieux passé d'un théâtre ne brillant désormais que grâce aux grands artistes de passage. Sur la Scala pesait de l'extérieur une chape, un sentiment à la fois suffocant et léger, pour lequel on n'avait pas encore inventé un nom. Comment peut-on définir la secrète espérance de voir un jour choir sur un tas de fumier une reine qui impose à ses sujets le rite quotidien de son auto-couronnement ? C'est un sentiment où se mêlent la malveillance humaine et le désir de revanche des exclus. Il y a une grande partie du monde musical italien qu'une inique loi non écrite a relégué dans un rôle de subordonné vis-à-vis de ce théâtre : Conservatoires, Bibliothèques, Concerts, pour ne pas parler des divers autres Théâtres. Quel plaisir subtil de voir un jour la Scala se débattre dans une sale histoire, de la voir sombrer dans une mésaventure qui la dépasse vraiment, de pouvoir goûter l'extinction progressive de sa morgue habituelle, de la contempler tandis qu'elle risque d'être emportée dans un tourbillon d'échecs souillés de bassesses, enlisée dans un bourbier dont elle ne parvient pas à sortir indemne, exposée aux yeux du monde entier à une honte éternelle. Et ils sont tous là, assis au bord du fleuve à attendre le passage du cadavre exquis.

Franco Pulcini  Delitto alla Scala  Ponte alle Grazie Editore, 2016 (Traduction personnelle)








Images : (1) Site Flickr

(2) Andrea Contri  (Site Flickr)

(3) Pat Charles  (Site Flickr)

(4) Gianluca Ginnetti  (Site Flickr)



jeudi 8 mars 2018

Malarazza




Malarazza (1976) est une chanson de Domenico Modugno, adaptée d'une poésie écrite en sicilien par un anonyme (Lamento di un servo a un santo crocifisso, Lamentation d'un serf à Jésus-Christ), et publiée en 1857 par Lionardo Vigo dans un recueil de poésies et chants populaires de Sicile.  




Nu servu tempu fa d'intra na piazza 
Prigava a Cristu in cruci e ci dicia 
Cristu lu mi padroni mi strapazza 
 Mi tratta comu un cani pi la via 
Si pigghia tuttu cu la sua manazza 
Mancu la vita mia dici che è mia 
Distruggila Gesù sta malarazza 
Distruggila Gesù fallu pi mmia 
fallu pi mia. 

Tu ti lamenti ma che ti lamenti, pigghia nu bastoni e tira fora li denti 
Tu ti lamenti ma che ti lamenti, pigghia nu bastoni e tira fora li denti 

E Cristu m'arrispunni dalla cruci 
Forsi si so spizzati li to vrazza 
Cu voli la giustizia si la fazza 
Nisciuni ormai chiù la farà pi ttia 
Si tu si un uomo e nun si testa pazza 
 Ascolta beni sta sentenzia mia 
Ca iu 'nchiodatu in cruci nun saria 
S'avissi fattu ciò ca dicu a ttia 
Ca iù 'inchiadatu in cruci nun saria 

Tu ti lamenti ma che ti lamenti, pigghia nu bastoni e tira fora li denti 
Tu ti lamenti ma che ti lamenti, pigghia nu bastoni e tira fora li denti 


Un serf autrefois sur une place
Priait Jésus-Christ en lui disant :
« Jésus, mon maître me malmène
Il me traite comme un chien errant
Il vit à mes crochets
Et il me dit que ma vie-même lui appartient :
Jésus, détruis-là, cette engeance
Fais le pour moi, Jésus, je t'en supplie !
Fais-le pour moi ! »  

Tu te lamentes, mais ça ne sert à rien !
Prends un bâton et montre-lui les dents !

Et Jésus sur sa croix me répondit :
« Tu n'as donc plus de force dans tes bras ?
Celui qui veut la justice doit se battre !
Et personne ne le fera à ta place !
Si tu es un homme et pas un insensé
Écoute bien ce que je te dis
Car je n'aurais pas fini sur cette croix
Si j'avais agi comme je te dis de le faire ! »

Tu te lamentes, mais ça ne sert à rien !
Prends un bâton et montre-lui les dents !

(Traduction personnelle)






Le poème original récité par Rosa Balistreri :


Un servu tempu fa, in chista piazza   
cussì prijava a un Cristu, e cci dicìa: 
- Signuri, 'u me' patruni mi strapazza, 
mi tratta comu un cani di la via ;  
se mi lamentu,cchiù peju amminazza, 
ccu ferri mi castì ja a prigionia ;  
tuttu si pigghia ccu la so manazza,  
la vita dici ca mancu e` di mia ; 
undi jò vi preju, chista mala razza  
distruggìtila vui, Cristu, pri mia.  

E tu forsi chi hai ciunchi li vrazza, 
o puru l'hai 'nchiuvati comu a mia ?  
Cui voli la giustizia si la fazza, 
né speri ch'autru la fazza pri tia. 
Si tu si omu e non si' testa pazza, 
metti a prufittu sta sintenza mia :  
jò non sarìa supra sta cruciazza,  
si avissi fattu quantu dicu a tia.



Images : en haut, Renato Guttuso  Occupazione delle terre incolte in Sicilia (1949-1950)

en bas, (1) Giuseppe (Pippo) Consoli  Portella della Ginestra (1951)

(2) photogramme du film de Francesco Rosi  Salvatore Giuliano (1962)

samedi 3 mars 2018

Roma sonora




Lo Stivale [La Botte] est un recueil de textes écrits par Bruno Barilli (merveilleux écrivain, compositeur et critique musical) au fil de ses voyages en Italie (du Sud au Nord, de Procida à Milan) et parus à l'origine dans divers journaux, des années vingt aux années quarante du siècle précédent. Il s'agit du dernier ouvrage publié par Barilli, en 1952 (l'année de sa mort). C'est l'un des rares livres de Barilli qui a connu une réédition (en 2002), presque tous les autres sont aujourd'hui introuvables, si ce n'est chez les bouquinistes et sur les sites de vente de livres d'occasion... L'extrait que je cite ici a été publié pour la première fois dans le journal Il Popolo di Roma en 1940 :

La buona acustica non è che il corollario, la limpida conferma della bella architettura. Sono le stesse leggi di trasmissione, di ritmo, di equilibrio e d’elasticità : tutto parte, rimbalza, si moltiplica, si accorda, ritorna ; così anche il suono, come l’acqua, corre vivo, come la luce, echeggia sui marmi monumentali. 
Per questa ragione Roma è la città più sonora del Meditteraneo. Tutte le voci del mondo si concentrano là. È una conchiglia. Il suono non muore mai, non si cheta, scroscia nei suoi meandri : fragore ascoso, perpetuo. Un segreto detto presto o tardi vien fuori ; venature, cavità, orifizi lo riconducono all’aria. 

Sotto i tuoi piedi c’è il dedalo : catacombe, cripte, labirinti — canali evacuati dalla storia — Roma è costruita sul vuoto. 
Innocuo e decrepito, laggiù, fra i pilastri di tufo, s’aggira un terremoto rullando sul suo tamburo con una solerzia commemorativa degna di far paura, ma non spaventa nessuno. 
A mezzodì il colpo di cannone si ripercuote e sfiata nell’azzurro, e i sette colli si danno la voce. 
Poi tre timbri, tre note fondamentali riprendono il discorso di prima : la pietra, il bronzo, e l’acqua. 
Più tardi il sole picchia sulla cupola delle basiliche come il martello sull’incudine. 

A Roma le ore del giorno sono altrettanti capitoli di un romanzo : temporali, fontane, tumulti di campane riempiono le piazze d’un armonia varia, trasparente e profonda. I palazzi son dei veri "stradivari". Le arcane facciate fanno una curva corale intorno agli obelischi. I portoni son tante bocche che vociano. 
Clamorosa città che non dà tregua ai timpani, dove piazza Navona è l’accordo perfetto. Acustica fenomenale. Giuochi stupendi e liquidi ; la gran piazza agonale è un serbatoio immenso. Pròvati a sussurrare contro il muro una parola, se corri presto puoi raccorglierla nell’orecchio centro metri più in là. 

(…) 

In questo multanime istrumento, solo il Tevere è tardo, silenzioso, torbido — e scava nella campagna i suoi ghirigori che somigliano all’ "esse" di un violino.

Bruno Barilli  Lo Stivale  Editori Riuniti, 2002




La bonne acoustique n’est que le corollaire, la confirmation limpide de la belle architecture. Ce sont les mêmes lois de transmission, de rythme, d’équilibre et d’élasticité : tout part, rebondit, se multiplie, s’accorde, revient ; et ainsi le son, comme l’eau, suit son cours, comme la lumière, il retentit sur les marbres monumentaux. C’est la raison pour laquelle Rome est la ville la plus sonore de la Méditerranée. Toutes les voix du monde se concentrent ici. C’est un coquillage. Le son ne meurt jamais, il ne s’apaise pas, il gronde dans ses méandres : fracas dissimulé, perpétuel. Un secret confié finit toujours tôt ou tard par être révélé ; des veines, des cavités, des orifices le ramènent à l'air libre.

Sous tes pieds, il y a un dédale : des catacombes, des cryptes, des labyrinthes — canaux évacués de l’histoire — Rome est construite sur le vide. 
Inoffensif et décrépit, là-bas, entre les piliers de tuf, rôde un séisme qui fait rouler son tambour avec un zèle commémoratif que l’on pourrait trouver impressionnant, mais qui n’effraie plus personne. 
À midi, le coup de canon se répercute et se perd dans l’azur, et les sept collines se donnent le mot. 
Puis trois timbres, trois notes fondamentales reprennent le discours antérieur : la pierre, le bronze et l’eau. 
Plus tard, le soleil tape sur la coupole des basiliques comme le marteau sur l’enclume. 

À Rome, les heures du jour sont autant de chapitres d’un roman : les orages, les fontaines, les tumultes des cloches emplissent les places d’une harmonie variée, transparente et profonde. Les palais sont de vrais Stradivarius. Les mystérieuses façades font une courbe chorale autour des obélisques. Les portails sont autant de bouches qui hurlent. 
Ville bruyante qui n’accorde aucune trêve aux tympans, où place Navona est l’accord parfait. Une acoustique phénoménale. Jeux splendides et liquides ; la grande place aux allures de stade est un immense réservoir. Essaie de susurrer un mot contre le mur, si tu cours assez vite, tu peux le recueillir dans l’oreille cent mètres plus loin. 

(…) 

Dans cet instrument aux âmes multiples, seul le Tibre est lent, silencieux, trouble — et il creuse dans la campagne ses gribouillis qui ressemblent au "S" d’un violon.

(Traduction personnelle)






Images : en haut, Lee Howard  (Site Flickr

au centre, Eszter Hargittai  (Site Flickr)

en bas, Site Flickr