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samedi 17 mars 2018

Vers la lumière




J'ai déjà évoqué dans ce blog la grande exposition de Jean-Paul Marcheschi au musée de Bastia,  Abîmes Abysses, il y a déjà quatre ans ; en lisant le fort intéressant volume de correspondance entre Marie Ferranti et Jean-Guy Talamoni qui vient de paraître aux éditions Gallimard, joliment intitulé Un peu de temps à l'état pur, j'ai beaucoup aimé le passage où Marie Ferranti raconte sa visite de l'exposition avec le peintre, peu de jours avant l'ouverture au public. Je reproduis ici ce très beau texte :

Le jour où j’écrivais ce texte, je pensais encore aux images de désir et de mort que j’avais vues la veille. En compagnie de Jean-Paul Marcheschi, j’avais visité l’exposition qu’il préparait au musée de Bastia
Le musée est enclos dans la forteresse génoise. 
Les œuvres de Marcheschi, les premières que je vis, étaient installées dans l’ancienne prison : des grands tableaux sombres, rétro-éclairées, composés de dizaines de feuillets reliés entre eux et collés sur un panneau : un assistant s’y employait. 
Les pinceaux de Marcheschi sont du feu qu’il dompte selon l’interprétation et le sens qu’il veut donner à l’œuvre. Images des abîmes et des abysses — c’est le titre de l’exposition — inspirées de La Divine Comédie, du Pharaon noir, à l’origine du duende, de métaphores personnelles : le noir domine ; le blanc l’exalte. 
Tout était en voie d’achèvement, mais rien n’était fini. Nous arpentions ce chaos apparent. Un bestiaire fantastique longeait le sol : je l’éclairai à l’aide de mon téléphone. Certaines sculptures étaient encore enveloppées dans du papier de soie. Il n’émergeait de ce friselis blanc qu’une tête d’oiseau, un bec ; de grands oiseaux aux ailes déployées étaient débarrassés de cette gangue légère, certains ressemblaient à ces gargouilles des vieilles cathédrales, et un marcassin, qui semblait vif, apparut dans la lumière. Tous étaient également d’un noir d’encre. 
Nous quittâmes la prison et grimpâmes un étage.


Le Gouffre (détail)

Le sanglier

Je me retrouvai dans un labyrinthe illuminé d’œuvres au noir.


La Terre

Impératrice enfant

Fractal

Bouchant la fenêtre, un globe terrestre, mais les pays étaient aussi des feuillets de carnets écrits, comme huilés par la cire, et les océans étaient blancs ; de l’un des tableaux, issus de la sculpture et du magma des formes, Jean-Paul me fit découvrir un crâne de la noirceur de la suie, qui affleurait des profondeurs ; selon l’angle de vue, il remontait à la surface ; puis, une grande œuvre : un arbre immense, au ramage courbe qui touchait presque le sol ; deux femmes se tenaient sur le côté opposé ; une tante de l’artiste, morte jeune, en avait inspiré la silhouette. Elles étaient figées dans le recueillement, figures silencieuses, comme celles de Giotto, regardant passer au fil de l’eau un cadavre pétrifié. Devant cette œuvre, un lac noir, encore vide, où l’on verserait, au dernier moment, une eau lustrale, qui refléterait l’œuvre entière.


Lac du sommeil et de l'oubli


Cet artifice n’était pas inutile. De sa simplicité naîtrait un effet de profondeur : il était garant du vertige causé par le frémissement du reflet, sa fragilité, sa rupture, la difficulté à cerner l’illusion entre l’œuvre accomplie et celle reflétée. L’abîme est toujours intérieur ; le lac noir le réfléchit.


Le bateau




Enfin, en face d’une ouverture, où étaient enserrés un carré de mer et un grand paquebot peint en blanc et bleu, presque irréel, une barque transparente était posée, sur un socle haut. À l’intérieur de la coque, un noir de fumée vaporeux qui semblait s’évanouir dans l’air, flotter dans le bleu du ciel et dans le bleu de la mer. On ne peut ouvrir la gaine en Plexiglas qui sangle la barque sans risquer qu’elle tombe en poussière. C’est de la suie sculptée, un souffle noir, prisonnier de la transparence. 
Une salle était consacrée aux dernières œuvres : celles du rouge de la lave et du sang. Les trois couleurs étaient réunies : noir, blanc, rouge, et l’alchimie réussie : je voyais les voyelles de Rimbaud.

Marie Ferranti (extrait d'Un peu de temps à l'état pur, Correspondance avec Jean-Guy Talamoni, Gallimard, 2018)


Cercle rouge avec sciarra




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Images : merci à Mathieu François Du Bertrand pour les images du sanglier, du Lac du sommeil et de l'oubli et du bateau. (Site Flickr)



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