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lundi 24 décembre 2018

Natale napolitano (Noël napolitain)



Buon Natale a tutti ! 





Et elle en aura fait verser des larmes, cette chanson, où un émigré se souvient avec tristesse et nostalgie de ses Noëls napolitains...  Lacreme napulitane, l'une des plus belles et des plus célèbres chansons napolitaines, est interprétée ici par le maître de ce répertoire, Roberto Murolo :


LACREME NAPULITANE
(Buongiovanni - L. Bovio)

 Mia cara madre,
 sta pe' trasí Natale,
e a stá luntano cchiù mme sape amaro....
Comme vurría allummá duje o tre biancade...
comme vurría sentí nu zampugnaro !...

A 'e ninne mieje facitele 'o presebbio
e a tavula mettite 'o piatto mio...
facite, quann'è 'a sera d''a Vigilia,
comme si 'mmiez'a vuje stesse pur'io...

E nce ne costa lacreme st'America
a nuje Napulitane !...
Pe' nuje ca ce chiagnimmo 'o cielo 'e Napule,
comm'è amaro stu ppane!

Mia cara madre,
che só', che só' 'e denare ?
Pe' chi se chiagne 'a Patria, nun só' niente !
Mo tengo quacche dollaro, e mme pare
ca nun só' stato maje tanto pezzente !

Mme sonno tutt''e nnotte 'a casa mia
e d''e ccriature meje ne sento 'a voce...
ma a vuje ve sonno comm'a na "Maria"...
cu 'e spade 'mpietto, 'nnanz'ô figlio 'ncroce !

E nce ne costa lacreme st'America...




 LARMES NAPOLITAINES

Ma chère maman,
c'est bientôt Noël,
et je suis bien triste d'être si loin de vous ...
comme je voudrais allumer quelques feux d'artifice...
comme je voudrais entendre le son des cornemuses !...

Préparez la crèche pour mes filles adorées
et à table mettez une assiette pour moi...
le soir du réveillon,
faites comme si j'étais auprès de vous...

Elle nous en a fait verser des larmes, cette Amérique
à nous Napolitains !...
Pour nous qui pleurons le ciel de Naples,
comme ce pain est amer !

Ma chère maman,
qu'est-ce que c'est que l'argent ?
Pour qui pleure sa patrie, ce n'est rien !
Maintenant, j'ai quelques dollars de côté, et il me semble
que je n'ai jamais été aussi pauvre !

Je rêve toutes les nuits de ma maison
et j'entends la voix de mes enfants...
Mais dans mon rêve, je vous vois comme la Madone...
terrassée par la douleur devant son fils en croix !

Elle nous en a fait verser des larmes, cette Amérique... 






Images : en haut, Site Flickr

en bas, Larina  (Site Flickr)




lundi 26 novembre 2018

L'addio (L'adieu)



Pour saluer Bernardo Bertolucci  (Parme, 16 mars 1941 - Rome, 26 novembre 2018)






Il fiume no, il fiume basta !
Bisogna dimenticarselo il fiume
Ci dicono di salutarlo
Ci ordinano di salutarlo
Verranno qui con delle macchine
Verranno qui con le loro draghe
Ci saranno degli uomini diversi
e il rumore dei motori
Chi ci penserà a tirarli su che non gelino i pioppi ?
Non resterà più niente
Non ci sarà più l’estate
Non ci sarà più l’inverno
Anche per te è finita
Fatti da parte
Tirati indietro, affonda la tua barca !
Si, parlo anche per te !
Non pescheremo più il luccio insieme
Non pescheremo neanche le carpe
E le anatre non passeranno
Non ritorneranno più dentro il mirino del mio fucile
Basta le folaghe, basta il volo delle oche selvatiche !
Amici miei, vedete :
Qui finisce la vita e comincia la sopravvivenza
Perciò, addio Stagno Lombardo !
Ciao, ciao fucile !
Ciao, fiume !
E ciao Puck !

(Monologue de Puck, dans le film de Bernardo Bertolucci Prima della Rivoluzione)




Le fleuve, non, c'est fini, le fleuve !
Le fleuve, il faut l’oublier
Ils nous disent de le saluer
Ils nous ordonnent de le saluer
Ils viendront ici avec leurs engins mécaniques
Il y aura des hommes différents et le fracas des moteurs
Qui prendra soin des peupliers pour qu’ils ne gèlent pas ?
Il ne restera plus rien
Il n’y aura plus d’été
Il n’y aura plus d’hiver
Pour toi aussi, c’est la fin
Laisse couler ta barque
Oui, c’est de toi aussi que je parle !
Nous ne pêcherons plus ensemble ni le brochet ni les carpes
Et les canards ne passeront plus
Ils ne reviendront plus dans le viseur de mon fusil
C’en est fini aussi des foulques et du vol des oies sauvages
Regardez, mes amis :
Ici s'achève la vie et commence la survie.
Alors, adieu, Étang de Lombardie !
Adieu, adieu fusil !
Et adieu, Puck !

(Traduction personnelle) 






Image (en bas) : Antonio Romei (Site Flickr)



mardi 25 septembre 2018

Autunno in Toscana (Automne en Toscane)




Parlate, o mura dell'antica torre
e dite, quale sguardo posò
dalle finestre anguste
sull'oro della valle
così dolce e amica.
Voci di cavalieri antichi
e scalpitare di cavalli sul sentiero,
dove corrono adesso i miei bambini,
e canto di madonna,
che lieta contemplò le azzurre nebbie
e le dorate foglie della vita.
In un mattino quieto come questo
solo il gallo si sente,
solo ogni tanto uno sparo di fucile.
E lentamente il sole inonda la campagna
in questo autunno dolce come allora.
E i secoli son nulla.

Paola Cannas   Respiri e sospiri  Felici Editore, 2013






Parlez, murs de l'antique tour
et dites quel regard se posa
depuis les fenêtres étroites
sur l'or de la vallée
si douce et amicale.
Des voix de chevaliers antiques
et des chevaux qui piaffent sur le sentier,
où courent maintenant mes enfants,
et le chant d'une Dame,
qui joyeuse contempla les brumes bleues
et les feuilles dorées de la vie.
En un matin tranquille comme celui-ci
on n’entend que le chant du coq,
et de temps à autre un coup de fusil.
Et lentement le soleil inonde la campagne
en cet automne doux comme autrefois.
Et les siècles ne sont rien.

(Traduction personnelle)








 
Images : en haut, Antonio Romei  (Site Flickr)

au centre, Francesco  (Site Flickr)

en bas, Rodriguez  (Site Flickr


 

vendredi 31 août 2018

Canzone (Chanson)




Un deuxième (et dernier) extrait de Nel più bel sogno, le roman de Marco Vichi. Ici, le commissaire Bordelli assiste en 1968 au Moulin Rouge, un local situé au fond du célèbre parc des Cascine de Florence, à un concert de Don Backy, un chanteur très en vogue dans les années soixante et même un peu au-delà. Il est accompagné par sa vieille amie Rose, ex-prostituée et l'un des personnages "récurrents" les plus sympathiques de la série des aventures de Bordelli. Il est question dans ce passage de Canzone, le grand tube de Don Backy dont les premières paroles sont reprises dans le titre de l'ouvrage : Nel più bel sogno [Dans le plus beau des rêves]. L'avantage d'Internet est que l'on peut faire également entendre la chanson au milieu du texte, ce qui ajoute certainement à l'émotion et à la nostalgie que suscitent ce passage chez le lecteur :

Après une heure de musique Don Backy annonça le dernier morceau, What'd I Say, un rythm and blues de Ray Charles, et le groupe se déchaîna comme il faut. Le final se déroulait dans une sorte de dialogue complice entre Don Backy et le public :

Eeee... Eeee...
Oooo... Oooo...
Eeee... Eeee...
Ooo...
Ooo...
Tell me what'd I say...
Tell me what'd I say...

Bordelli aurait voulu se lancer dans la mêlée sur la piste de danse, mais le démon de la vieillesse le retenait par les oreilles. A l'inverse, Rose ne laissa pas passer l'occasion, elle alla sous la scène et se mit à bouger ses très expertes hanches devant Don Backy qui lui souriait, ce qui la mettait dans un état second. La chanson semblait ne vouloir jamais finir, pour le plaisir de tout le public, et après un long roulement de batterie arriva l'explosion finale. Don Backy et les membres de son groupe répondirent au délire d'applaudissements avec des saluts, et ils disparurent derrière une porte. Mais le public n'était pas d'accord, et une forêt de sifflets se leva pour exiger un bis.
« Il n'a pas chanté ma préférée » protesta Rose, comme une enfant qui n'a pas reçu pour Noël le jouet qu'elle avait demandé à l'Enfant Jésus.
« Alors je dois l'arrêter » dit Bordelli, en croisant ses poignets.
« Oh oui ! Comme ça, je le ramène à la maison ! »
« Et qu'est-ce que tu en ferais ? »
« Ne me le fais pas dire... »
« Il n'est pas trop jeune pour toi ? »
« Et c'est toi qui dis ça ? » dit Rose, en levant sa coupe pour se faire resservir du champagne. Bordelli ne pouvait pas répliquer, et il fit semblant de ne pas avoir entendu. Mais qu'y pouvait-il si la femme qu'il désirait le plus au monde avait trente ans de moins que lui ?
Les applaudissements ne furent pas vains. Dans la fumée des cigarettes apparut de nouveau Don Backy, tout seul, déchaînant de nouveaux applaudissements nourris. On entendit une base enregistrée de violons mélancoliques, et Rose posa sa main sur son cœur... Les violons se turent en laissant place à un piano...




Nel più bel sogno ci sei solamente tuuu... [Dans le plus beau des rêves, il n'y a que toi...]

Le silence se fit dans toute la salle.

Sei come un'ombra che non tornerà mai piùùù... [Tu es comme une ombre qui ne reviendra jamais plus...]

Dans l'obscurité on voyait briller des dizaines d'yeux, et les jeunes filles les plus effrontées étaient  les plus émues de toutes. Rose la connaissait par cœur, et elle la murmurait du bout des lèvres en essuyant de temps en temps une larme avec ses doigts.
Bordelli suivait la mélodie et les paroles comme s'il avait lui-même écrit cette chanson. Combien de temps lui faudrait-il pour se remettre de cette soirée ? Il ne s'aperçut qu'à cet instant qu'il n'avait pas encore fumé la première cigarette de la journée, et il en profita pour en allumer une... Encore qu'avec  toute cette fumée, c'est comme s'il en avait déjà fumé plusieurs.
Cette chanson pénétrait dans son âme à force d'émotions, en l'obligeant à penser à Eléonore, à désirer la serrer dans ses bras. La foule dans la salle était immobile, tous les regards étaient braqués sur ce garçon maigre à la voix dramatique et au visage de voyou sympathique, capable de t'arracher les tripes avec ses chansonnettes. Il n'était pas facile de comprendre pourquoi ce morceau était si beau, c'était même impossible. C'était comme ça et voilà tout...
Quand la dernière note s'évanouit dans le néant, tout le public se mit debout en frappant des mains, même les plus jeunes, même les jeunes filles effrontées. Don Backy esquissa un salut, envoya des baisers aux femmes et disparut. Les projecteurs braqués sur la scène s'éteignirent et les lumières plus douces de la salle s'allumèrent. Il y eut une tentative de révolte, pour demander encore un bis, mais hélas le concert était terminé, et peu à peu les applaudissements se transformèrent en bavardages, en éclats de rire et en commentaires enthousiastes.

Marco Vichi  Nel più bel sogno  Guanda Editore, 2017  (Traduction personnelle)








mardi 28 août 2018

Florence belle et cruelle




Un extrait de Nel più bel sogno [Dans le plus beau des rêves] le dernier ouvrage de la série consacré au commissaire Bordelli, dont Marco Vichi nous conte régulièrement les aventures dans la Florence des années soixante, et que l'on aime davantage pour son sens de la digression et de la flânerie narrative que pour la rigueur de ses enquêtes. Ici, il réfléchit à la nature ambivalente du caractère florentin, sur les marches de la magnifique basilique de San Miniato al Monte : 

Il monta jusqu'à la basilique de San Miniato, son église préférée, qu'il avait vue juste avant depuis les fenêtres du palais de la Bourse. Il demeura longtemps appuyé au muret devant la façade, observant ces marbres ornés de figures géométriques et en même temps si émouvants. Puis il se retourna pour regarder Florence, la belle et cruelle Florence, capable d'engendrer de grands esprits et une sinistre ignorance. Il aimait la belle ironie florentine, qui riait de tout, y compris d'elle-même et de ses propres souffrances. La féroce ironie frondeuse qui ne courbait jamais la tête devant rien ni personne. Pendant la présence de Napoléon, les Florentins appelaient les Français « i nuvoloni » (« les gros nuages »), en raison de leurs proclamations qui commençaient par Nous voulons... Et quand en 1870 Victor-Emmanuel II, après un séjour de cinq ans à Florence, capitale provisoire du Royaume, s'en alla finalement dans la Rome si convoitée, les Florentins inventèrent une comptine, qu'ils placardèrent sur les murs de la ville : 

Turin pleure quand le monarque s'en va.
Rome exulte quand le monarque arrive.
Mais Florence, ville-berceau de l'art,
se moque de son arrivée comme de son départ.

Toutefois, Florence avait aussi une autre âme, sinistre, lâche, flagorneuse, peureuse, méfiante, capable de sourire à celui qu'elle s'apprête à poignarder dans le dos, et qui n'hésitait pas à démolir en groupe une personne sans défense à coups de répliques vulgaires. C'était peut-être dans cette contradiction que résidait la fascination exercée par cette ville ? La belle ironie et la lâcheté entremêlées ? Quoi qu'il en soit, il n'était pas facile de grandir à Florence, sous les coups d'épée des paroles tranchantes. mais c'était au moins un entraînement à l'auto-défense, ce qui pouvait toujours être utile dans la vie.

Marco Vichi  Nel più bel sogno  Guanda Editore, 2017 (Traduction personnelle)










Images : en haut, Carlos Sanchez  (Site Flickr)

en bas, (1) Jonas Ginter  (Site Flickr)

jeudi 16 août 2018

Chi sono ? (Qui suis-je ?)





Deux poésies d'Aldo Palazzeschi, qui chaque fois que je les lis me rappellent L'Étranger de Baudelaire :


Chi sono ?

Son forse un poeta ?
No, certo.
Non scrive che una parola, ben strana,
la penna dell'anima mia :
"follia".
Son dunque un pittore ?
Neanche.
Non ha che un colore
la tavolozza dell'anima mia :
"malinconia".
Un musico, allora ?
Nemmeno.
Non c'è che una nota
nella tastiera dell'anima mia:
"nostalgia".
Son dunque... che cosa ?
Io metto una lente
davanti al mio cuore
per farlo vedere alla gente.
Chi sono ?
Il saltimbanco dell'anima mia.

Aldo Palazzeschi Tutte le poesie Ed. Mondadori I Meridiani


Qui suis-je ?


Peut-être suis-je un poète ?
Non, certainement pas.
Elle n'écrit qu'un seul mot, bien étrange,
la plume de mon âme :

"folie".

Suis-je donc un peintre ?

Pas davantage.
Elle n'a qu'une seule couleur
la palette de mon âme :
"mélancolie".

Un musicien alors ?
Non plus.

Il n'y a qu'une seule note
sur le clavier de mon âme :
"nostalgie".

Que puis-je donc bien être ?
Je place une loupe
devant mon cœur
pour le montrer aux gens.
Qui suis-je ?

Le saltimbanque de mon âme.


(Traduction personnelle)







Lo sconosciuto

L'hai veduto passare stasera ?
L'ho visto.
Lo vedesti ieri sera ?
Lo vidi, lo vedo ogni sera.
Ti guarda ?
Non guarda da lato
soltanto egli guarda laggiù,
laggiù dove il cielo incomincia
e finisce la terra, laggiù
nella riga di luce
che lascia il tramonto.
E dopo il tramonto egli passa.
Solo ?
Solo.
Vestito ?
Di nero è sempre vestito di nero.
Ma dove si sosta ?
A quale capanna ?
A quale palazzo ?

Aldo Palazzeschi Tutte le poesie Ed. Mondadori I Meridiani


L'Inconnu


L'as-tu vu passer ce soir ?
Je l'ai vu.

L'as-tu vu hier soir ?

Je l'ai vu, je le vois tous les soirs.

Te regarde-t-il ?

Il ne regarde pas autour de lui

Il ne regarde que là-bas,

Là-bas où le ciel
commence
et où finit la terre, là-bas,
dans la ligne de lumière
que laisse le crépuscule.

Et après le crépuscule, il s'en va.

Seul ?

Seul.

Comment est-il habillé ?

De noir, il est toujours habillé de noir.

Mais où s'arrête-t-il ?
Dans quelle masure ?

Dans quel palais ?


(Traduction personnelle)






Toutes les photographies sont de Renaud Camus (Site Flickr)




mercredi 15 août 2018

La Madonna del Parto



"Tu se' colei che l'umana natura

nobilitasti sì, che' l suo fattore
non disdegnò di farsi sua fattura."

Dante Paradiso XXXIII, 4-6




Le gardien, qui a finalement consenti à nous ouvrir, ne quittera pas son siège un seul instant, surpris qu’on puisse encore admirer ce qui fait depuis longtemps son quotidien. Venir voir dans la cité des morts une Vierge de l’enfantement... Mais dans quel lieu serait-ce plus légitime ?

Lourdement aviné, il oscille à présent au bord du sommeil. Sur le mur de la chapelle, la Vierge enceinte forme avec lui un duo surréel, ou plutôt avec son indifférence qui nous paraît scandaleuse : les femmes des environs la supportent-elles, entre ces murs, quand elles viennent y conjurer les périls qui pourraient menacer leur grossesse ? Une conjuration si pressante qu’après-guerre la commune, sollicitée pour une exposition, refusa de prêter la fresque, de peur qu’il n’arrivât malheur en son absence.

Dans son impudeur, dans sa trivialité, cet homme encore jeune s’accorde mieux aux traits de la Vierge que nos regards. Aux abords de l’engendrement, de la genèse en un corps de femme, comment avouer autre chose qu’une opacité semblable au sommeil, une pose pétrifiée, celle qu’adopte un des soldats endormis de La Résurrection, à Borgo San Sepolcro ? Ce serait, soutient-on, un autoportrait. Se peut-il vraiment qu’une telle somnolence, une telle pesanteur à l’égard du monde, rappelle le visage qui fut celui de Piero della Francesca ? Quel ordre avons-nous donc interrompu, auquel ce gardien participe en s’abandonnant avec la désinvolture d’une longue familiarité.







Le manteau bleu de la Vierge s’entrouvre en une fente étroite, verticale, sur la ligne, impossible à situer mais de tous temps franchie, qui sépare le corps du désir du corps de l’enfantement. Deux anges semblables et charnels écartent les tentures de part et d’autre pour qu’à pleins regards nous la voyions, elle, une main sur la hanche, l’autre effleurant l’intime, ou le désignant, vertigineuse et placide.

Bernard Simeone Acqua fondata, éditions Verdier, 1997









lundi 13 août 2018

Le droit à la paresse




Je traduis ici un deuxième extrait de la "petite autobiographie" que publie Adriana Asti en Italie ; il s'agit d'un passage savoureux dans lequel elle évoque sa perception de Rome, une ville à la fois fascinante et agaçante, installée dans une splendide éternité au sein de laquelle l'oisiveté peut devenir un prodigieux art de vivre, à condition de ne pas s'engluer dans le stérile ennui :

Attendre pendant aussi longtemps sans pouvoir rien faire avait été exaspérant, mais aussi complètement naturel, puisque je me trouvais à Rome, un endroit merveilleux avec lequel toutefois je n'ai pas d'affinités, une ville orientale où l'unique activité possible est de laisser passer le temps. Tant que l'on reste pris au piège de sa poussiéreuse splendeur, l'oisiveté ne se présente pas comme un choix, mais comme la seule option possible. C'est aussi pour cela que quand je me trouve ici, je ne sors pratiquement jamais : je me contente de me promener dans la maison sans rien faire. La vie ne se limite pas à l'effort, au calcul et au jugement. On peut aussi choisir le rôle de témoin et se limiter à absorber passivement ce qui arrive autour de soi. Simplement, paresser, musarder.




D'ailleurs, si l'on sait s'organiser, l'oisiveté peut même devenir un travail, à condition qu'elle ne soit pas motivée simplement par l'ennui. C'est quand on aurait mille choses à faire mais que l'on préfère cultiver une précieuse inactivité que l'on atteint les sommets de cet art. Et Rome est l'un des meilleurs endroits au monde pour le pratiquer. Bien sûr, il y a des églises splendides, de magnifiques monuments, et la place d'Espagne. Toutefois, à part la beauté, il n'y a rien à Rome : aucune pulsion de vie. C'est une ville assoupie. Rien n'y est important. On n'y fait pas d'efforts, on contemple. On donne des rendez-vous auxquels sans doute on ne se rendra pas. C'est peut-être la raison pour laquelle on l'a définie éternelle ?




C'est une ville si attrayante que je me demande pourquoi on irait s'enfermer dans un théâtre pour assister à un spectacle. Quel ennui ! Moi, je ne le ferais pas ! Un dimanche après-midi, je jouais avec Luca Ronconi, qui alors était acteur, au théâtre Quirino. Nous interprétions un couple dans l'intimité du foyer : j'étais en chemise de nuit et lui en pyjama. Tout à coup, au beau milieu d'une conversation, quelque chose de doux nous passa sur le visage. C'était le rideau : on l'avait brusquement refermé. La salle était à moitié vide, le public s'en allait et le directeur du théâtre avait jugé opportun d'interrompre de cette façon le spectacle. A l'intention de ceux qui ne l'ont jamais éprouvée, je dirai que ce n'est pas une sensation déplaisante, quoiqu'un peu inquiétante : le rideau est comme une chauve-souris, une terrible caresse de velours qui vous frôle.

Adriana Asti  Un futuro infinito, piccola autobiografia  Mondadori, 2017  (Traduction personnelle)






Images : de haut en bas, (1) Tommauro  (Site Flickr)

(2)  Claudio Frizzoni  (Site Flickr)

(3)  Monica  (Site Flickr)

(4)  Michele De Angelis  (Site Flickr)



dimanche 12 août 2018

Bertolucci, années soixante




Un extrait de la "petite autobiographie" que publie en Italie Adriana Asti (Un futuro infinito (Un futur infini), aux éditions Mondadori) ; elle évoque ici sa relation avec Bernardo Bertolucci et le rôle de Gina dans Prima della Rivoluzione, le deuxième film de Bertolucci (et son chef d'oeuvre, d'une fulgurante beauté) :

En 1963 Bernardo Bertolucci me proposa le rôle de l'héroïne de Prima della Rivoluzione, son deuxième film comme metteur en scène. Naturellement, j'acceptai, mais ce fut pour moi un psychodrame. Bernardo a capturé mon âme dans ce film : mon personnage me ressemblait trop. Et quand une chose te touche de façon aussi directe, cela peut devenir répugnant. Ce n'est qu'après l'avoir vu terminé que j'ai compris combien ce film était beau. 

Bernardo a été aussi mon compagnon pendant cinq ans. Je l'avais rencontré par l'intermédiaire de Pier Paolo [Pasolini]. Je le vis pour la première fois en 1962, quand il tournait La Commare secca, son premier film, sur un scénario de Pasolini. Avant lui, j’avais connu son père, le poète Attilio Bertolucci. Bernardo avait dix ans de moins que moi et c'était vraiment un jeune garçon : je me suis en quelque sorte spécialisée dans les hommes plus jeunes, les seuls avec lesquels j'ai réussi à avoir des relations durables. À cette époque, une telle différence d'âge était scandaleuse, mais par pour notre cercle d'amis qui dès le début nous apportèrent leur soutien. Nous étions les plus jeunes dans le groupe et tous, Pier Paolo, Moravia, Elsa Morante, Natalia Ginzburg, approuvaient chaleureusement notre union. Nous étions entourés d'affection.

Bernardo a toujours été le contraire de moi : dans son enfance, il n'a jamais été un enfant insignifiant et ignoré. Il a grandi dans la compréhension et l’harmonie familiale, ce qui a fait de lui un homme parfaitement libre : il n'a pas de doutes, il suit uniquement son inspiration. Il a commencé très jeune à écrire des poésies. Quand il a publié son recueil In cerca del mistero (En quête du mystère), il me l'a dédié.

Bernardo n'est pas quelqu'un de cynique. Il est direct comme peut l'être un poète. Comme son père Attilio. Il réalise ce qui lui passe par l'esprit, il ne juge pas et ne censure pas. C'est la faiblesse mais aussi la beauté de ses films. Mais la qualité qu'il avait dans sa jeunesse de ne jamais se censurer lui a parfois fait perdre sa perfection et sa grâce. Lui toutefois n'a jamais été guidé par autre chose que par la conviction de son absolue singularité.

Adriana Asti  Un futuro infinito, piccola autobiografia  Mondadori, 2017  (Traduction personnelle)











samedi 11 août 2018

Roma




Di quanti vanno bravando nella notte
Credendo per la forza li si tema,
Occhi aurei o argentati
Di quella pasta luminosa
Misto acrilico misto resina.
Svegliando in accelerazione
Centomila persone ad ogni colpo
Di tallone.

Franco Buffoni  Roma Guanda Ed. 2009


Combien s'en vont bravaches dans la nuit
En croyant que leur force les rend terrifiants,
Yeux dorés ou argentés
De cette texture lumineuse
Moitié acrylique moitié résine.
Et ils réveillent en accélérant
Cent mille personnes à chaque coup
De talon.

(Traduction personnelle)










Vidéo et images : séquence finale de Fellini Roma (1972)

jeudi 9 août 2018

Une Vie violente (Una Vita violenta)




Il y a tout juste un an sortait sur les écrans le film de Thierry de Peretti Une vie violente, désormais disponible en VOD et DVD. A cette occasion, je republie ici cet article de l'été dernier...

Une Vie violente, sorti le 9 août sur les écrans, est le deuxième long-métrage de Thierry de Peretti, après Les Apaches en 2013 ; cette fois-ci, il est encore question de la Corse (plus tout à fait la même toutefois : on est à Bastia et plus dans l’extrême-sud de l’île, comme dans le premier film) et de la violence, mais l’ambition est plus ample, comme le cadre de l’écran qui s’est élargi (Les Apaches était tourné en format 4/3). 
La dimension politique qui était à peine effleurée dans le premier film prend dans celui-ci une place prépondérante : le spectateur se retrouve plongé au cœur des années quatre-vingt dix, qui ont vu les différentes tendances (certains diront les différents clans) du mouvement nationaliste se déchirer et s’entretuer, avec parfois une limite bien difficile à discerner entre la revendication politique et le banditisme pur et simple. On retrouve d’ailleurs cette confusion dans la forme du film où les pistes sont souvent brouillées, le spectateur ayant parfois du mal à saisir les motivations des personnages, surtout s’il relâche un moment son attention, mais ce brouillage reflète surtout la perte de repères et la dérive des jeunes militants (et de leurs chefs) que l’on voit sur l’écran. 
Le titre est bien sûr emprunté à Pasolini, l’une des inspirations majeures du cinéma de Thierry de Peretti, comme l’on pouvait déjà s’en apercevoir à la vision des Apaches, mais cette parenté n’a rien de littéral, c’est plutôt dans l’esprit que l’on peut trouver des passerelles avec l’œuvre du maître italien, en particulier dans la confrontation entre une modernité aveuglante et déstabilisante et la persistance de repères archaïques très forts, issus d’une ruralité encore très présente en Corse.





Une vie violente est construit autour d'un long flash-back central, qui va nous permettre de suivre la trajectoire chaotique d’un jeune étudiant, Stéphane, issu de la bonne bourgeoisie bastiaise (sa mère est notaire, et elle l’a élevé seule), que l’on découvre d’abord à Paris en 2001, avant qu’il ne retourne en Corse pour assister aux funérailles de Christophe, l’un de ses plus proches amis, victime d’un attentat ; on va alors remonter quelques années en arrière, au moment où Stéphane, peu politisé, va accepter de cacher des armes pour aider un ami, ce qui va lui valoir d’être arrêté et de se retrouver en prison, où il va rencontrer un militant plus âgé, François, qui va devenir un mentor politique (il lui fait lire Frantz Fanon, et les théoriciens de la lutte contre le colonialisme, alors qu’il était au départ plutôt porté sur la littérature, on le voit par exemple plongé dans Les Démons de Dostoïevski) et peut-être aussi une sorte de père de substitution. 
Tous ces passages dans la prison peuvent évoquer le film de Jacques Audiard Un prophète, et on pourrait d’ailleurs penser aujourd’hui en les voyant à la question de la "radicalisation" qui est au cœur de la problématique du terrorisme djihadiste, mais les deux situations sont évidemment très différentes, et le rapprochement ne doit pas être poussé trop loin. En sortant de prison, il va donc suivre François dans le mouvement clandestin qu’il a créé avec son ami Marc-Antoine pour s’opposer à ce qu’il considère comme les dérives de ses anciens frères d’armes. Stéphane engage alors ses amis, originellement plutôt versés dans le petit banditisme, à les rejoindre, et très vite, on va assister à l’engrenage d’une violence de plus en plus déchaînée, sur le principe de la loi du talion. 
Le scénario du film est en prise directe avec les événements réels de cette époque : la création d’Armata Corsa par François Santoni et Jean-Michel Rossi, que l’on reconnaît facilement derrière les personnages de François et Marc-Antoine, les nuits bleues, l’impôt révolutionnaire, porte ouverte à la justification du racket et à la dérive vers le banditisme, les règlements de compte entre factions rivales, les collusions entre les nationalistes purs et durs et les représentants de l’État (c'est l’époque des fameux "accords de Matignon", et il y a une scène très drôle où l’on voit la femme du maire de Paris (l'inénarrable Xavière Tiberi dans la réalité) tenir à tout prix à se faire prendre en photo dans un grand restaurant parisien en compagnie du sulfureux chef nationaliste Marc-Antoine, envers qui elle multiplie les manifestations d’affection), l’assassinat de François lors d’une fête de mariage, comme ce fut le cas pour Santoni...




Tout cela est représenté, et pourtant Une Vie violente n’est pas seulement une chronique de cette époque et pas du tout un film "engagé" défendant une thèse ! C’est une œuvre beaucoup plus singulière et beaucoup plus universelle ; elle tire d’abord son originalité d’un filmage nerveux, toujours très près des corps des acteurs (alors que les scènes de violence sont filmées de beaucoup plus loin, évitant ainsi tout effet de complaisance), avec la plupart du temps des plans-séquences qui permettent aux acteurs d’exister formidablement sur l’écran en développant des scènes ou des conversations que l’on croirait improvisées tant elles paraissent vraies et spontanées. On parle en effet beaucoup dans ce film, et cette ivresse du verbe (à laquelle correspond l'ivresse des armes à feu et de la volonté de puissance qu'elles représentent) est une constante de la personnalité de ces militants corses qui ne s’aperçoivent même plus du gouffre qui se creuse entre leurs aspirations identitaires, leurs convictions idéologiques et la réalité de plus en plus sordide de leurs actions.




Stéphane, le héros (ou anti-héros) du film est d’ailleurs emblématique de ce décalage : il semble toujours à côté du réel auquel pourtant il participe ; les valeurs qui le font agir (l’amour de sa terre, le sens de l’amitié et d’une certaine fraternité dans la lutte) sont très ancrées en lui, mais il ne fait rien pour arrêter la spirale mortifère dans laquelle il s’est engagé, avec candeur et détermination tout à la fois. Tous les acteurs du film (pour la plupart des amateurs choisis sur castings) sont magnifiques, mais Jean Michelangeli, qui n’est pas non plus un acteur professionnel, se révèle particulièrement remarquable : il donne à ce personnage complexe une force intérieure et une grâce qui frappent le spectateur (j’ai pensé souvent en le voyant à Christian Patey, le "modèle" bressonien de L’Argent, le dernier film du maître : il y a entre eux une proximité physique, mais surtout le même détachement, la même capacité à être à la fois ailleurs et incroyablement présent dans le plan) ; ce qu'il fait est vraiment très fort !





Le film rejoint aussi l’universel par la façon dont tous les thèmes qu’il aborde sont traités : cette intrigue puisée dans la réalité parfois la plus triviale rejoint en fait la tragédie la plus archaïque, avec ces frères qui s’entretuent (on pense à Goodfellas, par exemple dans la scène du café où il est question d'une dette à rembourser, mais aussi aux affrontements fratricides de La Notte di San Lorenzo des Taviani), ces personnages sur lesquels pèse un fatum qui va les écraser et les détruire. Il y a même une évocation des Parques dans un hallucinant plan fixe de plusieurs minutes vers la fin du film, où la mère de Stéphane va se retrouver dans une tablée de femmes proches des ennemis de son fils, et dont elle espère obtenir la protection ; or, ces dernières, occupées à déchiqueter tranquillement des langoustes, vont multiplier les sarcasmes, les allusions, les moqueries, complètement insensibles à la détresse de celle qui est venue les implorer : elles la renvoient impitoyablement à la loi du sang et du destin, avec la même insensibilité et le même cynisme que mettaient leurs époux ou leurs amants à accomplir leurs règlements de comptes. 
On est loin ici de la Corse des cartes postales, et au cœur d’une vérité humaine qui glace le sang. Pourtant, et le paradoxe est beaucoup moins évident quand on a vu le film, Une Vie violente n’est pas un film sordide ou désespéré ; il y règne une jubilation et une grâce dans le filmage que l’on ne retrouve pas souvent aujourd’hui au cinéma. La vie y triomphe finalement, et la force de l’art, comme dans ce long travelling final où l’on suit Stéphane tandis qu'il arpente les rues de Bastia : on devine sous son tee-shirt la forme du gilet pare-balles qu’il porte, mais il paraît tranquille, presque serein ; il marche seul dans le soleil et plus rien ne semble compter pour lui que cette vérité ultime : là, maintenant, que ce soit pour quelques minutes encore ou pour l’éternité, il est vivant...





Les dernières lignes du roman de Pasolini, Una vita violenta

(Traduction personnelle : "Mais puisqu'il fallait mourir, il avait décidé que ce serait dans son lit : et dans les circonstances actuelles, on lui donna très facilement la permission de retourner à la maison. C'était une belle journée, très douce, vers la fin septembre, le soleil brillait dans un ciel immaculé, et les gens bavardaient ou chantaient dans les rues aux immeubles neufs.
Quand Tommaso se retrouva dans son petit lit, il lui sembla qu'il se sentait mieux. En fin de compte, l'heure de l'extrême-onction n'était pas encore venue ; depuis quelques heures la toux avait cessé, et il avait même réclamé à sa mère un peu de ce vin de Marsala que lui avait apporté Irène. Mais ensuite, avec la tombée de la nuit, il se sentit de plus en plus mal : il se remit à vomir du sang, il toussa, toussa sans pouvoir reprendre son souffle, et adieu Tommaso.")


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Un très bon article de blog sur le film (cliquez pour lire)