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mercredi 31 août 2016

Cézanne, l'éclair de Bâle




Un extrait du dernier volume de la série Notes d’un peintre, de Jean-Paul Marcheschi, dont il a été déjà souvent question dans ce blog. L’ouvrage s’intitule L’ouvert sans fin des peintres, et l’on y trouve de passionnantes analyses sur les œuvres de Cézanne, Rodin (ses aquarelles et dessins), Picasso, Twombly. Comme les volumes précédents, celui-ci se présente sous forme de fragments, un peu à la manière de Barthes ; rien de didactique et de « raisonné », à la manière d’un traité, mais plutôt des opinions, humeurs brèves, intuitions. Tout est pris dans le mouvement d’une pensée qui ne s’interdit pas la digression. « Qu’un sens brille un instant, écrit Marcheschi dans son avant-propos, très vite il s’abolit. Non qu’il soit détruit ou perdu, mais qu’il se transforme et se change en un autre. Il faudrait aussi ajouter que ces livres sur l’art sont des reconnaissances de dette, des ex-voto, des remerciements vis-à-vis de ces maîtres que je découvrais enfant ou adolescent, qui non seulement me firent peindre mais m’accueillirent. La joie qu’ils me procurèrent, je la rends à ma façon dans ces écrits qui sont d’abord un exercice de gratitude. » Je cite ici un extrait du chapitre consacré aux dernières années de Cézanne ; il s’agit du fragment intitulé L’éclair de Bâle

Dans le cas de Cézanne, pour en venir à la question énigmatique de la mémoire, il faut un modèle. Prenons n’importe lequel de ses tableaux — la Sainte-Victoire de Bâle, par exemple ; on fait le voyage de Bâle, on déambule dans les salles du Kunst Museum. On ne sait trop ce que l’on va découvrir. Et voici qu’en arrière de la vue, quelque chose remue qui n’a forme, ni nom. C’est un point blanc — gris-blanc — un cristal qui explose, ourlé de bleu. On est comme aimanté. Plus moyen de s’échapper. On n’est plus aux commandes — ni de son œil, ni de son esprit. Il n’est que de se laisser porter (plus qu’une perception précise, il s’agit d’une onde). Voilà la longue distance de l’œuvre qui s’est mise au travail. À notre insu, on est dirigé lentement vers la tache. Voici qu’apparaît le format (« paysage », de modestes proportions : 60 x 70 centimètres). On ne sait toujours pas ce que l’on voit : une sorte de tapis, de tissu dressé, moucheté, raidi de couleurs ?




Ce trouble, pourtant, Rilke l’a bien décrit : « Même quand on ne regarde aucun de ses tableaux en particulier, rien qu’en restant debout entre deux salles, on sent leur présence se reformer avec une colossale réalité. » Rien de « magique » ici. Expérience éminemment physique, au contraire — concrète, profonde. Mais poursuivons (revenons à Bâle). Le visiteur progresse, il s’avance lentement (change constamment de distance). À un moment donné une vague ressemblance se fait : masse feuillue, rugueuse, droite. Paysage ? Lointains bleutés, ocres, verts émeraude, bleus outremer, gris, trouée blanche ? Montagne claire qui se penche vers la droite ? On s’avance et c’est comme « si les peaux de l’œil tombaient une à une », on se voit voyant. On se sent plus vivant, plus actif, plus présent ; On ressent physiquement le tissu rétinien et chacun des bâtonnets colorés qui le composent.




On a perdu le sujet. Le voici qui revient ! Soudain, sous l’action des touches — tellement présentes — à la fois dissociées et unifiées (par le vide, le blanc écru de la toile) qui s’agrippent à la surface du tableau, dont on commence à voir la trame, les fils verticaux, tressés, la ressemblance s’évanouit (plutôt elle s’épaissit). On se rapproche encore : l’œuvre est à trois mètres de nous. Cette fois le thème est complètement détruit (détruire le thème — la loi — et la saisir justement — c’est Cézanne ! C’est l’Exode de la peinture, Moïse au Sinaï (autre histoire de montagne)). Il ne se reconstruira plus. On ne peut plus s’arrêter. On est encore plus près (à moins d’un mètre du tableau). Au-delà du miroir. Mais quel miroir ? Ici pas de miroir, ni d’image ! L’au-delà c’est l’ici — l’absolument là. La lumière de la ville — lumière froide et blanche, parce qu’on est au printemps, reflétée par le vaste fleuve — entre dans les fentes laissées blanches par le peintre. C’est Bâle qui pénètre dans le tableau. Lui, se tient fermement dans son propre temps. Lequel ? Il fonce vers son amont, vers Pompéi, Naples, la Campanie. Pourtant, c’est la Provence, sa lumière de 1906, exactement saisie ! Mais pas tout à fait non plus ! On recule quelque peu et tout recommence. Mais à rebours. Cavare sans fin.

Jean-Paul Marcheschi  Cézanne Rodin Picasso Twombly... L'ouvert sans fin des peintres  Art 3 éditions, 2016






On peut commander le livre sur le site de la galerie Plessis




Images : Cézanne, La Sainte-Victoire vue des Lauves, 1904-1906 Kunst Museum, Bâle

mardi 23 août 2016

L'universo elegante (L'univers élégant)




L'univers élégant : le titre du deuxième CD du jeune auteur compositeur et interprète Gianluca De Rubertis, originaire des Pouilles, lui va comme un gant : des arrangements subtils, une voix de crooner à la tonalité très grave, profonde, du côté de Leonard Cohen, de Nick Cave ou de Paolo Conte, mais un univers vraiment personnel et effectivement élégant... Il y a beaucoup de mélancolie dans ses chansons, une grande lucidité sceptique, une ironie qui tient à distance la douleur, celle des blessures de l'enfance qui brûlent encore quand on y repense (Brucia comme brucia) ou celle des tourments amoureux (Sotto la tua gonna). 

De Rubertis sait que la vie est un rêve qui peut virer au cauchemar, et qu'il y a des secrets protégés par des formules cabalistiques qu'il vaut mieux ne pas révéler, comme dans Labbracadabra, qui cache son mystère derrière des allitérations ironiques. L'inspiration est multiple : de la désenchantée Chiedi alla polvere, allusion au roman de John Fante, au franciscain Cantico di una creatura, jusqu'au nocturne rêveur de l'instrumental Chiaro di luna siderale. Il n'y a qu'une seule adaptation, celle d'une chanson enjouée d'Adamo de 1966 Tenez-vous bien, devenue ici Magnifica notte, un hymne mélancolique à la splendeur de la nuit, quand elle nous fait croire que tout est encore possible et que rien ne pourra jamais nous empêcher de réaliser nos rêves et de vivre notre vie... 

L'extrait que je propose ici est un duo avec Amanda Lear, Mai più, dans lequel leurs deux belles voix graves et rauques s'accordent merveilleusement pour évoquer de façon légère et distanciée (l'élégance, toujours !) la cruauté et le déchirement du never more, le mai più, le jamais plus. Je recommande vraiment ce très beau disque, disponible sur les sites de vente en ligne, par exemple ici.





Jamais plus (paroles et musique : Gianluca De Rubertis, 2016, Traduction personnelle)

Si l'on en juge par la conclusion
C'est une affaire qui ne peut pas finir
Jamais plus, jamais plus
Tu cherches parmi les hommes des mots subtils
Tu cherches dans les champs des langues inconnues
Jamais plus, jamais plus
Jamais plus le miracle de nos bouches réunies
Jamais plus les courbes de ton regard sur moi
Maintenant il ne reste plus beaucoup de mots
Seulement quelques-uns et je ne veux pas les dire
Jamais plus, jamais plus
Est-ce que tu crois en la résurrection ?
Ce n'est pas un plat que l'on puisse commander
Jamais plus, jamais plus
Jamais plus le miracle de nos bouches réunies
Jamais plus les courbes de ton regard sur moi
Jamais plus de figures planes avec un solide
Jamais plus, jamais plus
Je sens ta joue contre la mienne et tu n'es pas là
Crois-tu que si c'était une maladie
Nous ne trouverions pas le moyen de guérir ? 
Jamais plus, jamais plus
J'ai mille collections de phalènes
Mais pas une seule maison que je puisse t'ouvrir
Jamais plus, jamais plus
Jamais plus le miracle de nos bouches réunies
Jamais plus les courbes de ton regard sur moi
Jamais plus de figures planes avec un solide
Jamais plus, jamais plus
Je sens ta joue contre la mienne et tu n'es pas là




jeudi 18 août 2016

Nuddu (Personne)




La chanson du générique de fin du film de Mauro Bolognini Un bellissimo novembre (1969) :

Nuddu (Franco Pisano - Ennio Morricone), chantée par Fausto Cigliano

L'autri nun hanu a viriri quannu ti vardu iu, 
l'autri nun hanu a sentiri comu batti u cori. 
Si fussi sempri niuru nuddu si n'addunassi, 
ma di stu ciatu tou iu sulu m'impazzisciu. 

Sulu, sulu nuiautri, tra e manu, ciatu a ciatu, 
e tu cu mia e nuddu ci hav'a stari... 
L'autri nun hanu a viriri quannu ti vardu iu, 
l'autri nun hanu a sentiri comu batti u cori...





Les autres ne doivent pas voir quand je te regarde,
les autres ne doivent pas entendre comment battent nos cœurs.
Quand je suis près de toi, que personne ne s'approche,
je veux être le seul à m'enivrer de ton souffle.

Tous les deux seuls, main dans la main, souffles mêlés,
toi seul près de moi et personne d'autre...
Les autres ne doivent pas voir quand je te regarde,
les autres ne doivent pas entendre comment battent nos cœurs...






samedi 6 août 2016

Mer (Mare)




Mer
mon cœur pèse des tonnes
et mon corps s’abandonne
si léger à la mer 
la mer pleure ses vagues 
qui ont un goût de larmes 
et s'en vont, éphémères, 
se perdre en la terre 
se fondre à la terre




Mer 
magique, originelle 
dans son rythme essentiel 
le ventre de la mer 
vous garde pour vous jeter 
dans un monde desséché 
qui n'est fait que de terre 
où je n'ai jamais 
su ce qu'il faut faire 

et la vague danse et joue 
puis se brise 
et la mer tout à coup 
devient grise 
mon amour est si lourd à porter 
je voudrais doucement me coucher 

Dans la mer 
magique, originelle 
dans son rythme essentiel 
je voudrais que la mer 
me reprenne pour renaître 
ailleurs que dans ma tête 
ailleurs que sur la terre 
où sans mon amour 
je ne peux rien faire

(Françoise Hardy / Tuca, 1971)






Images : en haut, Romain B. (Site Flickr)

en bas, Aurélien  (Site Flickr)