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samedi 30 mai 2015

L'instant et la source




Je cite ici un deuxième extrait de l'ouvrage de Yannick Haenel Je cherche l'Italie (Le titre est une citation de l'Énéide (I, 380), au moment où Énée, après avoir abandonné Troie en flammes, fait naufrage : il débarque sur une île et ses premiers mots sont pour demander son chemin. Il dit "Italiam quaero" ["Je cherche l'Italie"]). Dans un chapitre intitulé Approche de la fissure (Une sainteté), Haenel évoque le lieu franciscain de La Verna, situé à l'est de la Toscane, sur une colline boisée au pied des Apennins. Il s'y livre aussi à une belle méditation sur l'idéal de pauvreté et la liberté franciscaine : 

Au sommet, à un peu plus de mille mètres d’altitude, s’ouvre le sanctuaire : c’est «la montagne des Stigmates», comme l’annonce une pancarte. Je garai la voiture sur un petit parking, à l’entrée duquel se dresse une statue de François qui demande à un enfant de laisser s’envoler les tourterelles qu’il allait vendre. 
J’empruntai le chemin creusé dans la pierre, qui mène vers la solitude de l’ermitage. Ce chemin, ces grands hêtres, ces falaises, Ghirlandaio les a peints pour la chapelle Sassetti à Florence. Tout en haut, encastrés au fil des siècles autour des lieux où saint François séjourna, il y a une basilique, un campanile, un couvent, une série de cloîtres, une petite église et de multiples chapelles qui forment un ensemble voué à la méditation. (...)





François s’est retiré ici, à la Verna, en 1224, deux ans avant sa mort. Il est affaibli par la maladie, fatigué par les dissensions qui affectent son ordre, qu’il n’aura cessé jusqu’au bout de réorganiser et dont il récrira maintes fois la règle, afin de l’adapter aux rigueurs de l’idéal de pauvreté qui l’habite et aux exigences de la curie romaine, qui voit la réalisation intégrale de L’Évangile comme un scandale — un défi à son pouvoir temporel. 
Dans la vie de François, le séjour à la Verna relève d’une décision de solitude. Car seul, il l’a rarement été : la solitude ne s’accorde pas avec le règlement de la communauté. (...) Comment se tenir dans la vérité d’une telle présence ? J’essaie de comprendre. L’espace, le volume, le mouvement se concentrent en un point qui tourne sur lui-même. Une telle pensivité s’ouvre à un amour infini, c’est une image de l’indemne. Voilà : l’indemne est une étendue de pensée bleue et blanche — le contraire de l’enfer. Et précisément, l’enfer se définit comme le lieu où l’amour n’existe pas. En enfer, on n’aime pas ; ainsi l’indemne est-il un visage de l’amour. 
Je suis descendu par un escalier vers le Sasso Spico, ce gouffre humide qui s’ouvre dans le bloc des rochers. Je me glisse à travers un passage étroit qui fend la montagne en deux, je pénètre à l’intérieur de la grotte. Ici, l’abîme est aussi un refuge : l’équilibre des roches appuyées les unes sur les autres forme une percée de vide. Une telle percée relève-t-elle du «lieu» — c’est-à-dire de cet abîme qui accueille la divinité ? (...)




Saint François s’émerveillait de ces grottes et anfractuosités : à ses yeux, elles rendaient présentes les plaies et les blessures du Christ au creux desquelles il se réfugiait pour y vivre la Passion
Je suis sorti de la grotte et m’assieds sur un banc, entre les roches. Le calme donne forme à la pensée — ou est-ce la pensée qui accueille le calme ? Quelque chose se retire sans se cacher, en pleine lumière : l’instant s’offre comme source. 
Ce paysage de trous, de fissures, cet espace de la béance ne parlent que du vide : ils en offrent une approche vivante. La Verna se déploie ainsi comme un espace idéal pour une pensée de la pauvreté. Car se tenir vide de toute chose, c’est cela la pauvreté, celle que saint François appelait sa «Dame». 
Il y a un sermon de Maître Eckhart consacré à la «pauvreté en esprit» ; il y médite la parole de Jésus recueillie par Matthieu : «Heureux les pauvres en esprit, car le royaume du ciel est avec eux.» C’est par cette pauvreté qui est un abîme — à travers le néant où l’on n’est plus, à travers une disponibilité que le néant ouvre en nous — qu’on se dégage des conditions faciles, que s’anéantit en nous toute condition, même la condition humaine ; et qu’en se tenant dans ce «libre rien», on s’accorde à une expérience où le feu qui nous perce nous offre enfin d’être, c’est-à-dire de recevoir la béatitude. 
Dans la règle de 1221, François écrit : «Nous ne devons pas accorder plus d’utilité à l’argent et aux pièces de monnaie qu’aux cailloux.» Il est amusant de voir que Jacques Le Goff, après avoir cité cette phrase dans son Saint François d’Assise, qualifie le franciscanisme de «réactionnaire» et s’écrie : «N’est-ce pas une dangereuse sottise ?» Beau symptôme : on voit que la surdité au message évangélique mène à l’égarement. Car la pauvreté volontaire des franciscains ne relève pas de la sottise, mais au contraire d’une espérance, c’est-à-dire d’une alternative spirituelle et politique ; elle déjoue — conjure — le danger qui, dès le treizième siècle, commence d’arraisonner le monde occidental dans la logique unique du calcul. 
Est-il possible d’exister en dehors de la comptabilité ? Au fond, il n’y a pas d’autre question politique. La réponse franciscaine plaide pour une gloire du minoritaire : sortir du discours capitaliste, c’est tendre vers le saint.
Saint François d’Assise aimait se comparer à une «petite poule noire» : celle que le poulailler sacrifie. Celle qui est à l’écart, ne fait pas nombre, accuse le clivage. L’économie monétaire qui se met en place à l’époque de François est fondée sur un sacrifice : dès l’origine, les pauvres en incarnent le reste — les «balayures du monde, le rebut de tous les hommes», comme disent les Écritures. Ce reste du sacrifice, François en accentue la gloire.




La solitude franciscaine se propose comme expérience qui fonde la vie en dehors de l’appropriation. En tant que telle, cette expérience s’oppose au destin historique de l’économie occidentale. (...) 
Le «lieu» franciscain, dont la Verna est l’un des noms, s’offre ainsi comme une expérience qui tranche avec l’accomplissement global du monde. Il met en jeu, en dehors des logiques qui structurent la société, une autre manière d’être vivant : une autre liberté. Le nom même de saint François ne signifie-t-il pas : le Libre ? 

Yannick Haenel   Je cherche l'Italie  L'Infini / Gallimard, 2015






Images : (1)  Helena  (Site Flickr)

(2) Antonella di Vincenzo  (Site Flickr)

(3) Michel Corrent  (Site Flickr)

 (4) Ivan Iraci  (Site Flickr)

(5) Ottavia Romoli  (Site Flickr)


mercredi 27 mai 2015

Una botta di malincunia (Un coup de cafard)




La dernière enquête du commissaire Montalbano, La giostra degli scambi [Le manège des confusions] commence par une lutte à mort avec une mouche, et une première confusion qui va en entraîner bien d’autres, tout au long de l’histoire. À chaque nouvel épisode, c’est un vrai plaisir de retrouver le petit monde du commissaire et surtout la langue merveilleuse d'Andrea Camilleri, ce savoureux mélange d’italien et de sicilien si particulier à cet auteur. L’intrigue est ici encore parfaitement maîtrisée, avec ce qu’il faut de rebondissements et d’équivoques pour égarer le lecteur et le tenir en haleine jusqu’à la révélation finale ; mais ce que j’aime particulièrement dans les dernières enquêtes du commissaire de Vigàta, ce sont les moments plus introspectifs où Montalbano s’interroge sur le temps qui passe et la vieillesse qui approche. Je cite ici l’une de ces pauses mélancoliques (presque léopardienne avec cette lune immense dans une nuit de septembre douce et maternelle), où l’on perçoit aussi la voix de l’auteur (quatre-vingt-dix ans en septembre prochain), si paternellement lié à son personnage : 

« Tornò bastevolmenti ‘n anticipo a Marinella. Era ancora troppo presto per mangiare, tanto che non annò a rapriri né il forno né il frigorifiro per vidiri quello che gli aviva priparato Adelina propio per non cadiri ‘n tintazioni. 
S’assittò nella verandina, s’addrumò ‘na sicaretta. 
La notti settembrina era carizzevoli e materna. C’era ‘na luna accussì tunna e vascia che pariva un palloncino da picciliddri sospiso a mezz’aria. 
La linia dell’orizzonti era signata dalla luci trimolanti delle lampare. 
Vinni pigliato da ‘na liggera botta di malincunia al pinsero che, ‘n autri tempi, di sicuro si sarebbi fatto ‘na gran natata. Ora non era cchiù cosa.
E macari Livia... L’ultima vota che l’aviva viduta, aviva arricivuto ‘na pugnalata al cori. Le rughe sutta all’occhi, i fili bianchi nei capilli... Quant’erano veri i versi di quel poeta che amava : 
Come pesa la neve su questi rami. 
Come pesano gli anni sulle spalle che ami. 
[...] 
Gli anni della giovinezza sono anni lontani. 
Si scotì. Si stava lassanno annare al compatimento di se stisso, che è propio il vero signo delle vicchiaglie. O non era chiuttosto la solitudini che accomenzava a pisarigli chiossà della nivi supra i rami ? 
Meglio addedicarisi all’indagini che aviva tra le mano. » 

Andrea Camilleri  La giostra degli scambi  Sellerio editore Palermo, 2015
 




« Il rentra à Marinella avec un peu d’avance. Il était encore trop tôt pour dîner, et, pour ne pas céder à la tentation, il préféra éviter d’ouvrir le four ou le réfrigérateur pour voir ce que lui avait préparé Adelina. 
Il s’assit dans la véranda et alluma une cigarette. 
La nuit de septembre était douce et maternelle. Il y avait une lune si ronde et si grande qu’on aurait dit un ballon suspendu dans l’air. 
La ligne de l’horizon était marquée par les lumières tremblotantes des lamparos.
Il fut pris d’un léger accès de mélancolie à la pensée qu’en d’autres temps, il aurait certainement été nager. Maintenant, il valait mieux éviter. 
Et même Livia... La dernière fois qu’il l’avait vue, il avait reçu un coup de poignard dans le cœur. Les rides sous les yeux, les fils blancs dans les cheveux... Comme ils étaient vrais, les vers de ce poète qu’il aimait : 
Comme la neige pèse sur ces branches. 
Comme les années pèsent sur les épaules aimées. 
[...] 
Les années de la jeunesse sont désormais lointaines.  (1)
Il se secoua. Il était en train de se laisser aller à l’autocompassion, qui est justement la caractéristique principale de la vieillesse. Ou n’était-ce pas plutôt la solitude qui commençait à lui peser plus que la neige sur les branches ? 
Il valait mieux revenir à l’enquête qu’il était en train de mener. »

(Traduction personnelle)

(1) Camilleri cite ici une poésie d'Attilio Bertolucci, La neve [La neige], extraite du recueil Lettera da casa.






Images : au centre, Luca Zingaretti dans le rôle du commissaire Montalbano

en bas, Josema Dieguez  (Site Flickr)

lundi 25 mai 2015

« Il y a de la lumière »




Le 25 mars, jour de l’Annonciation, Neville Rowley, Caroline Duchatelet — une artiste plasticienne qui désirait filmer l’événement — et moi, nous sommes allés au couvent de San Marco assister à l’arrivée de la lumière, à l’aube, bien avant que n’arrivent les visiteurs. (...) 




Il fait encore nuit, il n’y a personne dans les rues, nous arrivons au couvent San Marco. Nous frappons à la porte, on nous mène à travers le cloître jusqu’à l’Annonciation ; nous nous installons face à elle, sur les marches de l’escalier qui mène au corridor
On éteint les spots. Il fait noir dans l’escalier, la fresque semble lointaine, pâle, voilée. On discerne l’Ange et la Vierge, la forme du portique, l’immense douceur de l’espace. On ne voit pas bien, et pourtant, même dans le noir, il y a de la lumière. Elle semble abritée à l’intérieur de l’ombre. On dirait qu’elle respire. Le mur vibre. (...)




L’Annonciation s’adresse à chacun de ceux qui la regardent, comme elle s’adressait aux moines qui passaient devant elle pour rejoindre leur cellule. En témoigne l’inscription en bas de la fresque : « N’oublie pas de dire l’Ave Maria quand tu passes devant cette fresque. » 
Le silence qui habite la fresque se diffuse à nos corps qui se tiennent maintenant dans le calme qu’elle leur prodigue. La partie gauche de la fresque, c’est-à-dire le jardin, sort lentement des ténèbres. La fresque vient ; elle semble se lever doucement depuis la lumière, comme si elle exerçait une poussée dans l’air. 
Chaque regard contient une attente, chaque regard mesure son attente. Le corps se dispose en fonction de ce qui l’anime. Je suis maintenant complètement couché dans l’escalier, embusqué, le regard tendu vers l’Ange et la Vierge, comme à la chasse. 




Le jardin s’annonce. C’est la lumière qui a fait le ciel, la terre, la mer, les arbres. La lumière de la Genèse qui rejoue le temps de la naissance. Elle vient du jardin, c’est-à-dire du premier temps, celui d’Éden, et s’ouvre à ce nouveau lieu qu’est la parole évangélique. La parole qui traverse un corps fait de celui-ci le lieu d’une naissance. Un tel prodige est valable pour la vie de l’esprit, mais aussi pour l’art. 




Voici que les ailes de l’Ange sortent de l’ombre. Leurs couleurs sont celles du jardin : des verts, des rouges, des jaunes. Elles portent la lumière de ce qui vient d’avant — depuis la gauche, depuis le petit jardin clôturé d’Ève ; puis s’ouvrent en dégradé vers ce qui advient de la rencontre avec la Vierge, nouvelle Ève, dont le jardin est maintenant intérieur. 
Ce n’est pas encore un rayon qui passe, mais une ouverture de l’intérieur. Les couleurs se lèvent. Toute la fresque est appelée par le corps de la Vierge, par son étrange courbure d’accueil. La lumière se dirige lentement vers elle. Espace ovale où se tient la Vierge, dont le corps lui-même compose une figure ovale. Elle est l’espace qui reçoit la nouvelle que lui apportent l’Ange et la lumière : celle de la fenêtre, celle de la parole de Dieu. (...) 




Voici que l’intensité du rayon s’ajuste, on perçoit de nouveau l’Ange. La lumière, plus douce, monte vers le visage de la Vierge. 
Présence pure de la courbe éclairée par l’auréole. La lumière la touche, elle est lovée dans le consentement qui la gratifie. Une féminité infinie s’ouvre à l’événement qu’elle accueille. Une immense douceur inonde l’équilibre de la scène. La sensualité est une modalité du repos : lignes, rondeurs — on est dans le monde de la parole qui ouvre sans bruit. 
Oui, la Vierge est penchée doucement sur son expérience intérieure. Recueillie, elle coïncide avec la lumière. Elle sait ce qui a lieu en elle et qu’on ne peut pas voir : la naissance d’un dieu. À travers son visage et ses couleurs rose et sable, la lumière s’offre, claire et pensive : elle est l’incarnation de la grâce. 
Le rayon atteint l’extrémité droite de la scène, la lumière rejoint la Vierge, son visage, ses mains, son auréole, son tabouret. La parole de l’Ange se transporte en silence jusqu’à cette ombre discrète qu’on remarque sous le tabouret, derrière la Vierge. N’est-il pas écrit qu’elle sera « couverte » par une « ombre » ? 
Ce grand silence qui passe entre l’Ange et la Vierge est une voix sans limites, comme celle qui brûle à travers un buisson. L’espace est maintenant entièrement éclairé. L’Annonciation a eu lieu.

Yannick Haenel  Je cherche l'Italie  L'Infini / Gallimard, 2015








Images : (2) Steven Zucker  (Site Flickr)

(3) et (4) Neville Rowley

(1), (5) et (6) Fra Angelico  L'Annonciation (fresque, couvent de San Marco, Florence) 




dimanche 24 mai 2015

Già la pioggia è con noi (Déjà la pluie est avec nous)




Già la pioggia è con noi, 
scuote l'aria silenziosa. 
Le rondini sfiorano le acque spente 
presso i laghetti lombardi, 
volano come gabbiani sui piccoli pesci ; 
il fieno odora oltre i recinti degli orti. 

Ancora un anno è bruciato, 
senza un lamento, senza un grido 
levato a vincere d'improvviso un giorno.

Salvatore Quasimodo  Nuove poesie (1936 - 1942)






Déjà la pluie est avec nous,
elle secoue l'air silencieux.
Les hirondelles effleurent les eaux éteintes
sur les petits lacs lombards,
piquant d'un vol de mouettes sur les poissons minuscules ;
le foin sent bon derrière les enclos des jardins.

Encore un an de brûlé,
sans une plainte, sans un cri
soudain levé pour vaincre le jour. 

(Traduction personnelle)






Images : grazie a memo52foto  (Site Flickr)

samedi 16 mai 2015

La potenza del riso (La puissance du rire)




Le réalisateur Mario Monicelli, l'un des grands maîtres de la fameuse "comédie à l'italienne", aurait eu aujourd'hui cent ans. À cette occasion, je cite ici quelques extraits d'une conversation qu'il a eue en 2008 avec le critique Goffredo Fofi, autour du thème de la mort et du comique. On se souvient que Monicelli est mort le 29 novembre 2010, à l'âge de quatre-vingt-quinze ans, en se jetant de la fenêtre de sa chambre au cinquième étage de l'hôpital San Giovanni de Rome, où il se trouvait pour un cancer en phase terminale :

« La morte è fonte sublime di comicità. Innesca dinamiche familiari e personali che possono prendere qualsiasi direzione. Sfuggendo alle logiche della normalità. Rovesciando rapporti ed equilibri. Suscitando clamorose rivelazioni. Aprendo il capo a soluzioni di umor nero dalle sfumature grottesche o persino blasfeme. La presenza stessa della morte, con l’obbligo sociale del cordoglio, genera le soluzioni più impensate. E il riso assume talvolta forme isteriche, liberatorie, difensive. Accompagnato a rivalse, improvvise confessioni, liti furibonde. La morte è comica. Non ha quasi nulla di eroico. E quando lo sembra, spesso rivela un equivoco come in fondo era la fucilazione di Sordi e Gassman nella Grande guerra.

Anzi, il più delle volte la morte ti coglie sempre nel momento meno opportuno. Dalla veglia funebre al funerale, con tutto quello che può accadere durante l’interramento, la morte fornisce materia comica straordinaria. (...)

C’è una frase che ho trovato e copiato dai Pensieri di Leopardi, per l’esattezza è il numero 78, una frase che condivido e che ho cercato, qualche volta forse riuscendovi, di mettere in pratica nei miei film che considero riusciti: "Grande tra gli uomini e di grande terrore è la potenza del riso : contro il quale nessuno nella sua coscienza trova sé munito da ogni parte. Chi ha coraggio di ridere, è padrone del mondo, poco altrimenti di chi è preparato a morire". »




« La mort est une merveilleuse source de comique. Elle entraîne des réactions familiales ou personnelles qui peuvent prendre toutes les directions possibles, échappant à toutes les logiques de la normalité et bouleversant les rapports et les équilibres. Elle ouvre la voie à toutes les potentialités d'humour noir, aux nuances grotesques ou même blasphématoires. La présence même de la mort, avec l'obligation sociale du deuil, génère les situations les plus inattendues, et le rire prend des formes parfois hystériques, libératrices, défensives. Il peut s'accompagner de revanches, de confessions inattendues, de furieuses disputes. La mort est comique ; elle n'a presque rien d'héroïque, et quand elle en a l'apparence, c'est souvent à cause d'un malentendu, comme dans le cas de l'exécution de Sordi et Gassman, dans La Grande Guerre.





On peut même dire que la plupart du temps, la mort nous saisit au moment le moins opportun. De la veillée funèbre jusqu'aux funérailles, avec tout ce qui peut se passer pendant l'enterrement, la mort peut fournir une matière comique extraordinaire. (...)



L’Éloge funèbre, extrait du film Les Nouveaux Monstres, sketch réalisé par Ettore Scola


Il y a une phrase que j'ai trouvée et recopiée dans les Pensées de Leopardi, il s'agit plus exactement de la pensée n. 78 ; c'est une pensée que je partage et que j'ai cherché, parfois même avec succès, à mettre en pratique dans mes films que je considère comme réussis : "Grande et terrible est chez les hommes la puissance du rire : contre elle, nul dans sa conscience ne peut se prémunir. L'homme qui a le courage de rire est le maître du monde, presque autant que celui qui est préparé à mourir." »

(Traduction personnelle)






jeudi 14 mai 2015

Maestro





Dans son ouvrage Persone speciali, Masolino d'Amico, le fils du musicologue Fedele d'Amico et de la scénariste Suso Cecchi d'Amico, fait le portrait de plusieurs grandes personnalités italiennes du monde de l'art, du spectacle ou de la politique qu'il connaît depuis son enfance puisqu'elles fréquentaient toutes, pour des raisons amicales ou professionnelles, la maison de ses parents. Je cite ici, dans une traduction personnelle, quelques extraits du texte qu'il consacre à Luchino Visconti, un grand ami de sa mère qui fut la scénariste de presque tous les films du Maestro :

La caractéristique la plus impressionnante de Luchino Visconti dans la vie comme dans le travail, c’était l’autorité. Par autorité — on dirait aujourd’hui "leadership" — j’entends la capacité de se faire obéir, c'est-à-dire d’obtenir que des personnes exécutent des ordres sans perdre de temps pour les convaincre. C’est un don naturel et mystérieux qui se manifeste de plusieurs façons. Les chefs d’orchestre ne peuvent pas exceller s’ils en sont dépourvus, mais il n’y en a pas deux qui l’expriment de la même manière — Bernstein, qui sautillait plein d’enthousiasme comme un derviche et terminait en sueur, avait sur son orchestre le même ascendant que le glacial Pierre Monteux, qui lorsqu’on le voyait de dos semblait ne même pas bouger un doigt. 




Visconti, qui élevait rarement la voix, était venu au monde avec son autorité, mais il est difficile de prétendre qu’il l’avait héritée de ses lointains ancêtres, les moyenâgeux seigneurs de Milan, dont les titres, après l’extinction de la branche principale, étaient passés, par une faveur de Napoléon Bonaparte, à des héritiers collatéraux assez éloignés. Le fait est qu’il émanait l’autorité, sans que l’on sache d’où elle lui venait. 

Initialement, il l’exerça sur les chevaux, recourant même à l’hypnose pour transformer un canasson presque boiteux en vainqueur du Grand Prix de la Ville de Milan. Il passa ensuite aux acteurs, qu’il comparaît d’ailleurs volontiers à des quadrupèdes, en affirmant qu’il fallait savoir les prendre, et déduire de leur caractère s’ils avaient besoin de la cravache, des caresses ou du petit sucre. Le but ultime de cette manipulation du prochain n’était pas, fort heureusement, la politique, mais plutôt le théâtre, le cinéma, l’opéra, autrement dit le ludus, le jeu ; du reste, le jeu nécessite le plus grand engagement et le sérieux le plus total. Sur le jeu théâtral, Visconti ne plaisantait jamais, il exigeait au contraire la perfection en tout et de la part de tous. 

Si le génie réside dans le soin infini apporté au moindre détail, Visconti le possédait. Dans chaque circonstance, il savait exactement ce qu’il voulait, jusqu’à la tonalité d’un sifflement de train dans le lointain, et il était impossible de le contenter avec un ersatz approximatif. On l’a présenté comme un grand amateur, mais en réalité il maîtrisait parfaitement chacun des domaines de son activité. Pour les costumes et les décors, il choisissait toujours de façon infaillible les tissus les plus chers. Ses producteurs essayaient parfois de modifier les prix sur les étiquettes des échantillons, mais il ne se laissait jamais prendre à ce subterfuge. Ses collaborateurs étaient également d’un très haut niveau, de la couturière jusqu’au chef opérateur ; avec lui, chacun parvenait même à se surpasser. Son autorité accroissait le potentiel des personnes. Si Visconti te demandait de faire quelque chose d’inhabituel ou de déroutant, tu lui obéissais sans discuter, puisqu’il en savait évidemment plus que toi. (...)




Très exigeant avec tout le monde, Visconti le fut aussi avec lui-même quand il fut victime d’une attaque cérébrale qui le laissa avec un bras et une jambe à demi paralysés. Il refusa en quelque sorte d’admettre sa situation : il ne l’avait pas ordonné lui-même, donc cela n’était pas vraiment arrivé. Il se soigna secrètement avec ténacité, il obéit aux médecins, il se soumit à des séances exténuantes de rééducation, mais devant les autres il continua à travailler comme si de rien n’était. Comme son métier nécessitait la mise en marche et la maîtrise d’une très importante organisation, il eut du mal à convaincre des producteurs de la lui confier, mais, comme à son habitude, il finit toujours par y parvenir. 

Pour démontrer qu’il n’avait rien perdu de sa maîtrise, il accepta une offre du théâtre Stabile de Rome, qui cherchait à sauver une saison désastreuse en mettant à l’affiche un nom prestigieux : la mise en scène de Vecchi tempi [C’était hier], une pièce de Pinter qui ne lui convenait pas vraiment. Il accepta également que le producteur de son film Gruppo di famiglia in un interno [Violence et passion] soit un homme de droite en quête de respectabilité culturelle comme Edilio Rusconi (à ceux qui le lui reprochaient, il répondit justement que les capitaux ne sont pas à gauche) ; et en somme, il se remit au travail, à sa manière. Il refusa de se comporter en invalide, ne serait-ce qu’une seule seconde. À grands frais, on fit venir pour lui de Suisse un tout dernier modèle de chaise roulante automatique, mais il ne s’y assit qu’une seule fois : il devait impérativement se tenir sur ses jambes. (...) 




J’ai pleuré en apprenant sa mort — je l’aimais beaucoup, et puis j’étais encore jeune et j’ignorais qu’il y a des personnes qui ne meurent jamais. Sur ce point, Luchino en savait évidemment plus que moi. Une fois, un employé maladroit de l’Opéra de Rome, qui ne l’avait pas reconnu, tenta de l’empêcher d’accéder à l’entrée des artistes. Le Comte le traita très durement, et l’autre s’entêta. Quand le malentendu fut levé, l’employé, qui voulait avoir le dernier mot, lui dit : « Restez calme, restez calme ! Et souvenez-vous que nous allons tous mourir. » « Vous, peut-être, lui répondit Visconti, mais moi certainement pas ! »

Masolino d'Amico  Persone speciali  Sellerio editore Palermo, 2012  (Traduction personnelle)






Images : (1), Visconti en 1935 (il a vingt-neuf ans).

(2) Visconti à la Scala de Milan, en compagnie de Maria Callas et Leonard Bernstein (pendant les répétitions de La Vestale, de Spontini, en 1955).

(3) Visconti et Alain Delon, pendant le tournage de Rocco et ses frères, en 1960.

(4) Visconti entouré de Giancarlo Giannini et Laura Antonelli, sur le tournage de L'Innocent, en 1975.

(5) Visconti et sa soeur Uberta, sous le portrait de leur mère, Carla Erba.



Interview de Luchino Visconti par François Chalais, en 1963

lundi 11 mai 2015

Lumière




En 1962, Claudia Cardinale participe simultanément à deux tournages : à Palerme, elle interprète le rôle d'Angelica dans Le Guépard de Visconti et à Cinecittà, elle est Claudia dans le Huit et demi de Fellini. Autrement dit, elle se retrouve dans deux des plus grands films de l'histoire du cinéma, et joue en alternance avec une grande virtuosité deux grands rôles on ne peut plus différents, sous la direction de deux cinéastes dont les univers cinématographiques et les méthodes de travail sont diamétralement opposés, comme elle le montre bien dans le passage que l'on va lire :

Personne ne me contredira si j’affirme que, pour passer de l’un à l’autre de ces réalisateurs de génie, il fallait au moins de la souplesse et de la disponibilité... 
Avec Visconti, on travaillait dans un silence quasi religieux, le plateau était un temple où l’on rendait grâce à l’art. Fellini avait au contraire besoin de tumulte. Il avait peur du calme. Il lui fallait une ambiance de trattoria à l’heure du coup de feu. 
Visconti n’admettait que le vrai, l’authentique. Fellini était heureux au milieu du carton-pâte. Comme un enfant, il voulait ce genre de bateaux qu’on regarde chalouper sur des mers en plastique. Et surtout, que ce soit du faux ! Il adorait les toiles peintes des vieux ateliers de photographes où l’emplacement des têtes est découpé pour qu’on puisse y passer la sienne et se retrouver dans un habit, un décor, complètement loufoques.
Impossible de savoir ce qu’il avait décidé à l’avance, lui-même l’ignorait. Il jonglait, misant tout sur son imagination, sa poésie, et pourtant, il réalisait des prouesses techniques, des travellings qui lui permettaient de passer d’un acteur à l’autre selon des trajectoires croisées, impossibles à réussir sans les avoir préalablement travaillées avec une précision et une rigueur de géomètre. 
Le Guépard était l’histoire de Visconti, ou plutôt l’histoire de celui qu’il aurait été, un siècle plus tôt. Huit et demi est incontestablement l’histoire de Fellini. Avec Mastroianni dans le rôle de l’alter ego. Il l’avait vieilli pour qu’il ait exactement son âge, avait terni ses cheveux, lui avait mis des bretelles. Mastroianni était son « héritier », l’acteur qu’il aurait aimé être, le séducteur qui faisait rêver l’éternel époux de la Masina. Et moi j’étais la source d’inspiration, qui vole pour lui tendre un verre d’eau dans lequel il puise le renouveau de ses forces créatrices. Celle qu’il imagine tour à tour en déesse et en démon.






Fellini passait me prendre tous les matins, à la campagne, pour me conduire au studio. Pendant tout le trajet en voiture, il parlait, parlait, n’arrêtait pas de parler, avec extravagance, profusion, il commentait ses rêves, sa vie, ses obsessions, son fétichisme, autant de purs moments de poésie dont le flot me berçait. Tout y passait. Depuis le cinéma de son enfance. Ainsi, à tous ceux qui voulaient savoir la vérité sur Huit et demi, il aurait dû répondre comme le patron de la petite salle de Rimini où il avait vu ses premiers films : « Je ne dirai rien ! » 
Il suffisait qu’il évoque ce personnage pour que lui reviennent ses souvenirs de collégien avide d’aventure, et qui demandait, sur des charbons ardents : « Mais à la fin, est-ce qu’il meurt ? » Et l’homme restait énigmatique : « Il meurt... Mon cul ! » 
C’est le genre d’histoire que Federico adorait. Avec les scènes des confessions collectives au pensionnat, chez les salésiens, quand il fallait crier à tue-tête, à genoux sur le marbre glacé, la liste des péchés qu’un curé écoutait d’un air distrait. Ou son émotion devant Anita Ekberg, un mètre quatre-vingt-un, et son incrédulité comme s’il avait eu devant lui un éléphant ou un baobab. Il disait aussi que rien n’était plus émouvant pour lui que l’innocence. 
Il dormait peu, c’était un insomniaque dont les nuits blanches étaient aussi une source d’émerveillement. Privé de sommeil, il rêvait, éveillé. Il pouvait parler des heures de la lumière. À vrai dire, je crois que c’était elle la véritable héroïne de ses films. C’était elle qu’il traquait, épiait. « La lumière est idéologie, sentiment, couleur, profondeur, atmosphère. Elle efface, elle réduit, elle enrichit, elle nuance, elle souligne... », écrivit-il un jour. Sur ce sujet, il était intarissable. 
Bref, dans la voiture, sagement assise à son côté, je jouais déjà pour lui le rôle de l’inspiratrice... 
Est-ce parce que j’arrivais de Palerme où régnaient l’ordre et la discipline ? J’entrais sur son plateau avec le sentiment de me jeter en plein chaos. D’ailleurs, le terrain vague fait partie du paysage fellinien. On croisait des femmes en costume des années vingt, des musiciens de jazz, des vamps en robes longues, des chevaux, des enfants occupés à sauter à cloche-pied, de faux prélats, de vrais reporters, des clochards, des patriciens, quelque cent cinquante personnages disparates qui terminent le film par une farandole, au départ tournée comme bande annonce et qui lui plut au point que Fellini décida qu’elle servirait de final à son délire. 
L’anarchie lui était aussi indispensable que l’ordre l’était à Luchino. À ceux qui tournaient avec Visconti, l’idée même de téléphoner entre deux scènes aurait semblé une incongruité, presque un sacrilège. Au contraire, pour satisfaire son ami Marcello, Fellini avait fait installer un combiné sur le plateau. Et à chaque interruption, Marcello composait le numéro d’un copain, d’une amie... Federico adorait cette confusion. Autant Luchino détestait l’amateurisme, autant Federico avait besoin de voir débarquer des gens de la rue, des silhouettes, des drôles de gueule, à qui il demandait, « Tu comptes à haute voix, un, deux, trois, quatre, et tu te mets à rire. Cinq, six, sept, tu te lèves, huit, neuf, dix, tu vas vers la fenêtre... ». Et dans cette tempête, il nageait, petit poisson heureux de sentir la houle autour de lui. 
Et sa coiffure ! Mon Dieu, ces épis, qu’il oubliait d’aplatir au saut du lit ! Ses pantalons informes, ses chemises froissées... En Sicile, Visconti ne quittait jamais son costume de lin blanc, impeccablement coupé, il portait les panamas des meilleurs faiseurs. Et tout cela, avec un naturel, une nonchalance... Il n’était pas pour rien l’ami de Coco Chanel. Avec Fellini... c’était une tout autre histoire. Des chapeaux de paille de riz, des polos transparents, des bretelles... Voilà quelqu’un qui n’aurait pas fait un drame pour un bouton en moins, il se moquait de tout cela. Il se faisait des taches, et il reprenait le travail. Qu’est-ce que ça changeait pour lui ? Rien.




J’aimais le seigneur qu’était Visconti, ses fêtes somptueuses avec leurs débauches d’argenterie, de cristaux, de porcelaines, et ces collections d’art ou d’antiquités qu’il n’aimait réunir que pour mieux les disperser ensuite entre ses amis. Et j’aimais Fellini pour sa chaleur de bon vivant, cette liberté qu’il nous donnait, à nous qui n’avions pas d’horaires, qui, bon gré, mal gré, devions, quand nous tournions avec lui, renoncer à toute autre vie car nous étions si soudés, si heureux de partager le même repas à de grandes tables bruyantes, de dévorer des pâtes servies dans des assiettes en carton. Lui ne se nourrissait que des pique-niques que sa femme, la grande actrice Giuletta Masina, lui faisait porter par leur chauffeur.
Visconti m’a permis d’exprimer la force, l’énergie que je cachais au fond de moi. Fellini m’a rendu ma voix. 
L’idée qu’une voix pouvait faire partie de la personnalité d’une actrice, achever son personnage, semblait alors superflue. En Italie, nous étions toutes doublées. Mais ma voix rauque, un peu cassée, continuait à me gêner au point que j’avais consulté un spécialiste pour savoir s’il était possible de la réparer. Le médecin m’avait expliqué qu’il n’y avait rien à faire. Selon lui, je n’avais pas assez exercé mes cordes vocales durant mon enfance, et elles ne s’étaient pas développées correctement. Je devais accepter ce signe particulier qui me perturbait, mon talon d’Achille de comédienne. Jusqu’à ma rencontre avec Fellini, j’étais comme la Petite Sirène, condamnée au silence pour l’amour du cinéma. Mais pour Fellini, toute différence était source de poésie. Ma voix n’échappait pas à la règle. Il m’a donc laissée parler... et cette voix a convaincu Comencini de ne pas me faire doubler pour La Ragazza di Bube, l’année suivante. Ce rôle allait me rapporter ma première vraie récompense d’actrice, le Nastro d’Argento. Visconti m’avait donné des ailes, Fellini m’a réconciliée avec moi-même. 

Claudia Cardinale   Mes étoiles  Éditions Michel Lafon, 2005







 "Perché non sa voler bene."

jeudi 7 mai 2015

Il Paese del melodramma (Le Pays du mélodrame)




En ces années de célébrations verdiennes, il serait dommage de ne pas se rappeler de Bruno Barilli, l'auteur de l'un des plus beaux livres consacrés à la musique de Verdi, Il Paese del melodramma (Le Pays du mélodrame), publié pour la première fois en 1930 et introuvable en français, hélas ! Barilli (pour l'anecdote, il est l'oncle de Cecrope Barilli, qui joue Puck dans le film de Bertolucci Prima della Rivoluzione, et le grand-oncle de Francesco Barilli, qui interprète dans le même film le rôle de Fabrizio) est critique musical et compositeur (deux opéras, Medusa et Emiral, fort peu joués, même si le second lui a valu un prix remis par un jury présidé par Puccini...), mais c'est aussi (et surtout) un magnifique écrivain. Sa façon de parler des œuvres peut surprendre, dans la mesure où il n'aborde pratiquement pas l'aspect technique et purement musical, mais plutôt le cadre culturel et géographique qui a donné naissance à ces œuvres. On n'a jamais mieux montré que dans cet ouvrage le lien indissoluble qui unit le mélodrame verdien aux paysages et aux gens de la région de Parme : c'est de là que viennent son souffle, son âme et ses couleurs (Barilli parle par exemple de la musique vermeille du Trouvère, pour lui le vrai chef d’œuvre de Verdi, davantage que les deux derniers opéras, Otello et Falstaff, plus homogènes et "contrôlés", habituellement considérés comme les sommets de l’œuvre). Pour évoquer cette musique à la fois rigoureuse et débordante, Barilli a recours à une profusion de comparaisons et de métaphores, toutes merveilleusement évocatrices, comme celle du torrent qui traverse la ville de Parme, et que l'on retrouvera dans le second extrait que je traduis ici. Dans le premier passage, on verra que Verdi a aussi puisé son inspiration dans de petits détails quotidiens, comme le chant d'un colporteur saisi au vol sous un portique et réutilisé dans un chœur du troisième acte d'Aïda :

Un giorno un vecchio mentore, persona conosciuta e famigliare che sosteneva in città la parte di Matusalemme, ci toccò una spalla. Eravamo sotto i portici del palazzo del Governatore. Trentadue gradi all’ombra. In quell’estasi canicolare udivi salire fino al cielo il ritornello querulo di un venditore di terraglie. « Ragazzo mio, » fece il nostro autorevole amico indicandoci una delle arcate che si aprivano in piena luce sulla piazza Grande « proprio di là ho visto venir su Verdi appoggiato al braccio della Stolz. Nel fermo stupore solare questi due pellegrini sorsero dinanzi a me improvvisamente. Lo stesso grido noioso e solitario che tu odi ripetersi in questo momento echeggiava anche allora qui sotto le volte. Verdi ne parve sorpreso. Si sciolse dalla sua compagna, cavò fuori un libriccino e segnò una sull’altra quelle quattro note approssimative. La cantilena del merciaio ambulante era andata a incastrarsi dritta nella sua fantasia. Ferro tira ferro, ragazzo mio. Il cervello umano quando lavora diventa una calamita. Qualche volta un accessorio rimette in movimento la macchina, poi l’opera si stacca come un frutto maturo e rotola sull’erba. Vedi come procede di sorpresa e per indicazioni il lavoro creativo ? Non si potrebbe forse pensare  che in un pomeriggio arido e sonnolento come questo da una costola di Adamo venne fuori Eva e si addormentò vicino a lui ? Basta, se lo vuoi sapere il grido ozioso di poco fa ha trovato la sua nicchia nella Aida. Vent’anni or sono, nell’udire quest’opera, riconobbi, durante l’atto del Nilo, nell’invocazione rituale dei sacerdoti nascosti nel tempio, la voce del nostro venditore di terraglie che da cinquant’anni trascina il suo piato e la sua merce per le strade di Parma ».
— Questa fu la nostra prima lezione di composizione.

(...)

La nostra città è rotta in due, e si dà l’aria di essere traversata da un famoso corso d’acqua. Il torrente scende ogni tanto dalla montagna e le fa una visita improvvisa e minacciosa. I parmigiani gli hanno preparato per ogni evenienza un gran letto che non basta ai suoi trasporti. A primavera vien giù in piena, impennato e tuonante come se fosse preceduto da una fila di tamburi, s’ingrossa, monta, supera i livelli e sale con la rapidità di un aerostato fomentato da un falò.

La folla nera protesta sui parapetti grida e gongola, mentre sotto i suoi piedi i ponti tremano, e guarda passare nei gorghi e roteare intorno ai pilastri tronchi d’albero, stie galleggianti, asini e cani affogati e gonfii come sacchi di zampogne. Già l’acqua sta per lambire il segno dell’ultima inondazione e chiudere gli occhi dei ponti : schiuma e tempesta contro gli ostacoli velocissima. Le ali dei muraglioni e le case dai camini che fumano sembrano filare in senso inverso come una flotta pigiata e fuggente.

Allo stesso modo impetuoso si abbatte sul populo radunato nel teatro di Parma la melodia corale di Verdi, poi decresce, si ritira e lascia allo scoperto il greto ampio ardente, impervio e abbagliante.

Bruno Barilli  Il Paese del melodramma  Réédition Adelphi, 2000




Un jour, un vieux mentor, une personne bien connue et familière qui tenait dans la ville le rôle de Mathusalem, me toucha l’épaule. Nous étions sous les portiques du palais du Gouverneur et il faisait trente-deux degrés à l’ombre. Dans cette extase caniculaire, on entendait monter jusqu’au ciel le chant plaintif d’un marchand ambulant. « Mon garçon, » dit cet ami important en me désignant l’une des arcades qui s’ouvraient en pleine lumière sur la Grand Place, « à cet endroit précis, j’ai vu s’approcher Verdi appuyé au bras de la Stolz. Dans l’immobile stupeur solaire, ces deux promeneurs surgirent soudain devant moi. Le même cri monotone et solitaire que tu entends se répéter en cet instant retentissait également ce jour-là sous ces voûtes. Verdi en parut surpris. Il lâcha le bras de sa compagne, sortit un petit carnet et griffonna tour à tour ces quatre notes approximatives. La rengaine du colporteur avait aussitôt trouvé sa place dans son imagination. Le fer attire le fer, mon garçon. Quand il se met en action, le cerveau humain devient un aimant. Parfois, un simple accessoire remet en marche la machine, puis l’œuvre se détache comme un fruit mûr et roule sur l’herbe. Comprends-tu que le travail de création avance de façon surprenante et aléatoire ? Ne pourrait-on pas imaginer qu’en une après-midi somnolente et aride comme celle-ci Ève a surgi d’une côte d’Adam et qu’elle s’est endormie auprès de lui ? Hé bien, si tu veux le savoir, le cri fastidieux de tout à l’heure s’est retrouvé dans Aida. Il y a vingt ans, en entendant cet opéra, j’ai reconnu, pendant l’acte du Nil, au milieu de l'invocation rituelle des prêtres cachés dans le temple, la voix de notre colporteur qui trimballe depuis cinquante ans sa marchandise dans les rues de Parme ».
— Ce fut mon premier cours de composition.

(...)


Notre ville est cassée en deux, et s’enorgueillit d’être traversée par un fameux cours d’eau. Le torrent descend parfois de la montagne pour lui rendre une visite inopinée et menaçante. Les habitants de Parme lui ont préparé à toute éventualité un grand lit qui ne suffit pas à contenir ses élans. Au printemps, il déferle en crue, emporté et tonnant comme s’il était précédé d’une rangée de tambours, il grossit, dépasse les niveaux de garde et monte avec la rapidité d’un aérostat propulsé par un feu.

La foule compacte penchée sur les parapets crie et jubile, tandis que sous ses pieds les ponts tremblent, et elle regarde passer dans les remous et tournoyer autour des piliers des troncs d’arbres, des clapiers flottants, des ânes et des chiens noyés et gonflés comme des sacs de cornemuses. Déjà, l'eau s'apprête à lécher les traces de la dernière inondation et à fermer les yeux des ponts : furieuse, elle écume et tempête contre les obstacles. Les bords des murailles et les maisons aux cheminées fumantes semblent filer en sens inverse comme une flotte pressée et fuyante.

De façon aussi impétueuse, la mélodie chorale de Verdi s’abat sur le peuple réuni dans le théâtre de Parme, puis elle décroît, se retire et laisse à découvert la grève vaste et brûlante, inaccessible et éblouissante.

(Traduction personnelle)










Images : Teatro Regio, Parma

en haut, Rami Jakupi (Site Flickr)

au centre et en bas (2) Marco Delaurenti  (Site Flickr)

en bas (1) Manuel Palomino Ajorna  (Site Flickr)



mercredi 6 mai 2015

Portare un sogno (Apporter un rêve)




Dans ce deuxième extrait du recueil de Bernardo Bertolucci, In cerca del mistero [En quête du mystère], c'est un poète de quinze ou seize ans qui se souvient de Leopardi : La Ginestra, bien sûr, mais aussi L'Infinito, avec cette "siepe" (haie) qui «de tout bord ou presque / dérobe aux yeux le lointain horizon». Ici, au contraire, la haie ne cache pas, mais protège, dans son lieu le plus doux, le plus accueillant. C'est déjà "le rêve d'une chose", pour reprendre l'expression pasolinienne, les collines de l’Émilie remplaçant ici les paysages du Frioul ; dans ce tableau bucolique, les perceptions se mêlent mystérieusement : la poudre d'or de la lumière du matin, le bourdonnement des abeilles et le parfum des genêts. On songe aussi en lisant le poème à Virgile et aux abeilles du Livre IV des Géorgiques [219 - 227] : «D'après ces signes et suivant ces exemples, on a dit que les abeilles avaient en elles une parcelle de la divine intelligence et des émanations de l'empyrée ; car, selon certains, Dieu se répandrait par toutes les terres, et les espaces de la mer, et les profondeurs du ciel ; c'est de lui que les troupeaux de petit et de gros bétail, les hommes, toute la race des bêtes sauvages emprunteraient à leur naissance les subtils éléments de la vie ; c'est à lui que tous les êtres retourneraient et seraient rendus après leur dissolution ; il n'y aurait point de place pour la mort, mais, toujours vivants, ils s'envoleraient au nombre des constellations et gagneraient les hauteurs du ciel.»


Fu qualcuno che me disse delle ginestre.

Se qualcuno passa per le colline
mi porti tutte le ginestre che il mattino
ha ricoperto d'oro, le più giovani
che abbiano ancora le api
e il loro ronzio tra i petali ; io porterò
con me questo sogno, in ogni paese
in ogni casa : « Ecco il mio sogno ! ».
Se dovessi andarmene per una strada
e le api non conoscessero il punto dolce
della siepe, riportate le ginestre alle colline
e le api.

Bernardo Bertolucci  In cerco del mistero  Gremese Editore, 1988  (Prima edizione : Longanesi, 1962)






Quelqu'un me parla des genêts.

Si quelqu'un passe par les collines
qu'il m'apporte tous les genêts que le matin
a recouverts d'or, les plus jeunes
qui abritent encore les abeilles
et leur bourdonnement dans les pétales ; j'emporterai
avec moi ce rêve, dans chaque village
dans chaque maison : « Voici mon rêve ! ».
Si je devais m'en aller sur une route
et que les abeilles ne connaissent pas l'endroit le plus doux
de la haie, ramenez les genêts aux collines
et les abeilles.

(Traduction personnelle)






Images : en haut, Emilio Poli  (Site Flickr)

en bas, Chiara  (Site Flickr)


lundi 4 mai 2015

La place du fantôme




Dans son recueil de souvenirs Mes étoiles, Claudia Cardinale raconte sa dernière (brève) participation à un film de celui qui fut son maître, Luchino Visconti ; c'était en 1974, dans Gruppo di famiglia in un interno (en France, le film est sorti sous le titre grandiloquent de Violence et passion). En Italie, nous sommes alors au cœur des funestes "années de plomb" (dont on perçoit plusieurs échos dans le film) ; Visconti est déjà très diminué par l'attaque cérébrale qui l'a frappé deux ans plus tôt, et Claudia Cardinale se trouve elle-même à un moment très difficile de sa carrière, puisqu'elle vient de quitter son mari et producteur Franco Cristaldi pour vivre avec le cinéaste Pasquale Squitieri. Cristaldi prendra très mal ce qu'il considère comme une trahison et fera tout pour que Cardinale ne puisse plus tourner en Italie, boycott qui durera pendant plusieurs années : tout cela explique "l'odeur de cendres" qu'elle évoque dans son récit, qui est un adieu à l'âge d'or du cinéma italien, mais aussi à la jeunesse de l'actrice et à l'apogée de sa carrière..




Mon ami Luchino m’avait demandé de lui donner une journée pour apparaître dans son Gruppo di famiglia in un interno, qu’il voulait qu’on traduise tout simplement en français par Groupe de famille dans un intérieur, et qu’à sa grande fureur, les producteurs ont rebaptisé Violence et passion.

Lorsque le tournage a commencé, en avril 1974, Visconti n’avait pas retrouvé, malgré des efforts surhumains, l’usage normal de ses jambes. Et pourtant, il était là, debout, à prétendre nous diriger comme d’habitude, ou presque, comme si tout allait pour le mieux désormais. Suso [Cecchi d'Amico], sa chère scénariste devant laquelle il avait eu son attaque cérébrale, ne le quittait pas des yeux. Elle semblait souffrir autant que lui. 
Il ne pouvait plus, comme un grand général, diriger des centaines de figurants, autant de techniciens, courir d’un atelier de décor à une salle de maquillage. Mais il voulait faire bonne figure. 
Il avait choisi son ami Burt Lancaster pour incarner le vieillard, collectionneur égoïste, qui aurait pu lui ressembler, la générosité en moins. 
Moi, il m’avait fait la faveur de me réserver la place du fantôme. 
Il me voulait en mariée, le visage enseveli sous un voile blanc en tout point semblable à celui que portait Carla Erba, héritière d’une des plus riches familles de Milan, au moment où elle épousait le duc Giuseppe Visconti di Modrone, son père. 
À mesure que Luchino sentait la mort approcher, le souvenir de sa mère devenait plus familier, plus obsédant et plus précieux. Il voulait la revoir dans tout l’éclat de sa jeunesse et de son amour. C’est un immense honneur qu’il me faisait, en me confiant ce rôle. 




Luchino ne pouvait savoir à quel point j’étais émue de porter ce costume qui évoquait une histoire chère à son cœur. Elle l’était aussi au mien. Mais pas pour les mêmes raisons. 
Le temps qui lui était désormais compté, le calvaire de ses souffrances, de ses humiliations, la passion du cinéma d’autant plus brûlante qu’elle était maintenant celle qu’on ressent pour une maîtresse inaccessible, le tenaient à l’écart des commérages. Et pourtant, il savait tout, à sa manière, et sans que j’aie jamais rien eu besoin de lui confier. 
Quand j’avais vingt ans, et un enfant secret d’à peine un an, quelque part à la campagne, il m’avait mis dans les bras le bébé de Rocco
J’en avais trente-cinq, et j’aimais absolument : il me voyait en mariée...
Lorsque je suis rentré chez moi, après cette unique journée de tournage, émue et attristée de l’avoir revu si affaibli, un paquet m’attendait. Il m’avait fait envoyer une pochette du soir Bulgari, comme une invitation à un prochain bal, sublime, mais qu’il ne pouvait donner qu’en rêve.
L’actualité ne parlait que de bombes aveugles, d’enlèvements, d’assassinats. Le terrorisme rouge et noir poursuivait une conversation qui ne laissait derrière elle que d’horribles chiffres : huit morts, cent deux blessés, le 28 mai 1974, par l’explosion d’une bombe à Brescia ; douze morts, quarante-huit blessés, le 4 août, lors d’un attentat contre un train près de Bologne. Le calendrier italien était sanglant. Et ce petit objet si délicat, si inutile aussi, parlait raffinement, beauté. La seule chose véritablement importante, avec l’amour, disait Visconti. 
Cette pochette du soir évoquait une autre vie, et pas seulement celle du Guépard, et de ce bal qui avait été celui de ma jeunesse. Une vie que j’étais en train de perdre. Une odeur de cendres. 

Claudia Cardinale  Mes étoiles  Éditions Michel Lafon, 2005