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vendredi 29 janvier 2016

La fuga di Tolstoj (La fuite de Tolstoï)




Alberto Cavallari (1927-1998) est un des plus célèbres journalistes italiens ; il a été notamment directeur du Corriere della sera et éditorialiste pour La Repubblica pendant les dernières années de sa vie. Il a surtout écrit des livres politiques, souvent liés à l'actualité, à l’exception d’un court récit (moins d’une centaine de pages) La fuga di Tolstoj, paru en 1986 chez Einaudi et réédité en 2013 aux éditions Skira (il est édité en France chez Christian Bourgois en 1989 : La fuite de Tolstoï). Dans cet ouvrage bref mais dense et prenant, Cavallari raconte la fuite de Léon Tolstoï qui, à 82 ans, dans la nuit du 27 au 28 octobre 1910, quitte sa demeure de Iasnaïa Poliana en se demandant où il pourrait aller pour être vraiment loin. Cavallari reconstitue avec minutie, grâce aux nombreux témoignages dont on peut disposer et en citant abondamment le journal intime et les lettres de Tolstoï, ces quatre jours de fuite, jusqu’au 31 octobre, quand Tolstoï s’arrête à la gare d’Astapovo où il mourra des suites d’une pneumonie, une semaine plus tard, le 7 novembre 1910.

Dans son récit, Cavallari ne consacre que quelques lignes à la longue agonie de Tolstoï ; ce qui l’intéresse est le thème de la fuite : fuite de la présence oppressante de sa femme Sofia et de leurs incessantes querelles, mais fuite aussi des habitudes, de la vieillesse et de la mort. L’écrivain célèbre, adulé, idolâtré même, refuse in extremis de coïncider avec sa propre statue ; dans un ultime (et un peu dérisoire) sursaut de révolte et de liberté, il cherche à retrouver son être propre et son humanité. Ce qui intéresse Cavallari, comme il le dit dans l’introduction de l’ouvrage, c’est non pas la façon dont Tolstoï est mort, mais la façon dont il a fui, à l'apogée de sa carrière d’écrivain et au soir de sa vie d’homme. La lecture de ce récit m’a aussi souvent rappelé – par le thème évoqué, les circonstances et les personnages n’ayant évidemment aucun rapport entre eux – le dernier roman de Renaud Camus, Loin, dont il a déjà été question ici.

Voici quelques extraits de ce très beau livre (dans tous les cas, il s’agit d’une traduction personnelle) :

«Mentre la carrozza si allontanava da Jasnaja Poljana la notte era ancora scura. C’era umidità, fango. Poi nei villaggi cominciarono a vedersi timide luci, si accendevano le stufe, il cielo si fece mattutino e grigio, dai comignoli salivano lentamente colonne di fumo. Mentre uscivano da uno dei villaggi si slegarono le redini di un cavallo, dovettero fermarsi, intanto dalle isbe cominciavano ad uscire i mugiki. Quando furono finalmente sulla strada, Tolstoj domandò : «Dove si potrebbe andare per essere lontani ?» Dusàn propose di recarsi in Bessarabia, da un operaio di Mosca che conosceva, Gurasov, che viveva là con la famiglia e lavorava la terra. Ma Tolstoj non rispose nulla. Durante i sei chilometri che separono Jasnaja Poljana dalla stazione ferroviaria di Jàsenki-Scokino, sulla linea Mosca-Kursk, Tolstoj restò muto. Il fango della strada era compatto, la carrozza correva verso la ferrovia più veloce, e intorno a questo vecchio che fuggiva da casa come fanno i ragazzi s’intrecciavano due temi centrali della sua vita di scrittore. La carrozza aveva sempre significato tarantass che corrono verso il sud, verso mete felici, come il Caucaso o Sebastopoli. La ferrovia era stata simbolo invece di viaggi drammatici, che covano oscuri drammi, come nel treno della Sonata a Kreutzer dove si racconta un delitto. Si capiva che la sua fuga mescolava entrambe le cose : il sogno di andare verso il sud, verso la giovinezza perduta, e il destino di trascinarsi dietro in un treno qualsiasi, raggiunto alla stazioncina della steppa, la Sonata a Kreutzer che stava vivendo, la tragedia dell’odio-amore coniugale che lo faceva fuggire senza sapere dove. Probabilmente avvertiva d’aver cominciato una fuga senza fine, e per questo taceva cupo, il pastrano col cappuccio che l’avvolgeva, il berretto calcato fino agli occhi, la grande barba bianca che gli cadeva sul petto.»

«Pendant que la voiture s’éloignait de Iasnaïa Poliana, il faisait encore nuit noire. Il y avait de l’humidité, de la boue. Puis on commença à apercevoir quelques lumières timides dans les villages, le ciel du petit matin vira au gris, des cheminées s’élevèrent lentement des colonnes de fumée. Alors qu’ils sortaient de l’un des villages, les rênes de l’un des chevaux se détachèrent, il leur fallut s’arrêter ; pendant ce temps, les moujiks commençaient à sortir des isbas. Quand ils furent à nouveau sur la route, Tolstoï demanda : «Où pourrait-on aller pour être vraiment loin ?» Dusan suggéra que l’on aille en Bessarabie, chez un ouvrier moscovite de sa connaissance, Gurasov, qui y vivait avec sa famille et travaillait la terre. Mais Tolstoï ne répondit rien. Pendant les six kilomètres qui séparent Iasnaïa Poliana de la gare de Iasenki-Scokino, sur la ligne Moscou-Kursk, Tolstoï resta muet. La boue sur la route était compacte, la voiture roulait plus rapidement en direction de la voie ferrée, et autour de ce vieil homme qui fuyait son foyer comme le font parfois les jeunes gens s’entrecroisaient deux thèmes centraux dans sa vie d’écrivain. La voiture avait toujours coïncidé avec des tarantass qui courent vers le sud, vers d’heureuses destinations, comme le Caucase ou Sébastopol. La voie ferrée était au contraire le symbole de voyages tragiques, à l’origine de sombres drames, comme le train de La Sonate à Kreutzer, où l’on raconte un crime. On comprenait que dans sa fuite deux choses se mêlaient : le rêve d’aller vers le sud, vers la jeunesse perdue, et la fatalité d’emporter avec soi dans un train quelconque, pris à la petite gare de la steppe, sa Sonate à Kreuzer personnelle, la tragédie d’amour et de haine conjugale qui le poussait à fuir il ne savait où. Il était probablement conscient de s’être lancé dans une fuite sans issue, et c’est pour cela qu’il était sombre et muet, emmitouflé dans son pardessus à capuche, la toque baissée jusqu’aux yeux, la grande barbe blanche qui lui tombait sur la poitrine.»

Ce deuxième extrait se situe quelques heures plus tard, dans le train qui conduit Tolstoï vers sa première destination : l’ermitage d’Optino.

«Stare nel vento sulla piattaforma del treno gli piaceva. Il treno non correva veloce, il vento veniva dalla pianura più che dalla corsa, c’era un gelo lieve. Intorno correva il paesaggio che conosceva bene, che aveva percorso persino a piedi, la luce del giorno era grigia ma coloriva lontane betulle, olmi, dove volavano i corvi. Così, gli piaceva questo vento che gli ridava la sensazione di fuggire davvero, come quando cavalcava «Délire», di correre lontana nella campagna, chissà dove nel mondo, chissà dove nella natura che amava. Ritrovò anzi nel vento il gusto della fuga che qualche ora prima era stato impetuoso, e poi s’era fatto incerto, favorevole a una fuga limitata. Non sapeva infatti dove fuggire, lo aveva spaventato essere fuggito, aveva scelto una fuga che lo portava vicino e non lontano. Ma forse perché nessuno posto lo interessava, adesso lo interessava correre via tra gli alberi, nel vento, oltre i fiumi, ovunque vi fossero boschi, cieli, orizzonti, solitudini. Probabilmente solo in questo vento si sentì felice come quando, dopo la cavalcata, viveva l’illusione di non essere vecchio. Non si mosse dalla piattaforma per tre quarti d’ora.»




«Il aimait rester dans le vent sur la plate-forme du train. Le train n’allait pas vite, le vent venait de la plaine plus que de la course, il faisait tout juste froid. Autour de lui défilait le paysage qu’il connaissait bien, qu’il avait même parcouru à pied, la lumière du jour était grise mais elle colorait au loin les bouleaux, les ormes, là où volaient les corbeaux. Oui, il aimait ce vent qui lui redonnait la sensation de fuir vraiment, comme quand il chevauchait «Délire», de courir très loin dans la campagne, n’importe où dans le monde, dans la nature qu’il aimait. Il retrouva même dans le vent le goût de la fugue qui, quelques heures auparavant, avait été si impérieux, puis s’était atténué, dans le sens d’une fuite plus limitée. En fait, il ne savait pas où fuir, il était effrayé de s’être enfui, il avait finalement fait le choix d’une fuite qui ne le conduirait pas trop loin. Mais peut-être parce qu’aucun endroit ne l’intéressait vraiment, il désirait maintenant courir au milieu des arbres, dans le vent, par delà les fleuves, partout où il y avait des bois, des ciels, des horizons, des solitudes. Ce n’est probablement que dans ce vent qu’il s’est senti heureux, comme quand, après ses chevauchées, il avait l’illusion de ne pas être vieux. Pendant trois quarts d’heure, il ne bougea pas de la plate-forme.»


Ce troisième extrait se situe à la fin de l’ouvrage, il résume les sept dernières journées de la vie de Tolstoï, à la gare d’Astapovo.

«Giorni e notti erano treni che passavano, carrozze a cavalli che iniziavano la corsa dove i treni si fermavano, il tempo era solo un paesaggio in movimento, alberi, cieli, neve, campi, che correvano via. Soltanto l’interessava la continuazione della sua fuga, ormai diventata diversa, non più solo allontanamento furtivo e precipitoso dagli altri e da se stessi, ma viaggio senza fine, corsa libera nel mondo, avventura di Ulisse che non cessa, che nessuno vorrebbe cessata malgrado la vecchiaia e la morte.
Per sette giorni delirò, si svegliò, spedì telegrammi, diede ordini, si commosse, svenne, riprese conoscenza, delirò ancora, soffrì ciò che si soffre morendo. Ma fino all’ultimo sentì nella stanza della sua stazione il ticchettio del telegrafo, il rumore secco degli scambi, il passaggio dei treni in corsa verso il sud, ora nella luce invernale del giorno, ora nel nevischio della notte. In un telegramma scrisse : "Proseguiamo". Più volte mormorò questa frase : "Andrò in qualche posto, che nessuno me lo impedisca, lasciatemi in pace". Una notte, improvvisamente, si sollevò sul letto. "Scappare, – disse, – bisogna scappare"».

«Tous les jours et toutes les nuits, des trains passaient, des voitures à chevaux qui prenaient le relais là où les trains s’arrêtaient, le temps n’était qu’un paysage en mouvement : arbres, ciels, neige, champs, emportés dans la même course. La seule chose qui l'intéressait était la poursuite de sa fuite, désormais différente dans sa forme : il ne s’agissait plus d’un éloignement furtif et précipité des autres et de soi-même, mais d’un voyage sans fin, une course libre dans le monde, l’aventure perpétuelle d’Ulysse, que l’on ne voudrait jamais voir s’interrompre, malgré la vieillesse et la mort.
Pendant sept jours, il délira, se réveilla, expédia des télégrammes, donna des ordres, il céda à l’émotion, s’évanouit, reprit connaissance, délira de nouveau, souffrit ce que l’on souffre quand on va mourir. Mais jusqu’à la fin, il entendit dans la chambre de la gare le cliquetis du télégraphe, le bruit sec des changements de voie, le passage des trains en route vers le sud, dans la lumière hivernale du jour ou dans le grésil nocturne. Il écrivit dans un télégramme : "Continuons !". Il murmura plusieurs fois cette phrase : "J’irai quelque part, que personne ne m’en empêche, laissez-moi en paix !". Brusquement, une nuit, il se dressa sur son lit : "Fuir, dit-il, il faut fuir !"»






La fuite de Tolstoï vient d'être réédité chez Christian Bourgois, dans la collection Titres (traduction de Jean-Paul Manganaro et Camille Dumoulié). L'édition italienne est hélas, indisponible en librairie ; elle n'est pour l'instant pas rééditée.



mercredi 27 janvier 2016

Mala




"Einsam steigt er dahin, in die Berge des Ur-Leids. 
Und nicht einmal sein Schritt klingt aus dem tonlosen Los." 

"Solo, inizia a salire i monti del primigenio dolore.
E neppure il suo passo, per la sorte muta, risuona."







Ad illustrare quale impresa disperata fosse une fuga, ma non solo a questo scopo, ricorderò qui l’impresa di Mala Zimetbaum ; vorrei infatti che ne rimanesse memoria. L’evasione di Mala dal Lager femminile di Auschwitz-Birkenau è stata narrata da più persone, ma i particolari concordano. Mala era una giovane ebrea polacca che era stata catturata in Belgio e che parlava correntemente molte lingue, perciò a Birkenau fungeva da interprete e da portaordini, e come tale godeva di una certa libertà di spostamento. Era generosa e coraggiosa ; aveva aiutato molte compagne, ed era amata di tutte. Nell’estate del 1944 decise di evadere con Edek, un prigioniero politico polacco. Non volevano soltanto riconquistarsi la libertà : intendevano documentare al mondo il massacro quotidiano di Birkenau. Riuscirono a corrompere una SS ed a procurarsi due uniformi. Uscirono travestiti e giunsero fino al confine slovacco ; qui vennero fermati dai doganieri, che sospettarono di trovarsi davanti a due disertori e li consegnarono alla polizia. Vennero immediatamente riconosciuti e riportati a Birkenau. Edek venne impiccato subito, ma non volle attendere che, secondo l’accanito ceremoniale del luogo, venisse letta la sentenza : infilò il capo nel cappio scorsoio e si lasciò cadere dallo sgabello. 

Anche Mala aveva risoluto di morire la sua propria morte. Mentre in una cella attendeva di essere interrogata, una compagna poté avvicinarla e le chiese «Come va, Mala ?» Rispose : «A me va sempre bene.» Era riuscita a nascondersi addosso una lametta da rasoio. Ai piedi della forca si recise l’arteria di un polso. L’SS che fungeva da boia cercò di strapparle la lama, e Mala, davanti a tutte le donne del campo, gli sbatté sul viso la mano insanguinata. Subito accorsero altri militi, inferociti : una prigioniera, un’ebrea, una donna, aveva osato sfidarli ! La calpestarono a morte ; spirò, per sua fortuna, sul carro che la portava al crematorio. 

 Primo Levi  I sommersi e i salvati  Ed. Einaudi, 1986






Pour montrer à quel point toute évasion constituait une entreprise désespérée, mais pas seulement pour cette raison, je rappellerai ici l’aventure de Mala Zimetbaum ; je voudrais en effet qu’on en conserve la mémoire. L’évasion de Mala du camp de femmes d’Auschwitz-Birkenau a été racontée par plusieurs personnes, mais tous les détails concordent. Mala était une jeune juive polonaise qui avait été arrêtée en Belgique et qui parlait couramment plusieurs langues ; c’est la raison pour laquelle elle exerçait les fonctions d’interprète et de messagère, et bénéficiait pour cette raison d’une certaine liberté de déplacement. Elle était généreuse et courageuse ; elle avait aidé de nombreuses camarades, et toutes l’aimaient. Pendant l’été 1944, elle décida de s’évader avec Edek, un prisonnier politique polonais. Ils ne voulaient pas uniquement retrouver leur liberté : ils avaient l’intention d’informer le monde sur le massacre quotidien qui avait lieu à Birkenau. Ils réussirent à corrompre un SS et à se procurer deux uniformes. Ils sortirent du camp grâce à leurs déguisements et parvinrent jusqu’à la frontière slovaque ; là, ils furent arrêtés par des douaniers, qui, convaincus d’avoir affaire à deux déserteurs, les livrèrent à la police. Ils furent aussitôt reconnus et ramenés à Birkenau. Edek fut pendu sur le champ, mais il ne voulut pas attendre qu’on lui lise la sentence, comme le prévoyait l’impitoyable cérémonial du lieu : il passa la tête dans le nœud coulant et repoussa l'escabeau. 

Mala avait elle aussi résolu de mourir de sa propre mort. Alors qu’elle attendait d’être interrogée dans une cellule, l’une de ses camarades put l’approcher et lui demanda : «Comment vas-tu, Mala ?» Elle lui répondit : «Moi, je vais toujours bien.» Elle avait réussi à cacher sur elle une lame de rasoir. Au pied de la potence, elle se trancha l’artère du poignet. Le SS qui faisait office de bourreau tenta de lui arracher la lame, et Mala, devant toutes les femmes du camp, le frappa au visage avec sa main ensanglantée. D’autres gardes accoururent aussitôt, furieux : une détenue, une juive, une femme avait osé les défier ! Ils la rouèrent de coups ; par chance, elle mourut sur le chariot qui la conduisait au four crématoire.

Primo Levi  Les naufragés et les rescapés  (Traduction personnelle)

Traduction française de l'exergue (R M Rilke, Dixième élégie de Duino) : "Seul il s'éloigne vers les monts de la Douleur première. / Et son pas même, dans le sort insonore, n'est plus ouï." (Traduction de Philippe Jaccottet)








Images : en haut, Tommaso Penna  (Site Flickr)

en bas, Wiki Commons

jeudi 21 janvier 2016

Edmonde




Ce blog prend en ce début d’année des allures de bulletin nécrologique, mais j’aimais beaucoup Edmonde Charles-Roux et je voulais saluer sa mémoire. Sa vie a été extraordinaire, dès son enfance passée dans plusieurs pays d’Europe (principalement les pays de l'Est et l'Italie), au gré des postes de son père ambassadeur. À vingt ans, pendant la guerre, elle devient infirmière volontaire dans la Légion et résistante ; elle sera blessée, recevra la Croix de guerre et était très fière de son titre de Caporal d’honneur de la Légion étrangère. 

En 1954, elle devient rédactrice en chef de Vogue, et dix ans plus tard, elle écrit son premier roman Oublier Palerme, qui recevra le prix Goncourt. L’Italie a toujours été très présente dans sa vie et dans son œuvre, et en particulier la Sicile : celle de la mafia dans Oublier Palerme et, quelques années plus tard, celle du duc Fulco di Verdura, le cousin de l’auteur du Guépard, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, dont elle adapte les souvenirs dans Une enfance sicilienne. Edmonde était à l’aise dans tous les milieux : parmi les soldats de la Légion, sur la Canebière et les quais du Vieux-Port de Marseille (on se souvient qu’elle fut l’épouse de Gaston Defferre, auquel elle a consacré un ouvrage illustré, L’Homme de Marseille), dans les salons du Château Pastré ou chez Drouant avec ses collègues de l’Académie Goncourt, dont elle fut la présidente. Elle connaissait mille anecdotes sur Chanel (elle a été sa biographe dans L’Irrégulière), Isabelle Eberhardt (qu’elle raconte dans les mille pages de sa biographie Isabelle du désert), Elsa et Aragon, Derain, Violette Leduc, Jean Genet, l'étonnante comtesse Pastré, mécène du festival d’Aix-en-Provence (Edmonde a participé à sa fondation au côté de Gabriel Dussurget), Louise de Vilmorin, Malraux, Morand, Orson Welles, Mitterrand, Saint-Laurent et tant d’autres... 

Je cite ici deux extraits d’un beau portrait qu’a fait d’elle son ami et collègue de l’Académie Goncourt François Nourissier dans son ouvrage de souvenirs À défaut de génie

« Il arrive à Edmonde d’être noire, inquiète, inquiétante. Tout son visage se plisse alors en étoile autour de l’entre-deux-yeux. Son regard devient absent et froid. J’ai peur d’elle dans ces instants-là, et des coups qu’elle peut porter. Peut-être l’amitié ne doit-elle pas éliminer tout danger de la relation qu’elle nourrit : elle s’affadirait, à devenir tout à fait inoffensive. Ce masque de toutes les méfiances et menaces, c’est souvent l’âge qui nous le sculpte. Aux femmes surtout. Tout se passe comme si, voyant ses traits s’installer dans cette expression nouvelle, chacun s’employait à la justifier de l’intérieur. Edmonde a échappé à cette fatalité parce que sa vraie nature la pousse à rire et à séduire. À rire pour séduire. Il faut l’avoir vue arriver, en Provence où elle est le mieux elle-même, à un dîner. Son œil brille du plaisir qu’elle se promet de la soirée, mais dans le même temps il voit tout, il a tout vu. Le cyprès crépu, le gravier tueur de chaussures. Edmonde est la grâce même, et la curiosité, et la mémoire : épisodes familiaux et professionnels n’ont pas de secret pour elle. Elle boit un doigt d’alcool. Mais déjà elle prépare son terrain, savoure l’histoire qu’elle va conter. Un écho d’accent nuance sa voix, pimente le récit qui commence. Commence-t-il ? Non, Edmonde attend encore, guette l’attention et ne se décide qu’à coup sûr à débobiner le fil de la conversation. Elle se sait le charme même et en use. Elle pourrait avoir appris autrefois dans le salon bleu de Verrières ce savoir-faire, ce savoir-dire. Elle y a ajouté de la candeur. Elle n’a pas l’air de vouloir briller, elle est naturelle. J’ai observé Louise de Vilmorin dans ses entreprises ; il y avait dans son art un peu trop de tout : originalité, accent, trouvailles, tournures presque paysannes, c’est-à-dire très château, les doses étaient toujours forcées. En elle, l’âpreté tournait au pathétique. Edmonde, au contraire, desserre les doigts, garde la main légère. Quand elle s’installe dans la royauté éphémère d’un soir d’été, elle est irrésistible. (...)




Lodens à mantelet, gilets autrichiens, requimpette rouge : Edmonde se donne de plus en plus volontiers l’élégance un peu forestière d’une comtesse austro-hongroise. Elle est, à d’autres heures, fidèle aux tailleurs des dernières années Chanel, qu’elle porte, sans le dire, comme des reliques. Elle est opiniâtre, dure à la fatigue, respectueuse des usages qu’elle transgresse ou qu’elle a, autrefois, transgressés. Rien de plus étranger à Edmonde que le fameux incipit de La Fêlure [de Francis Scott Fitzgerald] : "Bien entendu, toute vie est un processus de démolition." Sa vie à elle me paraît avoir été une construction constante, acharnée. Il est rare — on le sait à nos âges — que les vies bonifient. Elles s’appauvrissent, se dessèchent. On doit en détourner ses regards. Rien de tel chez Edmonde : elle n’a jamais cessé, changeant parfois ses prises, son itinéraire, de poursuivre l’ascension entreprise. Elle reprend souffle aux replats, fait de l’œil son chemin, prépare sa voie avec une prudence extrême, puis, l’instant venu, s’élance. Sa vigilance ne se relâche jamais. Si elle commet une erreur de parcours ou de jugement, ce ne sera jamais par négligence. Elle est avisée : elle peut être imprudente. Installée au sommet d’une réussite multiforme, singulière, elle n’en demeure pas moins vulnérable, traversée de doutes. Toute de détermination et de force, elle reste fragile. Subversive, mais fragile. »

François Nourissier   À défaut de génie,  Gallimard, 2000








mercredi 20 janvier 2016

C'eravamo tanto amati


Ettore Scola (Trevico, 10 maggio 1931 - Roma, 19 gennaio 2016)





























Images : de haut en bas, (1) et (2) Dramma della gelosia (1970)

(3) et (4) C'eravamo tanto amati (1974)

(5) et (6) Una giornata particolare (1977)

(7) La Terrazza (1980)

(8) La Cena (1998)

(9) Splendor (1989)

(10) Che strano chiamarsi Federico (2013)

(11) Che strano chiamarsi Federico (2013)



samedi 16 janvier 2016

Marsyas



« Rettulit exitium, satyri reminiscitur alter, 
Quem Tritoniaca Latous harundine victum 
Affecit poena. "Quid me mihi detrahis ?" inquit ; 
"A ! piget, a ! non est" clamabat "tibia tanti". 
Clamanti cutis est summos direpta per artus 
Nec quicquam nisi vulnus erat ; cruor undique manat 
Detectique patent nervi trepidaeque sine ulla 
Pelle micant venae ; salientia viscera possis 
Et perlucentes numerare in pectore fibras. »

Ovide  Métamorphoses, Livre VI, 285-391







Marsyas

Les pins du bois natal que charmait ton haleine 
N'ont pas brûlé ta chair, ô malheureux ! Tes os 
Sont dissous, et ton sang s'écoule avec les eaux 
Que les monts de Phrygie épanchent vers la plaine. 

Le jaloux Citharède, orgueil du ciel hellène, 
De son plectre de fer a brisé tes roseaux 
Qui, domptant les lions, enseignaient les oiseaux ; 
Il ne reste plus rien du chanteur de Célène. 

Rien qu'un lambeau sanglant qui flotte au tronc de l'if 
Auquel on l'a lié pour l'écorcher tout vif. 
Ô Dieu cruel ! Ô cris ! Voix lamentable et tendre ! 

Non, vous n'entendrez plus, sous un doigt trop savant, 
La flûte soupirer aux rives du Méandre... 
Car la peau du Satyre est le jouet du vent.

José-Maria de Heredia   Les Trophées 










Images : en haut, Jean-Paul Marcheschi  Marsyas

en bas, (1) Tiziano Vecellio  Punizione di Marsia

(2) Jean-Paul Marcheschi  Marsyas jaune

 


lundi 11 janvier 2016

Earl's Court




Londres, mercredi soir [1973]


Je ne sais pas si le quartier de Londres que je préfère n'est pas Earl's Court, où j'ai tant de souvenirs. Pris un verre, au soleil, à Gordon Place, l'endroit où j'aimerais habiter : cet étroit cul-de-sac, bordé de petites maisons, devant lesquelles les jardinets disparaissent sous les glycines, les cytises, les clématites. Vraiment le lieu le plus intime de Londres. Je crois qu'y habitent Peter Brook et Kathleen Coburn, la grande spécialiste de Coleridge.
Tant dans Kensington High Street que dans King's Road, d'innombrables boutiques se sont ouvertes, supplantant antiquaires et libraires, sur le même modèle que celles de Carnaby Street ! On y vend à souhait jeans délavés, colliers et flacons de patchouli, bottes et chaussures argentées, bleu pétrole, rouge brique, à talons très hauts, chemises cintrées made in India. Les garçons portent des boucles d'oreilles. L'idole est David Bowie, dont certaines chansons m'obsèdent : Lady grinning soul, Time, Soul love. Cette transformation des boutiques est bien regrettable.


Bernard Delvaille  Journal 1963-1977  La Table Ronde, 2001






Écarlates
dans le sorbet napolitain
du soir
les réverbères balaient
les pivoines
trop lourdes
Soudain
une robe obsolète
tourne au ruisseau
qui fleure le curry
Botté de requin blanc
émerge David Bowie
qui chante
Lady grinning soul

Bernard Delvaille  Faits divers (in Oeuvre poétique, La Table Ronde, 2006)








Images : en haut,  Flashbender (Site Flickr)

en bas, Site Flickr



samedi 9 janvier 2016

Ombra mai fu




Le livre d’Antonio Prete, Trenta gradi all’ombra (Trente degrés à l’ombre) est composé de trente «mouvements narratifs» de longueur variable ; il s’agit de variations philosophiques, scientifiques ou poétiques sur un même thème : l’ombre. On y évoque, entre autre, l’origine de la peinture (Il disegno), le mythe platonicien de la Caverne, la peur atavique de perdre son ombre (Favola d’ombra), le rôle de l’ombre dans les éclipses lunaires ou solaires (Eclisse a Porto Badisco), la légende d’Amour et Psyché, celle d’Orphée et Eurydice. On y voit aussi, à la manière de certains dialogues léopardiens, l’ombre deviser avec la lumière... Le passage que l’on va lire ici est extrait de l’épilogue de l’ouvrage :


In un paese di luce è dall’ombra che si scorge il mondo. Dall’ombra si vedono guizzare le faville di luce nella chioma degli ulivi. Dall’ombra si osserva il cielo che lungo il giorno svaria di profondità e di umore e dialoga con il mare in una lingua di lampi e di riflessi.

(...)

Per anni il senso della quiete, della saggezza nella quiete, mi veniva da un vecchio contadino che nell’ombra fumava la sua pipa appoggiato al tronco di un alto pino solitario : intorno ai bagliori del meriggio. Sapevo che dalla crudeltà del mondo anche in lui erano venute molte ferite. Ma quella sospensione, per un poco era in accordo con il canto degli uccelli che esplodeva nella chioma dell’albero.

Osservare il mare, le sue scaglie di luce e le gradazioni del suo verde e del suo blu, dall’ombra di un cespuglio, dove la macchia di lentisco e di mirto è più folta ma già cede alla sabbia delle dune : di qua il profumo di una terra aspra e pietrosa, di là il suono dello sconfinato, il rumore della lontananza. Lu rusciu ti lu mare, il suono del mare, è voce che poi ti accompagna. Anche nell’atonia, o nel deserto del sentire.

Su un porticciolo la luce del giorno si ritrae, indugiando sulle alberature, e lasciando che il popolo delle ombre conquisti la riva, il molo, gli scafi, la superficie dell’acqua : via via che l’oscuro sale a impastare l’aria e aspegnere i fuochi, il passaggio della luce nella zona d’ombra del già stato inaugura la forma del ricordo, della presenza nel ricordo. Una presenza dolce nel cuore della sera.

In un paese di luce è dall’ombra che si scorge il mondo.

Antonio Prete Trenta gradi all'ombra, ed. nottetempo, 2004





Dans un pays de lumière, c’est à partir de l’ombre que l’on découvre le monde. Depuis l’ombre, on voit les étincelles de lumière jouer dans le feuillage des oliviers. Depuis l’ombre, on voit le ciel changer d’humeur et de profondeur au fil de la journée, et dialoguer avec la mer dans une langue faite d’éclats et de reflets.

(...)

Pendant des années, l’exemple de la quiétude, de la sagesse dans la quiétude, me venait d’un vieux paysan qui à l’ombre fumait sa pipe, appuyé au tronc d’un grand pin solitaire : tout autour, les lueurs du soleil de midi. Je savais qu'en lui aussi, la cruauté du monde avait été la cause de nombreuses blessures. Mais cette suspension, l’espace d’un instant, était en accord avec le chant éclatant des oiseaux dans le feuillage de l’arbre.

Observer la mer, ses éclats de lumière et les nuances de vert et d’azur, depuis l’ombre d’un buisson, où le maquis de lentisque et de myrte est plus dru mais cède déjà devant le sable des dunes : d’un côté, le parfum d’une terre âpre et pierreuse ; de l’autre, le son de l’immensité, le bruit du lointain. Le murmure de la mer, le bruit de la mer, c’est une voix qui ne cesse de t’accompagner. Même dans l’atonie, ou le désert des sens.

Sur un petit port, la lumière du jour se retire, s’attardant sur les mâts, et laissant le peuple des ombres conquérir le rivage, la jetée, les barques, la surface de l’eau : au fur et à mesure que l’ombre gagne, pétrissant l’air et éteignant les feux, le passage de la lumière dans la zone d’ombre de ce qui a déjà été inaugure la forme du souvenir, de la présence dans le souvenir. Une douce présence au cœur du soir.

Dans un pays de lumière, c’est à partir de l’ombre que l’on découvre le monde.

(Traduction personnelle)






 Leçon de ténèbres : un autre extrait en français de Trenta gradi all'ombra.

Images : (1) et (2) Site Flickr

mercredi 6 janvier 2016

Tombeau




Pierre Boulez  (26 mars 1925 - 5 janvier 2016)




Le noir roc courroucé que la bise le roule 
Ne s’arrêtera ni sous de pieuses mains 
Tâtant sa ressemblance avec les maux humains 
Comme pour en bénir quelque funeste moule. 

Ici presque toujours si le ramier roucoule 
Cet immatériel deuil opprime de maints 
Nubiles plis l’astre mûri des lendemains 
Dont un scintillement argentera la foule. 

Qui cherche, parcourant le solitaire bond 
Tantôt extérieur de notre vagabond – 
Verlaine ? Il est caché parmi l’herbe, Verlaine 

À ne surprendre que naïvement d’accord 
La lèvre sans y boire ou tarir son haleine 
Un peu profond ruisseau calomnié la mort. 

Stéphane Mallarmé  Poésies






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