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dimanche 30 juin 2013

L'Existentialiste de l'Ospedale




Un extrait du premier roman de Jérôme Ferrari, Aleph zéro, publié en 2002 aux éditions Albiana et réédité ces jours-ci dans la collection de poche Babel ; j'en conseille vivement la lecture :

Au début, à chaque fois — car je n’apprends rien — quand je sens que mes tendances batraciennes commencent à être visibles, j’essaye de la jouer dans le bucolique et je les amène faire un tour au barrage de l’Ospedale. Au début de l’été, surtout, c’est joli. Les gens des villages autour me voient arriver avec une fille, mais comme j’ai sur elles cet effet mimétique épouvantable dont je parlais tout à l’heure, ils ne se rendent pas compte que ce n’est jamais la même. On s’assoit au bord du lac et je m’imagine qu’elles vont trouver de la profondeur à mon silence, qu’elles vont croire que je leur offre une communion intime avec la nature, sentir l’harmonie cosmique. Parfois, ça marche un peu : certaines se mettent pieds nus, d’autres me versent de l’eau froide sur la nuque en me serrant la main très fort pour me dire que, vraiment, il n’y a pas de mots. Ça, on s’en rend vite compte que ce qui manque, surtout, ce sont les mots. Alors, on redescend, on essaye encore de faire passer notre air dépité pour une songerie romantique, mais c’est déjà foutu, et chacun sait à quoi s’en tenir. À force, je ne peux plus. Pourtant, je monte encore au barrage, mais tout seul, le plus souvent. Je dois croire qu’il peut encore se passer quelque chose.




Cette année, en juin, il a fait vraiment très chaud et le niveau du lac est très bas pour la saison. À la place de l’eau, on voit des étendues de boue grise parsemées des vestiges de la forêt qu’on a rasée, des centaines de souches, d’une couleur aussi terne que les cheveux des filles. Je connais ce spectacle par cœur, j’ai l’impression que je fais partie du paysage, il n’y a rien qui me soit si familier. Et puis, un vendredi matin, je regardais les souches et j’ai commencé à leur trouver un air franchement hostile. Le lac, le barrage, les montagnes, les arbres et même le vent frais, tout a pris subitement un aspect complètement inquiétant, comme dans un cauchemar. Les souches, surtout une, à une quinzaine de mètres, me semblaient vraiment malveillantes, dotées d’une présence individuelle tout à fait irréductible, comme si elles n’étaient plus les éléments d’un tout mais des excroissances absurdes, sur un sol complètement étranger, dans un décor de carton-pâte particulièrement scandaleux et maléfique. Je regardais les souches avec une espèce de terreur et pourtant, au sein du sentiment d’étrangeté totale qui commençait vraiment à me faire peur, j’avais l’impression que je ne faisais que revivre quelque chose de connu, de très banal, et que cette banalité faisait de mon expérience quelque chose, non seulement de déplaisant, mais aussi de ridicule et d’inepte. Et puis je me suis souvenu : le roman de Sartre, La Nausée, le personnage est pris de terreur devant une racine d’arbre, ça dure des pages, Sartre décrit en en rajoutant des tonnes l’expérience angoissante de la contingence. Ça fait bien des phrases inutiles. Ça m’a mis dans une colère noire. J’avais l’impression d’être entièrement dépouillé de mon angoisse, comme si elle m’était tombée dessus par erreur, comme un vêtement pas à ma taille. Mon Dieu ! J’étais l’existentialiste de l’Alta Rocca ! Le Roquentin de l’Ospedale ! Bref, quelque chose de grotesque. J’ai rejoint ma voiture, en me retournant de temps en temps pour m’assurer que les souches n’allaient pas me suivre, et je suis redescendu en ville complètement submergé par la peur et, en même temps, par la honte et, en même temps, par le mépris. J’aurais quand même préféré que mes terreurs conservent quelque chose de personnel, ça m’aurait aidé à me supporter. Ou, au moins, quitte à les partager, pas avec Sartre ! 

Jérôme Ferrari  Aleph zéro  Éditions Babel, 2013









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en bas (1) Nicolas Godin  (Site Flickr)


vendredi 28 juin 2013

Rome, retour d'exil




Un extrait du roman de Jacques Fersen (le baron Jacques d'Adelsward Fersen, né à Paris en 1880 et mort à Capri en 1923, qui fut le héros du récit de Roger Peyrefitte L'Exilé de Capri, mais aussi un écrivain et poète digne d'intérêt, au-delà de la réputation "sulfureuse" à laquelle on l'a trop souvent réduit), Et le feu s'éteignit sur la mer, paru en 1909, et que l'on n'a plus guère vu depuis sur les rayonnages des librairies françaises... Il est d'ailleurs amusant de constater que l'ouvrage n'est actuellement disponible qu'en traduction italienne, puisqu'il a été réédité en 2005 aux éditions La Conchiglia.

Depuis bientôt trois semaines, Gérard vivait à Rome dans l’enchantement. On était à la fin de janvier, un de ces janviers secs, lumineux et doux dont le soleil chauffe si bien les grands escaliers de pierre. Il avait erré, quasi tous les jours, au hasard et sans guide, se réservant le plaisir félin de découvrir, comme avant lui personne ne l’eût fait, les ruines. Mais ses promenades favorites le conduisaient soit dans les ruelles tortueuses, criantes et escarpées du Transtévère, soit du côté de l’Académie d’Espagne, au Janicule, d’où l’on découvrait la ville scintillante sous le ciel bleu, et couverte, parfois de vapeurs fines et pâles. Parfois aussi, il s’égarait, montant les gradins majestueux de la place d’Espagne jusqu'au Pincio et à la villa Médicis. Sur les rampes fleuries, des ciociari et des filles aux yeux sauvages, couleur des terres brûlantes d’Anticoli ou de Subiaco, le poursuivaient, violettes tendues. Elles le regardaient sans effronterie, mais avec un sourire étincelant et jeune, sûres d’être admirées. Et quelques unes vraiment retrouvaient les attitudes très anciennes qu’on voit dessinées sur de vieilles amphores...

Oh ! les minutes divines sous les chênes verts, sous les yeuses du Pincio qui paraissent au coucher rose du soleil abriter sous leurs ailes noires une vasque remplie d’anémones de mer ! Gérard se rappelait les colorations féeriques de la lumière mourante sur Saint-Pierre au dôme bleu, sur le Palatin doré, sur le Quirinal rouge, et tout près, sur la Place du Peuple, aux ombres violacées. D’un geste, il était dans les jardins de l’Académie de France et là, suivant les hautes allées de pins et de roses, il arrivait juste pour le crépuscule, sur la grande place majestueuse bordée de citronniers, d’orangers, de bambous et de verveines, où, dominés d’un côté par une monumentale statue de la Minerve, de l’autre par le svelte Mercure de Gian Bologna équilibré sur une vasque d’eau dormante, des colonnes blanches, des chapiteaux effrités et le fantôme énigmatique d’un Ganymède ou d’une Vénus s’essaimaient dans l’ombre tranquillisée.

Au-dessus de ces choses, une large terrasse casquée d’arbres centenaires dominait les jardins. Et quoique les grilles en fussent fermées la nuit venue, Gérard avait obtenu du gardien qu’il le laissât seul suivre le chemin couvert d’héliotropes au parfum de sucre, grimper les marches usées où par endroits la mousse mettait ses lèvres de velours. Et comme en extase, ayant l’impression d’être revenu d’exil, bercé par cette facilité de vivre et par cette beauté, fille des légendes, il regardait les lumières naître une à une, puis par milliers, sur la Ville Eternelle : une paix intérieure lénifiait le jeune homme. Ce n’était plus la lutte brutale, la lutte humaine qu’on percevait de ces hauteurs.

La volupté du Sud et sa grâce latine enveloppaient Rome de la naïveté sainte des Autrefois.

J. Fersen   Et le feu s'éteignit sur la mer...



 

Da quasi tre settimane, Gérard viveva a Roma come in un incanto. Era la fine di gennaio, uno di quei gennai secchi, luminosi e dolci, in cui il sole riscalda così tanto le grandi scalinate di pietra. Aveva errato quasi ogni giorno, a caso e senza guida, riservandosi il piacere felino di scoprire le rovine, come se nessuno prima di lui lo avesse fatto. Ma le sue passeggiate preferite lo conducevano sia nelle viuzze tortuose, piene di gridi e scoscese di Trastevere, sia dalle parti dell’Accademia di Spagna, al Gianicolo, da dove si scorgeva la città luminosa sotto il cielo azzurro, talora coperta di fini e tenui vapori. Talvolta anche il suo spirito si smarriva, come quando saliva i gradini maestosi da piazza di Spagna fino al Pincio ed a Villa Medici. Sulle rampe fiorite, ragazzi ciociari e fanciulle dagli occhi selvaggi, del colore delle ardenti terre di Anticoli e di Subiaco, lo inseguivano tendendo violette. Esse lo guardavano senza sfrontatezza, ma con un sorriso sfavillante e giovane, sicure di essere ammirate. E talune veramente ritrovavano gli atteggiamenti antichi che si vedono sulle vecchie anfore...

Oh! I momenti divini sotto le querce verdi, sotto i lecci del Pincio che al calare rosa del sole, sotto le loro ali nere, parevano ospitare una vasca piena di anemoni di mare ! Gérard si ricordava i colori fiabeschi della luce morente su San Pietro dalla cupola azzurra, sul Palatino dorato, sul Quirinale rosso e, lì vicino, su Piazza del Popolo, dalle ombre violacee. In un momento, era nei giardini dell’Accademia di Francia e là, seguendo le alte file di pini e di rose, arrivava proprio al crepuscolo sulla gran piazza maestosa contornata di piante di limoni, di aranci, di bambù e di verbene, dove, dominati da una parte da una monumentale statua di Minerva, dall’altra dallo slanciato Mercurio di Gian Bologna, in equilibrio su una vasca d’acqua stagnante, le colonne bianche, i fragili capitelli e il fantasma enigmatico di un Ganimede o di una Venere, svanivano nella placida ombra.

Al di sopra, una ampia terrazza con un casco di alberi centenari dominava i giardini. E sebbene i cancelli di sera fossero chiusi, Gérard aveva ottenuto dal guardiano di essere lasciato solo a seguire il cammino pieno di eliotropi dal dolce profumo, e salire i gradini consumati, dove qua e là il muschio posava le sue labbra di velluto. E come in estasi, avendo l’impressione di essere reduce dall’esilio, sommerso da questa facilità di vivere e da questa bellezza, figlia delle leggende, guardava le luci nascere ad una ad una, poi a migliaia, sulla Città Eterna : una pace interiore placava il giovane. Da queste bellezze non si percepiva più la brutalità della lotta fra gli uomini.

La voluttà del sud e la sua grazia latina avvolgevano Roma nella santa ingenuità dei Tempi Passati.

Traduzione : Romano Paolo Coppini e Rolando Nieri (E il fuoco si spense sul mare... Edizioni La Conchiglia, 2005)




 

Images : en haut, Gabriele La Porta  (Site Flickr)

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en bas,  Site Flickr


(...)

lundi 24 juin 2013

Juste avant la nuit




"E’ O que eu me sonhei que eterno dura,   
E’ Esse que regressarei." 





Roman Furieux, de Renaud Camus, est la suite de Roman Roi, qui raconte l'histoire de Roman II, le dernier roi de Caronie. Dans cet ouvrage-ci, nous sommes en 1948, et Roman vient d'être chassé de son royaume, devenu une "démocratie populaire" sous la férule des Soviétiques. Le lecteur va suivre Roman et la reine Diane, qu'il a épousée en 1941, dans leur exil qui va les conduire en Grèce, à Paris, en Auvergne, en Galice, au Portugal, jusqu'à Hollywood et aux rives de l'Hudson où tout s'achèvera dans des pages magnifiques où l'églogue rejoindra l'élégie. Dans l'extrait que je cite, Roman et Diane sont à Florence, au Belvédère, juste avant la nuit ; la nuit où Roman se perd à la fin du roman, et dont certains disent qu'on le verra peut-être ressurgir un jour, comme Sébastien, "O Desejado"...

En suivant lentement les méandres de la via di San Leonardo, entre les murs jaunes, ils ont rejoint le Belvédère. Roman, qui est monté jusque là dès son arrivée, deux jours plus tôt, a pu, en se faisant connaître, obtenir de l’autorité militaire l’accès des terrasses de la forteresse. Elles sont désertes. Tout Florence s’étale à leurs pieds, au-delà de l’Arno, avec les volumes sombres et carrés de ses palais, ses tours crènelées, ses clochers, le campanile et la masse énorme de la cathédrale, de profil, d’où jaillit le dôme si vaste et si net qu’on croirait pouvoir le toucher en tendant le bras. C’est maintenant l’extrême fin d’une courte après-midi d’hiver, juste avant la nuit. 

« Regardez, il y a encore un tout petit peu de lumière, tout de même. Je suis sûr que les jours ont commencé à rallonger, à peine, d’une ou deux minutes, mais c’est déjà beaucoup. »

 Les collines de Fiesole et le mont Acuto ont déjà sombré dans le soir et la brume. On ne distingue plus leurs contours, pris dans un voile diffus qui va s’assombrissant. Sur les rives du fleuve, tous les lampadaires, très pâles, régulièrement espacés, se sont allumés en même temps, non sans un clignotement d’indécision, pendant quelques secondes. Ils se reflètent en d’obliques traînées d’or blême, presque blanches, sur le beige terreux du courant presque immobile, où tremble un autre brouillard, en de plus légères nuées. Diane, le col de son manteau de fourrure relevé, une de ses mains gantées le tenant plus étroitement fermé autour du cou, a passé son autre bras sous le coude de Roman, et elle se serre contre lui. Juste devant eux, près du Ponte Vecchio, le centre de la ville porte encore les traces des bombardements de la guerre. Des immeubles entiers sont béants. Certains commencent à se relever, mais leurs façades ne présentent encore, le plus souvent, que des carrés et des rectangles alignés, superposés, ouverts sur le vide ou la mémoire. 




À l’insistance de Roman, les époux font encore le tour de la vaste plate-forme, en étoile, sur plusieurs niveaux, qui cerne le palazzeto lui-même. Ils se penchent de très haut sur les jardins Boboli, sur leurs pelouses et sur les frondaisons, déjà conquises par l’ombre. Puis ils contemplent, à l’arrière, dans les ultimes lueurs du soleil disparu, les villas et les fermes dispersées dans les jardins et les prairies, autour de San Leonardo. Quelques fenêtres sont éclairées, une cloche tinte près d’une grande loggia à trois arcades, un chien aboie, des volets se ferment, le cœur ne veut pas sentir l’inquiétude et le froid qui montent vers les étrangers minuscules, depuis la petite vallée si bien lovée dans son histoire et sa perfection.

Jean-Renaud Camus  Roman Furieux  Editions P.O.L, 1987






Images : en haut, Marco Farolfi  (Site Flickr)

au centre, Marco La Rosa  (Site Flickr)

en bas,  Angela Massagni  (Site Flickr)



dimanche 16 juin 2013

Un motif qui court



"O terrazze ! Terrazze da cui lo spazio ha preso slancio. O navigazione aerea !"





Rome, villa Médicis, San Vittorio, lundi 26 janvier, 10 heures et demie du soir. Et le dimanche dans les jardins Boboli sans fleurs. Mais cette citation sous ma plume est toujours fausse. Ce doit être plutôt : Et le dimanche aux Cascine. J’amalgame deux phrases, deux versets des Nourritures. Ce fut dimanche à Boboli, en tout cas, et bien sûr jusqu’au Belvédère. Longtemps, j’ai fait de Florence un mauvais usage. Je parcourais ses rues sombres, m’attristais de ses cours étroites, déplorais son architecture austère, rugueuse à l’âme. Or elle est au contraire la lumière, l’air, l’espace. Il en va d’elle comme de beaucoup de gens, il suffit pour l’aimer d’en sortir un peu. Ce sont les collines qui rendent Florence précieuse entre toutes les villes : qu’elle soit ce qu’elle est, certes, mais qu’on puisse après trois pas y rêver par-dessus les toits, quand elle s’offre au regard dans la paume de la main, depuis les terrasses, les collines, les chemins de la haute ville. 




Le dimanche, tout beau dimanche d’hiver qu’il soit, n’est pas le meilleur jour, bien sûr, pour dépasser Pitti et monter vers le ciel, du côté de San Miniato. Mais j’étais de si bonne humeur que la foule même, pourtant familiale et hinarce au possible, trouvait grâce à mes yeux. J’avais tiré trois coups la nuit d’avant, plutôt gentils chacun. Je pouvais me passer pour un moment d’autres engouements de la chair. D’ailleurs, à peine redescendu parmi les bugnes, les tourelles d’angle et les fenêtres géminées, j’ai rencontré vers la place de la République un aimable Sicilien qui avait tenu la veille, dans une scène d’orgie douce au Crisco, un rôle non négligeable. Nous avons marché côte à côte, parlant d’Agrigente et de Strasbourg, de part et d’autre de l’Arno. Il ne voulait pas me croire : mais jamais Rome n’offrirait rien de pareil, ces faciles accords, cette camaraderie sans empois, ces sourires qui volettent dans la foule, cette reconnaissance de la peau, ces légères accordailles des regards. Tout cela, dit-il, est illusoire. Sans doute. Mais l’illusion suffit au voyageur, quand elle dure autant que lui. Je ne fais que passer. Et mon passage m’enchante. Il y a aussi que mettant le pied en Italie, après les horribles frimas de la France, le gel, le verglas, la boue glacée, nous avons trouvé le printemps. Pas un nuage dans le ciel de Gênes. À Florence, aux terrasses des cafés, on se disputait les tables. Dans les moments où la vie est agréable et facile, où chaque épisode s’enchaîne harmonieusement et vite, élégamment, sans à-coups, sans peine, sans résistance de la matière ni renâclement de l’intendance, je crois toujours être un motif qui court, dans un concerto de Vivaldi. 

Renaud Camus  Vigiles, Journal 1987  Éditions P.O.L, 1989 






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lundi 10 juin 2013

Les Ombres et les voix




LE CONCERTO DE SCHUMANN

Le concerto pour piano de Schumann est le premier disque que j’aie possédé. Mes parents me l’avaient offert pour mon dixième anniversaire. Et s’il me paraît aujourd’hui le plus beau des concertos de piano, le plus émouvant, et me semble même incomparable aux autres, comme fait d’une matière entièrement différente et relevant d’une inspiration sans commune mesure avec eux, je n’arrive pas à déceler si c’est à cause de mérites vraiment uniques, ou seulement parce que demeurent entre ses notes, pour moi, la lumière allongée d’étés lointains à la campagne, et la fraîcheur alors de grandes pièces presque nues, sieste des femmes, et les ombres, et les voix.

Renaud Camus  Buena Vista Park, Éditions Hachette P.O.L, 1980








Images : en haut, Site Flickr

en bas, Janick Sommer  (Site Flickr)


On peut lire en ligne Buena Vista Park : ici.

dimanche 9 juin 2013

A vita mi fa mali (J'ai mal à la vie)



Dans Museo d'ombre (Musée d'ombres), l'écrivain sicilien Gesualdo Bufalino dresse un inventaire de métiers disparus, de lieux de la mémoire, de vieilles locutions ou proverbes, de visages lointains et oubliés, tous puisés dans le passé de Comiso, un bourg de la Sicile ionienne où l'écrivain a passé la plus grande partie de sa vie. Cette collection mentale de jours, de gestes, de paroles et de lieux disparus, ce cortège d'ombres que convoque Bufalino, "que les souvenirs rendent malades et dont les souvenirs sont le remède", rejoint le projet d'un autre grand Sicilien, Leonardo Sciascia, dans Kermesse et Occhio di capra. Il existe une très belle édition française (bilingue) de Musée d'ombres, publiée par l'Institut culturel italien, dans sa collection Cahiers de l'Hôtel de Galliffet. L'extrait que je cite ici est le commentaire d'une vieille locution sicilienne :

"CHI TI FA MALI ?" "A VITA, MI FA MALI." ("Cosa ti duole ?" "La vita, mi duole.")

Vi è l'inganno del cielo : una vigna che s'è sudato un anno a tirare su, e ha i grappoli tondi e tosti come le mammelle di Donna Amalia, ecco viene la gelata secca e se la mangia via.

V'è il tradimento del sangue : i figlioli dirazzano, lui fra bettola e casino, lei alla finestra col muso pittato. E non dicono più voscenza, se uno li sgrida cominciano a canticciare zuzuzù zuzuzù.

Vi sono le posteme della miseria : da non poter comprare né i gambali per le notti d'addiaccio, né la pipata di tabacco dopo il pranzo di pane e cipolle ; da non potere sperare mai una mezza giornata di quiete, di pulizia, con gli amici al tavolo del caffè, mentre suonano il Rigoletto.

Vi è l'inimicizia del tempo : ogni mattina ha la sua pena, i reumi, la prostata. E le vampate al viso, un dolore (sarà un reuma anche questo) qui a sommo del petto, suppergiù dove c'è il cuore.

Allora, quando bussa il dottore Cabibbo e domanda dietro la porta : "Chi ti fa mali ?", "A vita, mi fa mali.", si risponde.

Gesualdo Bufalino Museo d'ombre Ed. Bompiani


  

« CHI TI FA MALE ? » « A VITA, MI FA MALI. » (« Tu as mal où ? » « J'ai mal à la vie. »)


Il y a la duperie du ciel : une vigne qu'on a sué sang et eau toute l'année pour lui faire prendre des forces, on voit maintenant des grappes rondes et fermes comme les seins de Donna Amalia, arrive la gelée blanche, et elle mange le tout en un instant.

Il y a la trahison de son propre sang : les enfants dégénèrent, le garçon entre taverne et bordel, la fille à la fenêtre, le museau peinturluré. Et ils ne disent plus voscenza (Votre excellence), si tu les reprends, ils se mettent à chantonner, gna gna gna et gna gna gna.

Il y a les abcès de la misère : ne plus pouvoir s'offrir les jambières pour les nuits glacées où l'on campe aux champs, ni la pipe de tabac après le repas de pain et d'oignons, ne plus pouvoir même espérer une demi-journée dans le calme et la propreté, attablé au café avec les amis tandis qu'on joue Rigoletto.

Il y a l'inimitié du temps : à chaque matin sa peine, les rhumatismes, la prostate. Et ces bouffées au visage, cette douleur-là – encore un rhumatisme sans doute – en haut de la poitrine, dans la région du cœur.

Alors, quand le docteur Cabibbo frappe et demande, derrière la porte : « Tu as mal où ? », on lui répond : « J'ai mal à la vie. »

Traduction
: André Lentin et Stefano Mangano (Musée d'ombres, Cahiers de l'Hôtel de Galliffet, 2008)

 





Toutes les photographies sont d'Alex Rupor (Site Flickr)





vendredi 7 juin 2013

Il Sogno di Yadwigha (Le Rêve de Yadwigha)




Un covo di vipere [Un nid de vipères], la nouvelle enquête du commissaire Montalbano qui vient de paraître en Italie, commence par une vertigineuse mise en abyme : les personnages se retrouvent dans un rêve à l'intérieur d'un tableau qui représente lui même un rêve (et le jeu de miroirs se complique encore puisque la chanson qui est évoquée (Il Cielo in una stanza, de Gino Paoli) est elle aussi le récit d'un rêve !). On retrouve ici le grand art de l'incipit qui caractérise les romans d'Andrea Camilleri, et cet italien sicilianisé (à moins que ce ne soit l'inverse), toujours aussi dru et fascinant (et toujours aussi difficile à traduire...) :

Che la ’ntricata foresta dintra alla quali lui e Livia si erano vinuti ad attrovari, senza sapiri né pircome né pirchì, fosse virgini non c’era nisciun dubbio pirchì ’na decina di metri narrè avivano viduto un cartello di ligno ’nchiovato al tronco di un àrbolo supra il quali ci stava scrivuto con littre marchiate a foco : foresta vergine. Parivano Adamo ed Eva in quanto erano tutti e dù completamenti nudi e si cummigliavano le cosiddette vrigogne, le quali, a pinsarici bono, non avivano nenti di vrigognoso, con le classiche foglie di fico che si erano accattate da ’na bancarella all’entrata a un euro l’una ed erano fatte di plastica. Siccome erano rigide, davano tanticchia di fastiddio. Ma quello che cchiù fastiddiava era il caminare a pedi nudi.
A mano a mano che Montalbano procidiva, sempri cchiù si faciva pirsuaso che in quel posto c’era già stato ’na vota. Ma quanno? La testa di un lioni ’ntravista ’n mezzo all’àrboli, che non erano àrboli ma felci gigantesche, gli fornì la spiegazioni.
«Lo sai, Livia, dove ci troviamo ?».
«Lo so, in una foresta vergine. C’era il cartello».
«Ma si tratta di una foresta dipinta !».
«Come dipinta ?».
«Siamo dentro al Sogno di Yadwigha, il celebre quadro di Rousseau il Doganiere !».
«Ma ti sei ammattito?».
«Vedrai se non ho ragione, tra un poco dovremmo imbatterci in Yadwigha».
«E come mai conosci questa donna ?» spiò Livia sospittosa.
E ’nfatti, doppo picca, s’imbattero in Yadwigha che, a vidirli, sinni ristò supra al divano, stinnicchiata nuda com’era, ma si portò l’indici al naso facenno ’nzinga di stari ’n silenzio e dissi:
«Sta per cominciare».
Supra a un ramo si posò ’n aceddro, forsi un usignolo. Fatto ’na speci d’inchino all’ospiti, attaccò Il cielo in una stanza.
L’usignolo era cchiù che bravo a cantare, ’na sdillizia, faciva modulazioni squasi ’mpossibbili macari a Mina, era chiaro che ’mprovisava, ma con una fantasia d’autentico artista.
Po’ ci fu un botto, un secunno, un terzo cchiù forti di tutti e Montalbano s’arrisbigliò.
Santianno, accapì che era scoppiato un grannissimo temporali. Uno di quelli che segnano la morti della stati.
Ma com’è che ’n mezzo a tutta quella battaria continuava a sintiri, e da vigliante, all’aceddro che cantava Il cielo in una stanza ? Non era possibbili.
Si susì, taliò il ralogio, erano le sei e mezza del matino. S’addiriggì verso la verandina, la friscata proviniva da quella parte. E non si trattava di ’n aceddro, ma di un omo che sapiva friscare come a ’n aceddro. Raprì la porta-finestra.
Nella verandina, corcato ’n terra, ci stava un cinquantino malo vistuto, la giacchetta strazzata, la varba longa che pariva Mosè, ’na massa di capiddri cinirini arruffati. Allato a lui, un sacco. Un vagabunno, era chiaro.
Appena che vitti a Montalbano, si susì a mezzo e dissi :
«L’ho svegliata ? Mi scusi. Mi sono riparato qua per la pioggia. Se le do fastidio, vado via».
«Ma no, resti pure» fici il commissario.
Era ristato colpito da come parlava quell’omo. A parti il taliàno pirfetto, era la sò voci educata che gli aviva fatto ’mpressioni.
Gli parse malo chiuirigli la porta-finestra ’n facci, perciò la lassò mezza aperta e si annò a priparare il cafè.
Si era vivuta la prima cicarata, quanno gli venni ’na speci di rimorso. Ne inchì ’n’autra e la portò all’omo.
«Per me ?» spiò quello sbalorduto, susennosi addritta.
«Sì».
«Grazie, grazie !».
Mentri s’arricriava sutta alla doccia, pinsò che forsi quel povirazzo va a sapiri da quann’era che non si lavava. Quanno ebbi finuto, tornò nella verandina. Chioviva della bella.
«Se la vuole fare una doccia ?».
L’omo lo taliò ’mparpagliato.
«Dice sul serio ?».
«Sul serio».
«Non sogno altro, sa ? Lei non immagina quanto gliene sarò grato».
Ennò, quell’omo parlava troppo bono per essiri quello che appariva. Lo sconosciuto si calò a pigliari il sacco e seguì il commissario. Ma se era uno ‘struito, aducato, come mai si era arriduciuto accussì ?

Andrea Camilleri  Un covo di vipere  Sellerio Editore, Palermo, 2013




Sur le fait que la forêt touffue dans laquelle Livia et lui s'étaient retrouvés, sans savoir ni comment ni pourquoi, soit vierge, on ne pouvait avoir aucun doute, puisque quelques dizaines de mètres en arrière, ils avaient aperçu un panneau en bois cloué sur le tronc d'un arbre sur lequel on avait gravé avec une pointe de feu : forêt vierge. On aurait pu les prendre pour Adam et Ève car ils étaient tous les deux complètement nus et cachaient leurs parties honteuses, lesquelles, à bien y réfléchir, n'avaient rien de honteux, avec les traditionnelles feuilles de vigne qu'ils avaient achetées un euro l'une à un étal tout près de l'entrée ; elles étaient en matière plastique, et plutôt rigides, ce qui n'était pas vraiment confortable. Mais le plus embêtant, c'est qu'il fallait marcher pieds-nus.
Au fur et à mesure qu'il avançait, Montalbano avait de plus en plus l'impression qu'il s'était déjà trouvé dans cet endroit. Mais quand ? La tête d'un lion entraperçue au milieu des arbres, qui n'étaient pas vraiment des arbres mais plutôt de gigantesques fougères, lui fournit la réponse.
«Livia, tu sais où on se trouve ?»
«Oui, dans une forêt vierge, j'ai vu le panneau.»
«Mais c'est une forêt peinte !»
«Peinte ?»
«Nous sommes dans le Rêve de Yadwigha, le fameux tableau du douanier Rousseau !»
«Mais qu'est-ce que tu racontes ?»
«Tu vas voir que j'ai raison, on ne devrait pas tarder à tomber sur Yadwigha.»
«Et comment se fait-il que tu connaisses cette femme ?» demanda Livia sur un ton suspicieux.
Et en effet, peu de temps après, ils rencontrèrent Yadwigha qui, en les voyant, ne bougea pas de son divan, sur lequel elle était allongée nue ; mais elle porta un doigt à ses lèvres pour leur faire signe de se taire et dit :
«Ça va commencer.»
Un oiseau, peut-être un rossignol, se posa sur une branche. Après leur avoir fait une sorte de révérence, il attaqua Le Ciel dans une chambre.
Le rossignol était un chanteur exceptionnel, c'était un enchantement, il faisait des modulations dont même Mina aurait été incapable. On voyait bien qu'il improvisait, mais avec l'inspiration d'un véritable artiste.
Puis on entendit un coup, un deuxième puis un troisième encore plus fort, et Montalbano se réveilla.
En jurant, il comprit qu'un terrible orage venait d'éclater. L'un de ceux qui marquent la fin de l'été.
Mais comment se faisait-il qu'au milieu de tout ce tintamarre, il continuait à entendre, alors qu'il était bien réveillé, l'oiseau qui sifflait Le Ciel dans une chambre ? C'était impossible !
Il se leva, regarda la montre, il était six heure et demi du matin. Il se dirigea vers la véranda ; c'est de là que venait la musique. Et il ne s'agissait pas d'un oiseau, mais d'un homme capable de siffler comme un oiseau. Il ouvrit la porte-fenêtre.
Dans la véranda, allongé par terre, il y avait un homme d'une cinquantaine d'années, mal habillé, avec une veste déchirée, une longue barbe qui le faisait ressembler à Moïse et une masse de cheveux gris ébouriffés. Un sac se trouvait à côté de lui. Un vagabond, sans aucun doute.
Dès qu'il aperçut Montalbano, il se leva à moitié et dit :
«Je vous ai réveillé ? Excusez-moi. Je me suis mis à l'abri à cause de la pluie. Si ça vous dérange, je m'en vais.»
«Non, non, restez !» dit le commissaire.
Il avait été frappé par la façon dont l'homme s'exprimait. Son italien était parfait, et le ton poli de sa voix l'avait beaucoup impressionné.
Il lui sembla grossier de lui refermer la porte au nez ; il la laissa donc entrouverte et alla préparer du café.
Il en avait déjà bu un bol entier, quand il fut saisi par une sorte de remords. Il en remplit un autre et le porta à l'homme.
Celui-ci se leva et demanda, tout étonné : «C'est pour moi ?»
«Oui»
«Merci, merci !»
Tandis qu'il se trouvait sous la douche, il se dit qu'il devait y avoir bien longtemps que ce malheureux ne s'était pas lavé. Quand il eut fini, il retourna vers la véranda. Il tombait encore des cordes.
«Vous voulez prendre une douche ?»
L'homme le regarda stupéfait.
«Vous parlez sérieusement ?»
«Bien sûr.»
«C'est un rêve pour moi, vous n'imaginez pas à quel point je vous en serai reconnaissant !»
Non, décidément, cet homme s'exprimait trop bien pour être vraiment ce à quoi il ressemblait. L'inconnu se baissa pour prendre son sac et il suivit le commissaire. Mais si c'était quelqu'un d'instruit et de civilisé, comment avait-il pu tomber aussi bas ?

(Traduction personnelle)






Images : Le Rêve, du Douanier Rousseau, 1910, huile sur toile, Museum of Modern Art, New York



mercredi 5 juin 2013

Des voix...



 "Qui parle ? Qui parle là ?"





Des voix s’entendent cependant, des voix. Voix sur un lac, venues de l’autre rive : matin d’hiver à quarante ans, entre Tessin et Lombardie, après le plaisir. Voix des laboureurs qui se hèlent aux confins de leurs champs, sur l’autre versant de la vallée : brumeuse et grasse après-midi d’automne, dans l’air blond de Lomagne. Rire à peine étouffé de servantes qu’on n’apercevra pas, au profond d’une auberge turque. Qu’aurais-je aimé ?

 Ces mélodies sont belles, il va sans dire. Mais elles sont chantées dans une langue que l’on ne connaît pas. Et même quand leurs paroles sont françaises, il semble que l’art de se faire comprendre, pour les chanteurs et les chanteuses, se soit perdu à jamais. 

D’ailleurs ces maigres épiphanies sont de plus en plus rares, hélas. Et puis il ne faudrait pas croire, trop généreux lecteur, qu’elles soient toujours de la plus haute qualité spirituelle, non plus, ou poétique, loin de là. Leurs occurrences n’ont pas nécessairement pour cadre, il importe de le savoir, des lieux depuis toujours désignés par la grâce, ou seulement choisis par l’obstination d’un long désir : ce n’est pas à chaque fois le pied d’un grand arbre touffu, sur la plate-forme étroite de la plus élancée des tours gibelines, au cœur du vieux Lucques, haut au-dessus des toits (voilà une femme qu’il regrette, par exemple ! Une Géorgienne, rien de moins : qu’a-t-elle bien pu devenir ? Mais les Géorgiennes qu’on a aimées en Toscane maritime quand elles avaient vingt-cinq ans en ont toujours trente-cinq aujourd’hui, ou quarante, l’avez-vous remarqué, et elles sont invariablement mariées à des professeurs d’université du Middle West, sympathiques en diable, au demeurant, pas jaloux du passé pour un sou, qu’ils disent, mais à la magnanimité un peu démonstrative, tout de même, et de toute façon ennuyeux comme la pluie) ; ni le cloître de San Juan de Duero, près de Numance (on y a dormi quelques minutes dans l’herbe jaunissante, la nuque sur une hanche, la nuque sur une hanche) ; ni la grande chambre fraîche d’un fortin génois, au cœur de l’île de Naxos (les longs voilages se soulèvent au gré d’un vent léger, pour le coup, et le luxe des luxes, c’est de ne pas voir la mer…) (Une jeune fille à natte y travaille avec beaucoup d’application, semble-t-il, penchée en avant, coudes écartés sur la très vaste table qui fait face à la fenêtre, le dos tourné à la porte entrebâillée où se mène, dans un méchant sabir héllénico-britannique, la négociation pour une éventuelle location ; pas un instant elle ne tournera le visage, ni sa nuque frémira-t-elle de la tentation d’un coup d’œil. Or cette jeune fille…) (Quel nom Achille avait-il pris, lorsqu’il se cachait parmi les femmes ?)

Renaud Camus  L'Épuisant désir de ces choses  Éditions P.O.L, 1995






Images : en haut, Site Flickr

en bas, Site Flickr



lundi 3 juin 2013

Una voce poco fa...




Dans un livre de souvenirs qui paraît ces jours-ci aux éditions Buchet-Chastel, Un monde habité par le chant, Teresa Berganza raconte avec beaucoup de verve sa belle et longue carrière de mezzo-soprano commencée à Aix en 1957, dans la cour de l'Archevêché où elle a été une mémorable Dorabella au côté de la Fiordiligi de l'autre Teresa, Stich-Randall, dans le Cosi fan tutte de Mozart, sous la direction de Hans Rosbaud et le regard émerveillé de Gabriel Dussurget (il en reste fort heureusement des enregistrements). 
Au cours de cet entretien avec Olivier Bellamy, il est bien sûr question de ses compositeurs de prédilection, Mozart et Rossini surtout, mais aussi Bizet avec Carmen, l'un des rôles qu'elle a le plus chanté (non sans quelque dommage pour sa voix...), et marqué à jamais. Berganza a aussi été une pionnière dans la redécouverte du répertoire baroque, à propos duquel elle regrette qu'il soit trop souvent chanté aujourd'hui avec une voix «fixe, blanche et plate». Elle rappelle également qu'elle fut l'une des premières cantatrices à donner dans des maisons d'opéra des récitals de lieder, de mélodies ou d'airs populaires espagnols, tirés des fameuses zarzuelas. Elle est particulièrement fière de ses interprétations de Brahms et Schumann (L'Amour et la vie d'une femme), ou des Enfantines de Moussorgski, qu'elle a merveilleusement chantées sans parler un mot de russe... 
On retrouve aussi au fil des chapitres de nombreuses anecdotes ou remarques qui composent une véritable physiologie du chant, précise (parfois jusqu'à la trivialité), instructive, mais aussi très drôle et très enjouée. Avec la franchise et le franc-parler que lui permettent son caractère bien trempé, et sans doute également son âge, qu'elle ne cache pas (quatre-vingts ans), elle raconte ses collaborations avec les plus grands chefs d'orchestre du siècle dernier, qui l'ont pratiquement tous dirigée (le récit de sa rencontre avec Karajan est particulièrement savoureux), et ses relations avec ses collègues chanteurs (la liste est bien sûr très prestigieuse : Callas, Stich-Randall, Sutherland, Schwarzkopf, Della Casa, Price (Margaret), Freni, Ricciarelli, Alva, Kraus, Vickers, Domingo, Fischer-Dieskau, Christoff, Gobbi, Prey, Van Dam, Raimondi ; il n'y manque finalement que sa compatriote Caballé, dont le nom n'est pas cité une seule fois dans tout le livre...). 
Pour donner une idée du ton spontané et frondeur de ces entretiens, je citerai ici quelques extraits du chapitre consacré aux metteurs en scène (en espérant que Berganza n'ait pas l'idée de se rendre cet été à Aix-en-Provence pour y voir le Don Giovanni que met en scène Dmitri Tcherniakov...) :

« Quand on voit du vrai théâtre, on se sent plus riche. L'opéra a souffert de conventions idiotes. Combien de fois avons-nous vu la soprano toucher ses yeux en chantant «Pleurez, mes yeux» ou le ténor chanter «Mon cœur» la main sur le cœur ! Et ces duettos bécassons où le ténor prend systématiquement la soprano par l'épaule. Dans Carmen, Luis Lima terminait l'air de la Fleur le dos au public et la salle était électrisée.

Par réaction à une fausse tradition, à des mises en scène de patronage, un nouveau courant est venu d’Allemagne et s’est malheureusement répandu en Europe. Des Traviata à bicyclette, une Tosca en bikini, des Mozart «dépoussiérés» ont envahi la scène. Pour se faire un nom, des metteurs en scène ont calqué leurs obsessions sexuelles sur des chefs-d’œuvre. 

On nous a menti en prétendant qu’il fallait intéresser les jeunes à l’opéra. Mais les jeunes ne sont pas si bêtes. Ils veulent la vérité du théâtre. Or Fidelio dans un camp de concentration ou Don Carlos dans un bordel ou une pissotière, ce n’est pas la vérité. C’est la mode. Et les critiques se sont faits piéger : ils ont écrit des pages entières pour décrire la mise en scène, la discuter, l'expliquer en terminant leur article sur trois lignes pour dire que le chef d’orchestre n’était pas mal, que la soprano avait des aigus comme ci ou la basse des graves comme ça. 

Ces metteurs en scène, on devrait les mettre en prison. Vous trouvez que j’exagère ? Que se passerait-il si l’on barbouillait un Tintoret ou si l’on recouvrait Notre-Dame de graffitis ? Dénaturer un chef-d’œuvre est un crime. Que ces metteurs en scène s’occupent d’art contemporain, qu’ils fassent leurs propres installations, leurs propres créations, mais qu’ils cessent de polluer l’histoire de l’art. Rabaisser Mozart à une simple histoire de coucherie, c’est de la profanation. Quelquefois, ces tristes sires, ces faux intellectuels, ces faux artistes ne se contentent pas de travestir la Joconde en Che Guevara, ils changent la musique! Je me souviens d’un Così fan tutte à Madrid où l’on avait remplacé le chœur Bella vita militar par l’Internationale. Comment le chef d’orchestre a-t-il pu tolérer cela ? Je suis sorti en colère, après l’entracte, en hurlant que c’était «una mierda». La presse espagnole a relaté l’incident sans prendre parti. Comment un critique peut-il avoir aussi peu d’exigence ? Maria Callas aurait-elle toléré cela ? Non, elle aurait dévoré le théâtre tout cru !




[...] À Clermont-Ferrand, j’ai préparé les chanteurs en vue d’un Don Giovanni mais je suis entré en conflit avec le metteur en scène. Il avait eu l’idée «géniale» de transformer Donna Elvira en nymphomane. Dans l’air du Catalogue, apprenant toutes les conquêtes de l’homme qu’elle épousait, elle se traînait par terre en se touchant les seins et le sexe. Mais comment peut-on avoir des idées aussi stupides ! Elvire est une grande dame de Castille de la plus haute noblesse qui part retrouver son mari à Séville parce qu’elle est amoureuse, abandonnée et désespérée ! Vous imaginez-vous ce que cela représente pour une aristocrate de son rang de traverser toute l'Espagne par les chemins chaotiques de l'époque, dans la poussière et à la merci des brigands ? C'est un acte de courage et d'amour incroyable. Elvire est une femme passionnée. Et on en fait une chienne en chaleur ! Quelle drôle de vision de la femme ! Ont-ils si peur des femmes tous ces metteurs en scène obsédés par le sexe et probablement frustrés ? Qu’ils aillent assouvir leurs fantasmes dans les lupanars et qu’ils laissent  Mozart en paix ! »

Teresa Berganza (avec Olivier Bellamy) Un monde habité par le chant  Éditions Buchet-Chastel, 2013







Duérmete, niño, duerme, 
Duerme, mi alma, 
Duérmete, lucerito 
De la mañana. 
Nanita, nana, 
Nanita, nana. 
Duérmete, lucerito
 De la mañana.