Le texte que l'on va lire ici a été publié dans la revue Cinéforum en 1968, au moment de la sortie française de Prima della Rivoluzione (le film a été projeté en France quatre ans après sa sortie italienne). L'entretien a été repris dans un ouvrage qui vient de paraître en Italie, La mia magnifica ossessione (Garzanti ed.) : c'est cette version-là que j'ai traduite ici. Les propos de Bertolucci sont bien sûr marqués par l'ambiance idéologique de l'époque, avec son insistance sur la thématique marxiste qui est sans doute l'élément le plus daté de l'entretien. Mais on retrouve aussi dans ce texte l'intelligence de Bertolucci, et sa passion pour le cinéma (sa «magnifique obsession», selon le titre du livre qui vient de paraître en Italie) qui font que l'essentiel de ce qui est dit reste fort et passionnant. Il y a dans les premiers films de Bertolucci (disons jusqu'à La Stratégie de l'araignée), une force poétique (à laquelle l'influence de son père, Attilio Bertolucci, n'est sans doute pas étrangère), un sens de la métaphore, une ambiguïté des personnages qui dépassent largement l'aspect idéologique du propos, à la différence me semble-t-il des films de Bellocchio de la même époque, beaucoup plus marqués et datés de ce point de vue. Je place à la fin du texte un extrait du documentaire de Jean-André Fieschi Pasolini l'enragé, où l'on peut voir un Bertolucci de vingt-cinq ans témoigner (en français) à propos de son travail auprès de Pasolini sur le tournage d'Accatone. Au passage, on ne peut qu'être frappé par son extraordinaire ressemblance avec Francesco Barilli, le Fabrizio de Prima della Rivoluzione ; j'aime aussi ce moment de l'entretien où Bertoluccci s'interrompt pour dire à Pasolini qui vient d'entrer dans la pièce : «Esci, per favore, non posso parlare davanti a te.» (Sors, je t'en prie, je ne peux pas parler devant toi.)...
La droite et la gauche italiennes ont attaqué Prima della Rivoluzione pour des raisons essentiellement idéologiques. Il s’agissait en fait d’un conflit de générations. Nous faisons partie d’une génération qui est née trop tard pour participer à la Résistance, et trop tôt pour partager l’idéologie beatnik ou tout ce qui lui ressemble. De plus, nous avons découvert la politique dans les années qui marquaient la fin de l’engagement. C’était une période de vacuité, et c’est pour cela que Prima della Rivoluzione est un film ambigu, je n’ai pas peur de le dire. Doublement ambigu, même : sur le plan d’un certain discours politique, mais aussi sur le plan de l’esthétique, du langage cinématographique. Je crois que les cinéastes, et plus spécialement ceux qui sont jeunes et n’ont pas achevé leur formation, ne doivent pas seulement prendre conscience d’eux-mêmes par rapport au monde, à la société et à l’histoire, mais aussi par rapport au cinéma. Il faut s’interroger sans relâche sur ce que représente le cinéma, même s’il est impossible de donner à cette question une réponse dogmatique. Ce qui est merveilleux lorsque l’on voit un film, c’est de découvrir «le cinéma» à travers ce film.
Dans Prima della Rivoluzione, j’ai voulu décrire un personnage de vaincu, d’impuissant, qui croit être quelque chose alors qu’il n’est rien. À un autre niveau, Fabrice, c’est moi, comme je suis aussi Gina, Puck, ou Cesare. Il y a un lien d’affection qui m’attache à ces personnages, c’est une chose qui m’a sauté aux yeux quand j’ai revu le film deux ans après l’avoir tourné. D’autre part, un metteur en scène aime toujours ses personnages. Si je devais faire un film avec des personnages vraiment négatifs, je ne sais pas très bien comment j’assumerais cela. Fabrizio représente l’impossibilité pour un bourgeois d’être marxiste. Il cristallise ce qui m’effrayait quand je tournais le film : l’impossibilité pour moi d’être un marxiste bourgeois.
C’est un problème que je n’ai pas encore résolu : la seule façon d’être marxiste, pour moi, c’est d’adhérer au dynamisme, à l’incroyable vitalité du prolétariat, du peuple, qui est la seule force révolutionnaire qui existe au monde. Je me place derrière ce mouvement et je me laisse porter, pour ne pas être poussé trop en avant. Il faut dire aussi que mon discours était volontairement ambigu : il est important de regarder en face sa propre ambiguïté et de chercher à la dépasser. Je suis double parce que je suis un bourgeois, comme Fabrice dans le film, et je fais des films pour éloigner des dangers, des peurs qui m’habitent : peur de la faiblesse, de la lâcheté. Je viens d’une bourgeoisie terrible parce qu’elle est très rusée ; elle a tout prévu et accueille à bras ouverts le réalisme et le communisme. Mais cette attitude libérale est évidemment le masque de son hypocrisie. À propos de réalisme, je voudrais dire que ce que je n’aime pas dans le cinéma italien, c’est qu’il n’est pas un cinéma réaliste, mais plutôt naturaliste. Ceci est à l’origine d’un grand malentendu : on s’obstine à appeler « réalisme» ce qui n’en est qu’une caricature. Le cinéma de Godard, par exemple, est réaliste. Et en Italie, le seul grand réaliste est Rossellini.
Dans Prima della Rivoluzione, il y a à la fois du courage et de la complaisance : du courage parce que le film est une sorte d’exorcisme par lequel je m’efforçais de couper les ponts avec mon enfance et mon adolescence ; complaisance parce que cette rupture volontaire n’allait pas sans quelque regret. J’avais vingt trois ans et je n’avais jamais connu la «douceur de vivre». C’est pour cela que j’ai mis en épigraphe la phrase de Talleyrand. J’avais d’abord l’intention de placer la phrase à la fin du film, parce qu’elle aurait eu un sens très fort à la suite de tout ce qui était advenu. Mais ce sens aurait peut-être été trop fort, justement, et j’ai préféré mettre la citation au début, comme pour annoncer la couleur et le ton du film.
J’ai toujours été frappé par le fait que l’on se rappelle davantage la lumière des films que l’on a aimés, plutôt que leur contenu, l’histoire qu’ils racontent. Il y a ainsi une lumière de Voyage en Italie, qui n’est pas la lumière conventionnelle du Sud italien, comme l’est par exemple celle de Salvatore Giuliano, mais une lumière absolument «inventée». Et il y a aussi une lumière d'À bout de souffle, laquelle, selon moi, restera la lumière la plus caractéristique des années Soixante. Peut-être y a-t-il aussi une lumière de Prima della Rivoluzione.
Mon film s’inscrit dans le sillage de Stendhal. Surtout parce que la Parme qu’il évoque est une ville rêvée. Ses descriptions ne sont pas du tout fidèles à la réalité et, dans ses notes de voyage, il dit simplement : «Parme est une ville plutôt plate.», avant de passer aussitôt à un autre sujet. Je crois qu’il y a situé l’action de la Chartreuse uniquement en raison de sa passion pour Corrège. D’autre part, comme chacun sait, il n’y a jamais eu de Chartreuse à Parme.
Verdi a lui aussi un rôle bien particulier dans le film. Verdi, qui représentait à la fin du dix-neuvième siècle l’esprit de la révolution, incarne fort bien aujourd’hui celui de la bourgeoisie. La grande scène de l’Opéra, avec la représentation de Macbeth, permet dans le film de montrer un temple de la bourgeoisie, à la fois grandiose et trompeur.
On cherche toujours au cinéma à créer des métaphores, mais cela n’en vaut pas la peine, parce que les métaphores naissent spontanément. Je n’aime pas pour ma part la métaphore «voulue», comme le gros poisson mort que l’on voit à la fin de la Dolce vita.Il n’y a pas besoin d’organiser les choses puisque, à partir du moment où l’on monte les plans d’un film, on voit aussitôt surgir des métaphores. C’est d’ailleurs une chose étrange, parce que le cinéma n’est pas en son essence métaphorique : les images sont absolues, alors que les mots sont métaphoriques. Si l’on écrit le mot «arbre» dans un poème, le lecteur est libre d’imaginer tous les arbres qui existent dans le monde, le mot est le symbole de quelque chose d’autre ; alors que lorsque l’on filme un arbre, c’est seulement cet arbre-ci et pas un autre, il ne peut pas être le symbole d’autres arbres. Ce qui est bizarre dans le cinéma, c’est que le caractère absolu de l’image est aussitôt contredit dès qu’on la fait suivre par une autre image : c’est de cette succession que naît la métaphore. Jusqu’à Prima della Rivoluzione, je croyais que la poésie et le cinéma étaient une seule et même chose. Après, j’ai changé d’avis. Ce que je continue toutefois à penser, c’est que le cinéma est plus proche de la poésie que le théâtre ou le roman. Non pas en raison d’un illusoire langage commun, mais simplement parce que l’on peut avoir, en faisant du cinéma, une grande liberté, la même que celle dont on dispose quand on écrit des poésies. Selon moi, le romancier est beaucoup moins libre.
Je dois tout à mon père : c’est lui qui m’a fait connaître la poésie, non pas en m’enseignant des dogmes ou des théories, mais en me rendant sensible à une sorte de poésie totale de la vie. J’ai commencé à écrire des poèmes à sept ans, pour l’imiter, et j’ai cessé beaucoup plus tard d’en écrire, justement pour ne plus l’imiter, parce qu’il devenait paradoxal que je passe ma vie à imiter mon père. Il était aussi critique cinématographique ; nous habitions à la campagne dans les environs de Parme et deux ou trois fois par semaine, il m’amenait en ville pour y voir des films. C’est ainsi que j’ai connu John Ford et les autres grands auteurs. Il a été pour moi un initiateur, tant dans le domaine du cinéma que dans celui de la poésie.
Les cinéastes que je préfère sont Pasolini et Godard. Je les aime parce qu’ils sont deux grands esprits et deux grands poètes ; c’est justement pour cela que je veux faire des films contre Pasolini et contre Godard, parce que je suis convaincu que pour avancer, il faut nécessairement faire la guerre à ceux que l’on aime le plus.
(Les propos de Bernardo Bertolucci ont été recueillis par Jean-André Fieschi et publiés dans le numéro 73 de la revue Cinéforum (mars 1968). Ils ont été repris en italien dans La mia magnifica ossessione (Garzanti, 2010). Traduction personnelle)
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