Translate

samedi 26 novembre 2011

Souvenirs d'un modèle




Tonuccio Addis avait quinze ans quand il fut le modèle du peintre Brancaleone Cugusi (devenu, par la grâce de Vittorio Sgarbi, Brancaleone da Romana) pour deux de ses tableaux, dont le fameux Jeune homme à l'imperméable. Les séances de pose ont eu lieu à Tempio Pausania, dans le nord de la Sardaigne, en 1940. Soixante-cinq ans plus tard, il se souvient de cette expérience dans un article intitulé Ricordi di un modello, publié dans l'Almanacco gallurese 2005. Je cite ici quelques extraits de cet article, dans une traduction personnelle (les passages entre crochets sont aussi du traducteur). Tonuccio Addis a également publié la même année un recueil de souvenirs, Una vita in Gallura, aux éditions Magnum (Sassari, 2005).

«Brancaleone installa une sorte d’atelier dans un sous-sol de notre école, mis à sa disposition par le directeur. Je posais, vêtu d’un imperméable, les mains dans les poches, l’air plongé dans mes pensées, presque absent. Il n’y avait dans la pièce que de la lumière artificielle et pour cadrer parfaitement son sujet, dans le respect absolu des proportions, le peintre interposait  entre lui et moi une sorte de grille faite de carreaux d’environ quatre centimètres chacun, délimités par du fil à coudre. Il reportait ensuite cette grille à l’identique sur la toile où il me peignait, en grandeur nature. Au fur et à mesure qu’il peignait son modèle, exactement comme il lui apparaissait à travers ce grillage, il ôtait les fils, puis en effaçait les traces sur la toile. Il avait l’habitude de préparer sur sa palette une grande quantité de couleurs qu’il étalait ensuite sur la toile à l’aide d’une spatule avant de se reculer en un lent ballet silencieux pour observer l’ensemble et procéder à des retouches au pinceau, qu’il avait l’habitude de tenir toujours entre les lèvres. 

Après Le Jeune homme à l’imperméable, il me fit poser pour un second tableau, Jeune homme convalescent ; j’étais assis, vêtu d’une blouse noire, les jambes croisées et les mains posées sur les genoux. Il me dit ensuite qu’il avait décidé de détruire cette seconde toile car il n’en était pas satisfait. [On peut penser que le peintre a ensuite reconsidéré sa décision, puisque, fort heureusement, ce très beau tableau n’a pas été détruit] Nous avons travaillé pendant vingt jours de longues et exténuantes séances de pose, dans une immobilité absolue, qu’il s’efforçait toutefois de rendre moins pénible en parlant d’art, d’histoire, et de tous les lieux qu’il avait visités après ses études. C'était un grand passionné d'art lyrique ; il me racontait des livrets d'opéras et, pour certains d'entre eux, il sifflait même parfaitement les mélodies de ses airs favoris. Je posai pendant tout le temps qui fut nécessaire pour réaliser ces deux tableaux, à la différence d'autres modèles dont il limitait au minimum les séances de pose, utilisant plus largement leurs photographies. Il m’avait confié qu’il était atteint de tuberculose, ce qui l’obligeait à travailler sans relâche pour être sûr de mener à bien tous ses ambitieux projets. (...)




Après ce bref séjour à Tempio Pausania [ville du nord de la Sardaigne, en Gallura, près d'Olbia], il repartit sur le continent où il continua à peindre, attirant l’attention des critiques les plus influents, certains parlant même de lui comme d’un «nouveau Caravage» [Tonuccio Addis se laisse sans doute emporter ici par un enthousiasme rétrospectif ; en fait, les jugements portés de son vivant sur l’œuvre de Brancaleone n'ont jamais été aussi louangeurs...]. Nous restâmes en contact, et il m’adressa plusieurs cartes postales, en me demandant à chaque fois de les détruire une fois que je les avais lues. Il me fit aussi cette recommandation au dos de la photographie qu'il avait prise du tableau qui me représentait ; cette fois-ci, toutefois, je décidai de la conserver, et ce fut le seul souvenir tangible qui me resta d’un ami si cher. La guerre faisait désormais rage, et la communication avec le continent devenait toujours plus difficile. Il y eut une longue période de silence, et j’appris à la fin de la guerre que, vaincu par un mal devenu incurable, il était mort en 1942. Depuis lors, je ne sus plus rien de mon ami Brancaleone, et je continuai à vivre dans le souvenir de cette expérience, vécue comme un rêve qui peu à peu s’évanouissait.»

En 2004, Tonuccio Addis apprend par la presse qu’une exposition des œuvres de Brancaleone a lieu à Cagliari, et il s’y rend aussitôt avec toute sa famille, heureux de demander à l’entrée si l’on a éventuellement prévu une réduction pour le modèle du plus célèbre tableau de Brancaleone... Une photographie le montre, souriant et un peu ébahi, tandis qu’il reprend la même pose, soixante-cinq ans plus tard, à côté du Jeune homme à l’imperméable






 Tableaux de Brancaleone : en haut, Giovane con l'impermeabile

an centre, Giovane convalescente

Source de la photographie de Tonuccio Addis : Almanacco gallurese 2005


vendredi 25 novembre 2011

Le Jeune homme à l'imperméable (Il Giovane con l'impermeabile)




Dans le dernier ouvrage qu'il vient de faire paraître chez Bompiani, Viaggio sentimentale nell'Italia dei desideri, Vittorio Sgarbi consacre quelques pages (p.214-220) au peintre sarde Brancaleone Cugusi da Romana. J'ai traduit ici un passage dans lequel il analyse l'un des tableaux les plus célèbres de Brancaleone, Le Jeune homme à l'imperméable :

Toute l’œuvre du peintre sarde Brancaleone Cugusi da Romana est en réalité la reproduction de photographies. Ce jugement ne doit toutefois pas être entendu dans un sens négatif. Il correspond plutôt à la volonté de l’artiste d’opérer une séparation, une distance avec les sujets qu’il représente pour faire émerger leur être, comme s’il s’agissait d’intrus. "Intrus" parce qu’ils sont les spectateurs de quelque chose qui se situe à l’extérieur du cadre et, en même temps, en eux-mêmes, dans une position latérale. C’est la même intuition qu’avait eue Léonard de Vinci quand il a peint La Dame à l’hermine. Rappelons-nous de ce chef d’œuvre. Il est très différent de La Joconde, qui nous regarde de façon moqueuse et presque racoleuse. Son regard semble aller à la rencontre du spectateur. C’est la femme de tout le monde ; et elle l’est non seulement parce que c’est ce que le tableau nous suggère, mais aussi parce que l’œuvre est devenue universellement célèbre. Outre le fait que le tableau est moins connu, La Dame à l’hermine a une autre caractéristique : elle ne nous regarde pas. Elle nous ignore, elle regarde ailleurs. Elle nous exclut de son regard parce qu’elle ne veut pas nous appartenir. Elle regarde une seule personne, située dans une autre direction. Il existe d’ailleurs peut-être de ce tableau un correspondant masculin ; il s’agissait probablement d’un diptyque matrimonial, où la femme regardait un amant aujourd’hui disparu. Ainsi nous reviennent en mémoire tous ces tableaux si singuliers, si fascinants, dans lesquels le personnage ne nous toise pas, mais détourne de nous son regard. La Dame à l’hermine ne regarde qu’une seule personne : les autres l’indiffèrent.

Voici donc le vrai modèle, la vraie raison, inconsciente peut-être chez Brancaleone, qui fait que plusieurs de ses personnages ne prennent pas la pose pour nous. Ils ne sont pas des personnages liés à notre propre existence, mais plutôt les spectateurs d’un spectacle situé hors du cadre. Toutefois, Brancaleone ne manque pas dans plusieurs de ses œuvres de décliner l’effronterie du personnage de ce qui est peut-être son plus beau tableau : Le Jeune homme à l’imperméable. Le garçon sourit et nous regarde comme en 1941 il a regardé Brancaleone Cugusi : c’est vraiment lui. C’est lui aussi dans Le Jeune homme convalescent, avec le même regard un peu ténébreux, un peu mystérieux, un peu mélancolique. Un jeune homme romantique, un jeune poète, qui a même récemment écrit un livre de souvenirs dans lequel il se souvient de ces séances de pose pour le grand peintre. Avec ce tableau, Cugusi lui a élevé un monument ; le modèle a accepté que ce monument soit réalisé à partir de son élégante silhouette, mais c’est l’artiste qui l’a sublimé. Ce tableau pourrait d’ailleurs être la couverture de ce très beau roman qu’est L’Etranger de Camus, ou encore rappeler l’Humphrey Bogart de Casablanca, un film de ces mêmes années. Le Jeune homme à l’imperméable est une icône de notre temps, à tel point que lorsque Giorgio Nicodemi, grand critique aujourd’hui oublié, dut choisir un tableau de Brancaleone pour la Galerie d’Art contemporain de Milan, c’est celui-ci qu’il décida d’acheter. La transaction eut lieu en 1942, l’année de la mort de Cugusi. Ce fut en fait une double tragédie : parce qu’il est mort jeune, à trente-neuf ans, et parce que la mort le faucha dans l'un des plus tristes moments historiques que connut l’Italie. Ainsi, il fut très vite oublié. Il est tombé malade pendant la guerre, et la maladie l’a emporté sans que plus personne ne se soucie de lui : une telle indifférence est bien difficile à concevoir aujourd’hui. En 1941, en peignant ce jeune dandy, cet existentialiste italien, le jeune homme à l’imperméable, Brancaleone évoque le thème de la solitude, de la Nausée, des Indifférents. C’est justement dans cette dimension existentielle que se situe sa personnalité : elle nous permet aujourd’hui de lui rendre sa place dans l’histoire de l’art. Brancaleone, en effet, n’est pas seulement un grand peintre sarde ; il est aussi un grand peintre italien. Sa figure manquait aux travaux des spécialistes : nous ne pourrons plus considérer l’histoire de l’art du vingtième siècle sans y insérer, entre 1936 et 1942, les pièces essentielles que constituent ses tableaux.

Vittorio Sgarbi Viaggio sentimentale nell'Italia dei desideri Bompiani ed. (2010) (Traduction personnelle)





Toujours le même imperméable, dans deux autres tableaux de Brancaleone : Ragazzo, et, plus bas, Giovane vinto dalla vita :






Autoritratto


On peut lire ici le texte de Vittorio Sgarbi en italien.

jeudi 24 novembre 2011

Il Cielo in una stanza (Le Ciel dans une chambre)


"Mais c'est plus tôt, le film beaucoup moins avancé, qu'il l'invite à venir avec lui vers les confins de la ville. On marche le long de murs interminables. La lumière est celle du début des années soixante, près des fleuves. Après tout, c'est sa tante. Mais est-ce la même qui dira plus tard combien l'avenue était gaie, dans sa jeunesse à elle, que chaque jour on regardait du haut des murs qui revenait des courts avec qui, que les couples se faisaient, se défaisaient, et que chacun se connaissait ?
"





Gino Paoli canta Il Cielo in una stanza (testo e musica di Gino Paoli (1960))

Quando sei qui con me
questa stanza non ha più pareti
ma alberi,
alberi infiniti,
quando sei qui vicino a me
questo soffitto viola
no, non esiste più.
Io vedo il cielo sopra noi
che restiamo qui
abbandonati
come se non ci fosse più
niente, più niente al mondo.
Suona un’armonica
mi sembra un organo
che vibra per te e per me
su nell’immensità del cielo.
Per te, per me :
nel cielo.

Le Ciel dans une chambre

Quand tu es près de moi,
il n'y a plus de murs dans cette chambre
mais des arbres,
des arbres dont on ne voit pas la cime,
quand tu es près de moi
ce plafond violet
n'existe plus.
Je vois le le ciel au-dessus de nous,
qui sommes là,
abandonnés,
comme si plus rien n'existait
dans ce monde.
Quelqu'un joue de l'harmonica
et on dirait un orgue
qui résonne pour toi et pour moi,
là-haut dans l'immensité du ciel.
Pour toi et pour moi :
dans l'immensité du ciel.

(Traduction personnelle)

Pour la petite histoire, et selon les dires de l'auteur lui-même, la chambre dont il est question dans cette chanson est celle d'un bordel de Gênes (d'où le plafond violet), et elle a été écrite pour une prostituée qui travaillait dans ce bordel...





Source de la vidéo : Site YouTube

dimanche 20 novembre 2011

Pietà





 SUR UNE PIETÀ DE TINTORET 

Jamais douleur
Ne fut plus élégante dans ces grilles
Noires que dévora le soleil. Et jamais
Élégance ne fut cause plus spirituelle,
Un feu double, debout sur les grilles du soir.

Ici,
Un grand espoir fut peintre. Oh, qui est plus réel
Du chagrin désirant ou de l'image peinte ?
Le désir déchira le voile de l'image,
L'image donna vie à l'exsangue désir.

Yves Bonnefoy Pierre écrite Éditions Gallimard, 1965 


SU UNA PIETÀ DEL TINTORETTO

Mai dolore
Fu più elegante nelle grate
Nere, divorate dal sole. E mai
Eleganza fu cagione più spirituale,
Duplice fuoco, alto sulle grate della sera.

Qui,
Una grande speranza fu pittore. Chi più reale,
L'affanno desiderante o la dipinta immagine ?
Il desiderio lacerò il velo del'immagine,
L'immagine diede vita all'esangue desiderio.

Traduzione : Diana Grange Fiori 



Image : Jacopo Robusti, il Tintoretto, Pietà, 1563, Pinacoteca di Brera, Milano

jeudi 17 novembre 2011

Là-bas (Laggiù)


«Il n'y a qu'un froid, le froid. Tous ceux qui ont froid sont ensemble. Tous ceux qui ont faim, tous ceux qui sont amoureux, tous ceux qui ont peur : tous dans le même bateau.» 






À la voix de Kathleen Ferrier

Toute douceur toute ironie se ressemblaient
Pour un adieu de cristal et de brume,
Les coups profonds du fer faisaient presque silence,
La lumière du glaive s'était voilée.

Je célèbre la voix mêlée de couleur grise
Qui hésite aux lointains du chant qui s'est perdu
Comme si au delà de toute forme pure
Tremblât un autre chant et le seul absolu.

Ô lumière et néant de la lumière, ô larmes
Souriantes plus haut que l'angoisse ou l'espoir,
Ô cygne, lieu réel dans l'irréelle eau sombre,
Ô source, quand ce fut profondément le soir !

Il semble que tu connaisses les deux rives,
L'extrême joie et l'extrême douleur.
Là-bas, parmi ces roseaux gris dans la lumière,
Il semble que tu puises de l'éternel.

Yves Bonnefoy  Hier régnant désert, Gallimard, 1958






Alla voce di Kathleen Ferrier

Ogni dolcezza ogni ironia riunite
Per un addio di cristallo e di nebbia,
I cupi tonfi del ferro s'attutivano
La luce della spada era velata.

Celebro la voce screziata di grigio
Esitante ai confini del canto smarrito
Come se di là da ogni forma pura
Solo assoluto tremasse un altro canto.

Oh luce e niente della luce, lacrime
Più alto sorridenti che angoscia o speranza,
Oh cigno, luogo reale nell'irreale acqua oscura,
Oh fonte, quando fu profondamente sera !

Sembra che tu conosca le due rive,
L'estrema gioia e l'estremo dolore.
Laggiù, fra grigi canneti nella luce,
Tu attingi, sembra, all'eterno.

Traduzione : Diana Grange Fiori






Images : en haut, Renaud Camus (Site Flickr)

en bas, Site Flickr



mercredi 16 novembre 2011

Les Yeux du sphinx




UNE PIERRE


Longtemps dura l'enfance au mur sombre et je fus
La conscience d'hiver ; qui se pencha
Tristement, fortement, sur une image,
Amèrement, sur le reflet d'un autre jour.

N'ayant rien désiré
Plus que de contribuer à mêler deux lumières,
Ô mémoire, je fus
Dans son vaisseau de verre l'huile diurne
Criant son âme rouge au ciel des longues pluies.

Qu'aurai-je aimé ? L'écume de la mer
Au-dessus de Trieste, quand le gris
De la mer de Trieste éblouissait
Les yeux du sphinx déchirable des rives.

Yves Bonnefoy Poèmes, Pierre écrite (Poésie / Gallimard)



UNA PIETRA


A lungo durò l'infanzia dal muro opaco e fui
La coscienza d'inverno, china
Intensamente, tristemente, su un immagine,
Amaramente, sul riflesso di un altro giorno.

Non chiedendo nulla 
Di più che contribuire all'unione di due luci,
Oh memoria, io fui
Nel vasello di vetro l'olio diurno
Urlante l'anima rossa al cielo delle lunghe piogge.

Che avrò amato ? La schiuma del mare
Alta su Trieste, quando il perlaceo
Del mare di Trieste abbacinava
Gli occhi alla sfinge illusoria delle rive.

Traduzione : Diana Grange Fiori






 

Images : en haut, Site Flickr

en bas, Gabriele Cralli (Site Flickr)

samedi 12 novembre 2011

Alba (Aube)





Il cielo ecco appena si colora
di rosa,
a un piccolo frastuono
e s'aprono su in alto
nel muro di grigio prezioso
due piccole imposte
scolorite dalla pioggia e dal tempo.
Ho visto un braccio
rosa fiorente
e la dolcezza della vita
non è ancora sciupata.
Un passo lento
lungo il canale lento
un fruscio
nell'acqua verde
e l'antico desiderio ardente
di partire, di morire.

Filippo De Pisis Poesie Ed. Garzanti, 2003

Voilà, le ciel se colore à peine 
de rose,
un bref vacarme
et s'ouvrent tout en haut
dans le mur d'un gris précieux
deux petits volets
décolorés par la pluie et le temps.
J'ai vu un bras
d'un rose pimpant
et la douceur de la vie
n'est pas encore gâchée.
Un pas lent
le long du lent canal
un bruissement
dans l'eau verte
et l'ancien désir ardent
de partir, de mourir.

(Traduction personnelle)










Images : en haut, Site Flickr

en bas, pour les trois photographies : Site Flickr

vendredi 4 novembre 2011

Chants de l'aube


"L'alba vinceva l'ora mattutina"



 



«Piero est par excellence – et plus encore que Fra Angelico – le peintre de l'Annonciation, c'est à dire le peintre de l'aube. Innombrables et magnifiques sont les anges dans cette œuvre. L'ange est le corps photophore, le porteur d'aube. Les peintures religieuses de Piero sont des laudes, des prières pour faire revenir l'aube.»

Jean-Paul Marcheschi Piero della Francesca, Lieu clair Editions Art 3, 2011























Œuvres de Piero della Francesca, de haut en bas :  

Le Songe de Constantin (détail, Arezzo), Tête d'ange (Arezzo), Le Baptême du Christ (détail, National Gallery, Londres), L'Annonciation (détail, Arezzo), La Nativité (détail, National Gallery, Londres), La Madonna del Parto (détail, Monterchi), Retable Montefeltro (détails, Milan), Le Baptême du Christ (détail, National Gallery, Londres)


Œuvre de Jean-Paul Marcheschi, tout en bas :

La Promeneuse de l'aube


 


jeudi 3 novembre 2011

L'écorchement




"lungo la proda del bollor vermiglio"





Je cite ici un autre extrait des magnifiques Notes d'un peintre de Jean-Paul Marcheschi, dont je recommande vivement le lecture (on peut se procurer sur ce site les deux ouvrages qui viennent de paraître). Ici, il est question du Marsyas du Titien, et l'on sait que ce tableau est très important dans l’œuvre de Marcheschi, puisqu'il a lui-même réalisé un très impressionnant Marsyas, que l'on peut voir au château de Plieux (il est reproduit au bas de ce message) :

«Lorsque la nuit se déchire, un fond strident, apeuré et sanglant, réapparaît. Ce fond-là, l'avons-nous jamais quitté ? Le peintre pense avec le corps, son étendue, sa pesanteur. Là, dans ces profondeurs inaccessibles à la vue, vit et respire le corps inimaginable. En cette "conscience qui se projette" entrent les liquides, les matières, les organes et leurs parties les plus secrètes. Sur ces rivages que peu d'entre nous approchent, se fabrique la pensée des peintres. C'est en de tels lieux – lieux rouges, abrupts, flamboyants – que le vieux Titien a accosté dans l'étonnant Marsyas de Kromeritz. Tableau terrible – étrangement jubilatoire – où le corps renversé du silène que l'on écorche est placé au tout premier plan. Son fils bien-aimé vient de mourir de la peste qui, en cette année 1576, ravage Venise. Théâtre cruel que cette œuvre ultime, jusque dans ce détail du chien en contrebas venant laper le sang versé sur le sol. Là, comme dans la Pietà de l'Accademia, le Titien debout, muré dans sa caverne, ce temps retrouvé des peintres, a rétabli la paroi, et c'est aux doigts qu'il peint désormais. La facture du Marsyas est étrange. Œuvre fiévreuse, sauvage, dansante où le style somptueux de la première manière est détruit. Ce n'est plus seulement un corps que l'on peint, c'est la peinture qu'on écorche. Peau noire, épaisse de la toile, matière labourée, tendue, pantelante, où brillent çà et là des rouges lie-de-vin, des roses pâles, des verts bronze, des filets d'écarlate. L'ignoble tégument, ce parchemin de chair écartelée, disséquée, ce corps à la fois misérable et splendide, devient l'emblème de la peinture. Dans ce prestigieux lignage, tous les écorchés de l'art – des bœufs de Rembrandt aux sangliers de Fautrier, jusqu'aux matières hérissées et rugueuses d'Eugène Leroy – iront s'engouffrer. La mort impose soudain au peintre que le code – et ce qu'il doit au siècle – tombe. Une no style position (chère à De Kooning) semble l'emporter. D'ailleurs, le Titien est là, immobile dans la forêt de sang. Sous les traits du roi Midas, il se tient, à la droite du tableau et, s'il adopte la pose du penseur, il n'a d'yeux que pour l'écorchement.»

Jean-Paul Marcheschi Pontormo Rosso Greco, La déposition des corps Editions Art 3, Nantes, 2011









mardi 1 novembre 2011

La lucertola di Casarola (Le lézard de Casarola)



 


«Come gli steli dei papaveri di un frammento escluso dal romanzo in versi [La Camera da letto] (ora in Viaggio d'inverno), rinascenti ogni mattina dagli strappi dei bambini, così la lucertola appenninica, ricca di cunicoli in cui nascondersi per tornare, di sortilegi per riemergere dalle proprie ferite, racchiude in sé la forza di ciò che dura e durerà per sempre, attraverso e oltre tutti i dubbi e i dolori della vita – e la poesia che in essa si cerca e riflette. Qui sta il punto d'approdo del cammino : questa è la fede ultima del poeta, questa la sua "luce vera" mentre sta per avvolgerlo l'ombra senza scampo. Come Henry David Thoreau, anch'egli potrebbe ormai dire : "Credo nella foresta, e nel campo, e nella notte in cui cresce il grano."»

Paolo Lagazzi La casa del poeta, Ed. Garzanti, 2008







A Fabien Gerard


Dovrei chiedere aiuto a Marianne Moore
o all'Abate Zanella o a Jules Renard
per scrivere, non dei dinosauri di Crichton
e di Spielberg, ma di quelle lucertole
che a quei sauri s'apparentano, con grazia
naturale soggiornando sulle pietre
assolate del portale
di Casarola, facendosi emblema
e stemma vivo
non so se della famiglia o dell'estate.

Ricordo che bambino m'incitavano
a mozzare loro la coda – non temere,
rinasce, non temere – e io a rifiutare caparbio, silenzioso.
«Possibile che non soffrano ?».
Stavo a guardarle
incantato apparire e scomparire e riapparire,
ansioso se una gatta di casa
puntava ad esse in mancanza di topini.

Sciocca felina, ignara
dei cunicoli cui torna, non fugge,
l'abitatrice avanti te e me
di questa verde plaga occidentale.


Attilio Bertolucci La lucertola di Casarola Ed. Garzanti, 1997






 À Fabien Gérard


Je devrais demander de l'aide à Marianne Moore
ou à l'Abbé Zanella ou à Jules Renard
pour écrire, non pas au sujet des dinosaures de Crichton
et de Spielberg, mais de ces lézards
qui à ces sauriens s'apparentent, séjournant
avec leur grâce naturelle sur les pierres
ensoleillées du portail
de Casarola, devenant emblème
et vivantes armoiries de la famille, ou peut-être de l'été.

Je me rappelle que dans mon enfance on m'incitait
à leur couper la queue – ne t'en fais pas,
elle repousse, ne t'en fais pas – et moi je refusais, obstiné et silencieux.
«Est-il possible qu'ils ne souffrent pas ?».
Je restais là à les regarder
enchanté par leurs apparitions, disparitions et réapparitions,
inquiet si l'une de nos chattes
les prenait pour cible à défaut de souris.

Stupide félin, qui ignore tout
des cavités où retourne, et non pas fuit,
celui qui avant toi et moi habitait
cette verte contrée occidentale.

(Traduction personnelle) 





 






Les trois photographies sont de Lara Lori (Site Flickr)