Pendant les années soixante-dix, Pierre Clémenti va tourner de nombreux films en Italie, avec quelques uns des plus grands cinéastes de l’époque (Visconti, Pasolini, Bertolucci, Cavani). Cette brillante période de sa carrière s’achèvera brutalement en 1971, après son arrestation à Rome pour détention et consommation de drogue, qui lui vaudra de passer dix-huit mois dans les prisons romaines, d’abord à Regina Coeli, puis à Rebibbia. Il racontera cette triste expérience – dont on peut dire qu’il ne s’est jamais vraiment remis – dans un livre paru en 1973, Quelques messages personnels (il a été réédité dans la collection Folio en 2005, avec une préface de Balthazar Clémenti, le fils de Pierre). L’ouvrage est surtout un long réquisitoire contre la justice italienne de l’époque, et une dénonciation des conditions d’emprisonnement dans des prisons extrêmement dégradées ; mais on y trouve aussi un témoignage très précieux sur ce qui fut un âge d’or du cinéma italien, ainsi que le montrent les quelques extraits que je cite ici. On remarquera également la modestie de Pierre Clémenti quand il évoque sa participation au Guépard : il interprète dans le film le rôle de Francesco Paolo, l’un des fils du prince Salina, et il est présent dans de nombreuse séquences du film, et pas seulement dans «quelques plans», comme il le dit de façon un peu expéditive...
Je n’avais jamais travaillé avec Fellini, mais je l’avais longuement rencontré quand il préparait le
Satyricon. Il m’avait proposé d’y jouer. J’avais
les cheveux jusqu’aux épaules, alors. Il s’est approché de moi et de ses mains a relevé mes mèches. Il a dégagé mon visage.
– Tu dois montrer tes oreilles. Tu as
les oreilles pointues d’un loup. Il ne faut pas les cacher.
Il me disait que pour lui, un film, c’était d’abord une succession de
visages, un défilé de
têtes. «Je passe des mois, dix heures par jour, à voir des têtes. Je fais paraître des annonces dans les journaux populaires de Rome : Fellini cherche des boulangers, des femmes de ménage, des pêcheurs. Ils viennent, par centaines. Ils passent dans ce bureau, une minute, deux. Je trie les gueules. Le peuple romain a les plus merveilleuses têtes du monde. C’est seulement chez eux qu’on trouve les traits de la vieille race, mêlés, transformés, bouleversés par les croisements, alourdis ou déformés jusqu’à la caricature. Je fais encore des photos de ces têtes, et pendant des heures encore je les compare, je les marie, je construis des scènes entre de seuls visages. Quand j’ai fini, que j’ai choisi ma galerie de portraits, c’est comme si le film était fait. Tout ce qui suit, décors, costumes, dialogues et même le détail de l’action, c’est la conséquence directe de ces visages d’hommes et de femmes du peuple dont je suis tombé amoureux...»
Moi aussi je suis tombé amoureux de Fellini et de sa tête qui ressemble à celle de ses films – mais à ce moment-là de ma vie, je n’étais pas très chaud pour travailler avec lui. Parce que ses tournages, c’est un peu
l’usine – et surtout le
Satyricon, c’était la Fiat, des centaines d’acteurs, des milliers d’ouvriers, de figurants, d’artisans à l’œuvre pendant des mois, une ville entière à construire et à habiter, l’armée, quoi. Je lui ai dit que ça m’embêtait un peu d’entrer dans la marmite, un de plus, que ça ne changerait pas grand-chose s’il prenait à ma place quelque peintre ou maçon aux oreilles pointues, qu’il savait que si j’acceptais ce serait uniquement pour tirer du fric au producteur et qu’il valait donc mieux, si nous voulions que ce soit autre chose, une création commune, attendre des sujets plus calmes. Je crois qu’il m’en a un peu voulu – et pourtant il était là, à la barre, la crinière en bataille.
[Fellini était venu témoigner au procès de Pierre Clémenti]
(...)
J’ai beaucoup d’amour pour les cinéastes italiens, Fellini, Visconti, Pasolini,
Bertolucci, De Sica,
Franco Brocani... Je crois qu’ils sont les héritiers directs de l’esprit de la Renaissance. Ils ont le sens de la beauté et de la finesse, mais ils ne sont pas coupés du peuple. Ils ne se conduisent pas comme une élite, une aristocratie d’artistes qui vivraient en parasites des largesses du système : et pourtant ceux-là sont, comme on dit, «arrivés». je crois qu’ils travaillent vraiment pour les masses populaires italiennes, qu’ils savent mettre leur ancienne et vaste culture au service de la vie.
Pasolini, par exemple, saint Paul à sa façon, se veut le porteur de l’esprit du peuple, il pense qu’il a pour mission d’affranchir le peuple italien des carcans moraux et des règles catholiques qui pendant des siècles l’ont castré, le rendant honteux de son sexe. Alors il a été fouiller dans les racines populaires de la culture italienne, il y a trouvé une grande liberté morale, et par ses films il dit au peuple : «Voilà comme vous étiez. Pourquoi avez-vous changé ? Qu’est-ce que vous voulez tous ? Avoir des femmes, baiser ?» Alors Pasolini peint de grandes fresques érotiques, il fait rouler du cul les plus belles femmes du monde, et c’est comme s’il envoyait à des millions d’amis
des cartes postales un peu porno...
(...)
Voilà presque dix ans que pour la première fois je suis descendu à la
Stazione Termini de Rome, centre vivant du pays, où convergent toutes les routes qui le sillonnent. Et pendant ces dix ans, je crois que j’ai vécu le plus souvent en Italie qu’en France. J’aime ce pays et son peuple, même si je n’ai aucune sympathie pour sa classe dirigeante, complètement pourrie, asservie au profit alors qu’elle traite tous les petits comme des esclaves tout juste bons à suer pour elle. Mais le peuple est grand, fort, en dépit des divisions qu’on entretient en son sein, entre Nord et Sud, d’une région à l’autre, entre villes et campagnes, en dépit de l’oppression séculaire de l’Eglise, en dépit de la longue purge du fascisme. C’est ici que je me sens bien, dans ce royaume des familles et des enfants, sur cette terre de fermentation et de fécondation.
Je traînais à Saint-Germain. J’avais fini par connaître un peu toutes les gloires du quartier. Alain Delon, qui tournait pas mal, savait que j’étais complètement fauché, à la dérive. Un soir, je le rencontre à deux pas du Flore : «Viens, je t’emmène à Rome.
Je tourne avec Visconti, il te trouvera quelque chose, un petit rôle.» J’ai accepté, bien sûr. Je suis parti comme j’étais, en jeans et blouson de cuir. Le lendemain, c’était la fête du soleil.
J’ai vu
Visconti dans son palais, au milieu de sa cour. Il est venu vers moi, m’a pris les mains en riant.
– Pour un blouson noir, tu as des mains de prince...
C’est comme ça que j’ai fait quelques plans dans
Le Guépard, et surtout que j’ai pris goût à l’Italie.
Pierre Clémenti Quelques messages personnels, éditions Folio-Gallimard, 2005