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mercredi 15 décembre 2010

L'Emploi du temps


S'il y a un thème particulièrement récurrent dans l'œuvre de Renaud Camus, et depuis ses premiers livres, c'est bien celui de la préciosité du temps ; on le retrouve dans les différents volumes du Journal – y compris dans le dernier, Kråkmo – mais aussi dans un essai comme La Grande Déculturation (RC définit d'ailleurs la culture comme «la claire conscience de la préciosité du temps»), ou les volumes de chroniques, comme le montre ce passage que j'aime beaucoup, extrait des Notes sur les manières du temps (1985) :

D’une pièce que j’ai lue, enfant, parce que son auteur, Jacinto Benavente, avait eu le prix Nobel et que je recevais une collection des œuvres de tous les lauréats (ô Rudolf Eucken, ô Verner von Heidenstam, et ô Henrik Pontopiddan !), je ne me rappelle que le titre Les Intérêts créés. Mais peut-être n’y a-t-il d’intérêts que créés. Tant de gens n’en ont aucun, pour rien, que ce serait l’une des tâches sociales les plus urgentes, sans doute, que de leur en donner.

D’autres ont le problème contraire. Il leur faudrait des journées de cent heures. Tout choix leur est un déchirement par la pensée de ce qu’ils délaissent. Qu’y a-t-il de plus urgent : lire Archiloque de Paros, téléphoner à X., ou bien aller au Sling ? Ecouter encore une fois le deuxième quatuor de Janacek, ou bien courir chez Templon, avant que se finisse l’exposition de Carl André ? Twombly à Baden ? Jawlensky à Munich ? Les Caravagistes à Naples ? Comment faire ? Avez-vous lu Baruch ? Emmanuel Carrère ? Les Cahiers du comte Kessler ? Amour de Perdition ? Dames d’Auvergne ? Le dernier numéro de Masques ? Le journal ? L’Infini ? Le Traité de la Ponctuation ? Le texte du catalogue Kandinsky ? Verrez-vous L’Illusion Comique ? Avez-vous vu Medea ? Avez-vous vu Lucio Silla ? Ou bien si, Nanterre pour Nanterre, vous vous promettiez plutôt d’apporter des vêtements parmi les bidonvilles ? Qu’avez-vous fait pour Amnesty ? Quand vous occuperez-vous de votre courrier ? Est-il plus opportun, pour l’instant, de répondre à cette femme qui vous écrit si gentiment de Lausanne ou d’écouter Hugues Cuénod dans La Mort de Socrate ? Denis parle du Sida sur Fréquence gaie et Françoise de Gesualdo sur France Culture. Gianni et René montrent leurs toiles à l’Espace Cardin, Yves est à l’hôpital. Philippe voudrait votre avis sur le portrait Empire d’un jeune homme blond, repéré au Louvre des Antiquaires. Oh, pouvoir passer une heure avec J. pour ne parler de rien ! Il faudrait acheter une chemise, des chaussures. Il faudrait aller chez le coiffeur. Quand retournerons-nous en Normandie ? en Armagnac ? en Ombrie ? dans le Magne ? Connaîtrons-nous jamais le Pinde ? et le Pélion ? et la Chalcédoine Cimbrique ? Marcherons-nous dans Zamora, dans Cœur d’Alène ? dans Pithiviers ? Sois sage, ô mon désir, et tiens-toi plus tranquille. J’ai oublié de payer la taxe immobilière ! Est-ce qu’il nous plairait plus, en attendant, de revoir Les Diaboliques, à la télévision, ou bien Michel Rocard à L’Heure de Vérité ? Zut, téléphone ! Et sans compter qu’entre les deux on peut apercevoir, sur la première chaîne, Patrick Dewaere à peu près nu dans Fairbanks. Mais il est bien question de tout ça !

Souvenir d’Huguenin : «Le temps me manque tout le temps.» Malheureusement, j’ai perdu le livre ; à moins que je ne l’aie prêté : c’est la même chose.

Renaud Camus Notes sur les manières du temps P.O.L, 1985




Pour éclairer la référence finale (ou l’étayer), voici quelques passages du Journal de Jean-René Huguenin (Points-Seuil, 1993) proches de ce qu’exprime ici Renaud Camus :

Mardi 14 février [1956]
Tout ce à côté de quoi l’on passe ! Tout ce que l’on ne peut dire ! Que l’on n’a pas le temps de comprendre ! Pas les moyens de faire ! Les millions de vies que l’on pourrait vivre ! Voilà bien des lamentations fausses et inutiles. Je sais, pour ma part, que si je manque quelque chose ce sera de ma faute. Je puis tout découvrir, tout vivre, grâce au cœur, grâce à l’imagination, grâce à l’œuvre. Pour qui est fort, courageux, inspiré, chaque heure est séculaire.
Je me sens une solide et sainte répugnance pour messieurs les «Trop tard».

Mercredi 21 mars [1956] – Un seul mot d’ordre : produire, travailler, créer, produire ! – La terreur de gâcher ma vie est, je crois, le plus profond motif de mes progrès, la raison de mon ardeur au travail, le fouet qui chasse mes faiblesses, et la cause de ce véritable désespoir que j’éprouve lorsque je suis fatigué et que je sens ne rien pouvoir faire de bon – même pas lire, même pas travailler mon économie politique.
L’importance à mes yeux de chaque journée, de chaque minute, le prix que j’attache à ce combat quotidien : exister ! Le terrible remords que j’éprouve à ne rien faire. Non que cela ne m’arrive pas. Loin de là. Mais avec un tel sentiment de gaspillage, la crainte et la honte de perdre du temps précieux, que je suis rarement tranquille lorsque je me détends ou me repose, ou me distrais.
... comme si mes jours étaient comptés... [rappelons que Jean-René Huguenin est mort à vingt-six ans, dans un accident d’automobile, le 22 septembre 1962, six ans après avoir écrit ces lignes.]

Lundi 15 février [1960]
Moins travaillé ces deux derniers jours. Mais aujourd’hui je me sens clair et fort, je serre un cran de plus. Vivre – aller de surprise en surprise, de danger en danger – quand chaque minute est grave, difficile, douloureuse... Comme le temps me manque !

Lundi 2 mai [1960] Je suis de ceux qui ont une vie par jour.

Dimanche 25 mars [1962] Toujours cette impression, dans ma vie, de jongler avec les heures comme un banquier au bord de la faillite. Je sens peser en moi quelque chose d’enfermé, que mon livre seul délivrera. Je donnerais n’importe quoi pour avoir la paix, pour avoir du temps ! Libera nos, Domine !




Images : en haut, Amy Meredith (Site Flickr)

au milieu, Renaud Camus (Site Flickr)

2 commentaires:

  1. Dans le même ordre d'urgence :

    « Je suis ici, sur ce lit, comme un fainéant ; non point qu’il me déplaise d’être un terrible paresseux ; mais je hais de rester longtemps comme ça, quand notre époque est la plus favorable aux trafiquants et aux filous ; moi, à qui il suffit d’un air de violon pour me donner la rage de vivre ; moi qui pourrais me tuer de plaisir ; mourir d’amour pour toutes les femmes ; qui pleure toutes les villes, je suis là, parce que la vie n’a pas de solution. »
    (Arthur Cravan)

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  2. Merci de cette citation fort pertinente, cher ami !

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